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Le retour de l'inflation

Véronique Devise : La crise doit nous amener à renforcer nos liens avec les plus pauvres

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#Le retour de l'inflation Débat

En s’appuyant sur les résultats du rapport annuel du Secours Catholique-Caritas France « À l'épreuve des crises- État de la pauvreté en France », publié le 17 novembre dernier, et du dialogue continu avec les personnes en situation de précarité, Véronique Devise alerte sur l’inquiétante accélération de la fragilisation des ménages exposés à l’inflation -déjà affectés par la pandémie de Covid-19. La présidente du Secours Catholique analyse les répercussions directes de l'inflation sur le quotidien des plus fragiles d'entre nous et appelle chaque partie prenante de la société, le gouvernement et les entreprises, à prendre sa part de "fraternité" par des mesures structurelles concrètes « pour que chacun et chacune en France puisse avoir confiance en l’avenir ». 

Le Secours Catholique-Caritas France compte 60 000 bénévoles qui accueillent près d’un million de personnes chaque année sur tout le territoire (métropole et outre-mer). Cet ancrage social et territorial nous permet d’être les témoins quotidiens des évolutions de la pauvreté, des situations vécues par les personnes que nous accompagnons. Le rapport du Secours Catholique intitulé « État de la pauvreté en France », que l’association publie annuellement depuis plus de 20 ans, présente une photographie de cette pauvreté, et une analyse, à travers ce que vivent les personnes accueillies par le Secours Catholique. C’est une source d’informations indispensable pour documenter et objectiver ce que vivent les personnes que nous recevons. L’autre source précieuse qui nourrit nos actions et nos réflexions, c’est bien entendu le dialogue continu que nous entretenons avec les personnes vivant la pauvreté. C’est ce qui guide notre engagement et nos plaidoyers, nos échanges avec les pouvoirs publics locaux et nationaux.

Les crises actuelles rendent notre engagement au service des plus fragiles comme le renforcement de la solidarité nationale encore plus indispensables.

  • Écouter la parole des personnes en situation de pauvreté

Le Secours Catholique accorde une très grande importance à la parole et à la place des personnes en situation de précarité. Elles ont une expertise sur ce qu’est vraiment la pauvreté qui mérite d’être entendue et reconnue. Et nous faisons tout pour qu’elle le soit, organisant par exemple des rencontres avec les décideurs dès que cela est possible.

D’ailleurs, la première demande des personnes en précarité est d’être écoutées. Car la pauvreté isole, stigmatise, éloigne. Elles rêvent d’être écoutées, d'être considérées (et regardées) comme une personne et non pas d’être stigmatisées comme une liste de problèmes à résoudre. Elles veulent compter pour quelqu’un, être utiles et pouvoir compter sur quelqu’un.

Mais sur qui peuvent-elles compter en ces temps incertains ? Sur nous ? Notre solidarité nationale ? Les personnes en situation de précarité ont vécu ces dernières années une succession de chocs dont il est difficile de se relever. Quand on a si peu pour vivre, la moindre vague fait chavirer le fragile équilibre construit pour survivre. La crise arrivée avec l’apparition du Covid-19 a déjà mis à mal de nombreux ménages vivant avec des revenus précaires. Les personnes aux conditions de vie les plus modestes ont été les plus durement affectées par la crise qu’a engendrée l’épidémie de Covid-19, sur le plan sanitaire comme sur le plan social et économique. La montée de l’inflation depuis un an renforce cette spirale inquiétante et fragilise encore plus les ménages les plus pauvres. Les ménages les plus modestes sont les plus exposés à cette inflation[1]: mères isolées avec leurs enfants, couples avec enfants, hommes seuls, etc.

Comme l’a souligné le CNLE (Conseil National de Lutte contre l’Exclusion)[2], le choc de la pandémie en 2020 a servi de révélateur et d’accélérateur des vulnérabilités de nos sociétés. De nombreuses personnes ont perdu leur emploi, ou ont vu leurs activités informelles suspendues pendant de nombreuses semaines. Les files d’attente devant les lieux de distribution alimentaire se sont allongées.

Et puis l’inflation est arrivée. Ou plus exactement, est revenue, car les plus anciens se souviennent des angoisses liées à la valse des étiquettes. Depuis le second semestre 2021, les prix des denrées alimentaires, et les prix de l’énergie, ont commencé à monter, parfois brutalement. Et en 2022, l’inflation devrait battre des records historiques depuis trente ans. Les prix des produits alimentaires (notamment, les produits de base, pâtes, huile, etc.) augmentent de plus de 10%, pour l’électricité la hausse mensuelle est en moyenne de 20 €, et pour le gaz, c’est plutôt 30 €.

  • Les familles face à des choix impossibles

Dans ces conditions, avec une telle succession de chocs, comment fait-on pour vivre ? « Il y a des besoins vitaux qu’on ne peut pas satisfaire, pour manger, pour se chauffer, pour se soigner parfois. »[3]. La grande pauvreté se vit au rythme des privations quotidiennes, qui font mal au corps comme au cœur. Pour les mères de famille, qui sont le principal public accueilli par notre association, l’enjeu essentiel est de privilégier les enfants, quitte à ne pas garder à manger pour soi-même. Il s’agit ensuite de faire des choix cornéliens dans le cadre de budgets très contraints. Au fur et à mesure que les prix augmentent, se renforce alors la nécessité de se demander «comment je vais faire ? qu’est-ce que je paie en premier ? quelle est la priorité ? ». Cela veut dire devoir faire face à des choix impossibles : manger ou se chauffer, acheter un vêtement ou se soigner, etc. Il faut tout calculer au plus juste, se passer les bons tuyaux sur les promotions dans tel ou tel magasin, s’entraider, renoncer à réparer le lave-linge... Et dire que certains affirment que les pauvres ne savent pas gérer leur argent ! Eh oui, en plus de tous ces tracas, de cette charge mentale, comme on dit aujourd’hui, il faut également faire bonne figure devant les sarcasmes et les préjugés qu’on entend à la télé ou au coin de la rue.

Le revenu médian des personnes accueillies par le Secours Catholique est de 540 €, c’est-à-dire deux fois moins que le seuil de pauvreté à 60% du revenu médian (le seuil de pauvreté communément admis pour l’Union Européenne). À peu près le montant du RSA. Avec une telle somme, on est dans la survie plutôt que dans la belle vie, loin des polémiques sur les écrans plats.

Mais pour bien comprendre les difficultés auxquelles font face les personnes vivant la pauvreté, surtout dans le contexte d’incertitude lié à l’inflation et à la crise actuelle, il faut prendre en compte non seulement les ressources mais également les dépenses. Une fois enlevées à un maigre revenu les dépenses contraintes pré-engagées (loyers, abonnement téléphone, assurances, etc.) ou quasi-incompressibles (charges communes, chauffage, etc.), on obtient le « reste pour vivre », c’est-à-dire ce qui est nécessaire pour acheter à manger, quelques habits, les transports, l’imprévu, etc. Ce reste à vivre est alors très faible, souvent moins de 7 € par jour. Il est même pour certains ménages négatif ! Et chaque jour les prix augmentent. Impossible de s’en sortir sans faire appel à l’entraide et à l’aide alimentaire. Dans un tel cercle vicieux de contraintes, d’inquiétudes et de charge mentale, la peur du lendemain est très présente : comment vais-je finir le mois ? Comment les enfants vont-ils pouvoir manger demain ? Alors, souvent, c’est la santé qui trinque. Le Secours Catholique constate, année après année, que les problèmes de santé ou de handicap augmentent parmi les personnes accueillies.

L’hiver sera terrible pour les familles les plus exposées à ces épreuves. N’ayant aucune marge de manœuvre, elles vont devoir faire face à des privations : couper le chauffage, s’alimenter avec ce qu’on obtient dans les distributions alimentaires, augmenter ses dettes pour payer le loyer... Heureusement que l’entraide est là aussi et que les associations avec leurs milliers de bénévoles font leur possible. Mais, ne laissons pas la chronique d’un drame social annoncé se réaliser.

  • De nécessaires mesures structurelles

On a beau évoquer qu’ici ou là des emplois (souvent durs et mal rémunérés, soyons honnêtes!) sont disponibles, il ne suffit pas de traverser la rue pour les obtenir. Il faut souvent faire de longs trajets (comment ?), envisager de déménager ( je ne trouverai jamais de nouvel appartement!), et savoir qu’à la fin, avec une vie cabossée et un CV à trous, il est  difficile d’obtenir le poste, même si le métier est dit « en tension ».

C’est pourquoi le Secours Catholique demande, qu’au-delà des mesures de soutien –souvent ponctuelles– déjà décidées pour les ménages aux revenus modestes, des mesures plus structurelles soient prises. Tout d’abord, il s’agit de vouloir vivre ensemble dans notre société, en vivant la fraternité plutôt que la stigmatisation des plus pauvres. Le gouvernement a la responsabilité de rassembler et de promouvoir un discours positif sur les plus fragiles d’entre nous qui se battent au quotidien pour faire face aux événements. Nous demandons également le doublement des budgets insertion des départements, afin de faire du droit à l’accompagnement un droit accessible aux plus éloignés de l’emploi, avec un accompagnement qui soit bienveillant et personnalisé. Nous demandons encore de promouvoir des politiques permettant l’accès à un emploi et à un salaire décent. Cela veut dire créer les conditions pour rendre effectif le droit à l’emploi des chômeurs de longue durée.

Les entreprises ont là une responsabilité essentielle. Ce n’est pas seulement aux personnes de s’adapter à l’emploi, c’est aussi à l’emploi de s’adapter aux personnes. Si chaque entreprise privilégiait d’offrir au moins un emploi à un chômeur de longue durée, quitte à l’adapter en conséquence, cela créerait une dynamique vertueuse. Les entreprises ont également, avec les pouvoirs publics, une responsabilité pour faire en sorte de revaloriser les salaires des personnes engagées dans les emplois de services à la personne (avec une prime de compensation pour les horaires éclatés), dans les métiers du soin, de l’accompagnement, dans tous les postes de “première ligne” essentiels au bon fonctionnement de la société.

Enfin, le Secours Catholique demande de relever les minima sociaux dès à présent à hauteur de 40% du revenu médian, et de les réindexer - ainsi que les APL- sur l’inflation (à l’image du Smic). Ces mesures sont essentielles pour que chacun et chacune en France puisse avoir confiance en l’avenir et ne plus avoir « peur du lendemain ».[4]


[1] Pour plus de détails, voir Insee (2022). « Éclairage–Selon leurs dépenses d’énergie etd’alimentation, certaines catégories de ménages sont exposées à une inflation apparentepouvant différer de plus d’un point par rapport à la moyenne ». Note de conjoncture–juin2022 « Guerre et Prix ».

[2] CNLE (2021). La pauvreté démultipliée : Dimensions, processus et réponses. Mai 2021.https://www.cnle.gouv.fr/la-pauvrete-demultipliee-1571.html.

[3] Ces citations sont issues de réflexions menées par un groupe de personnes vivant la pauvreté, dans le Rhône.

[4]Libérer de la « peur du lendemain » était la grande promesse de la création de laSécurité Sociale en France, en 1945.

Véronique Devise est la présidente nationale du Secours Catholique-Caritas France.

Après avoir été présidente de la délégation d’Arras de 2010 à 2016 et, à ce titre, membre du conseil d’administration du Secours Catholique entre 2011 et 2016, Véronique Devise a succédé à Véronique Fayet à la tête du Secours Catholique en juin 2021.

Véronique Devise a construit une carrière professionnelle au service des plus démunis : elle a travaillé auprès des familles du valenciennois frappés par la désindustrialisation de la région avant de rejoindre une caisse de retraite et de bâtir des ponts entre des retraités soucieux de partager leur expérience et des jeunes sans qualification. Elle rejoint ensuite un service de pédiatrie qui accueille des enfants gravement malades. Son rôle est alors d’accompagner les parents dans ces moments difficiles. En quête d’approfondissement de l’accompagnement en fin de vie, elle décide de réaliser un Diplôme Universitaire en soins palliatifs à l’Université Catholique de Lille. Forte de ces expériences, elle crée des formations pour les travailleurs sociaux afin de les sensibiliser aux défis de leur métier, notamment l’écoute des plus précaires et le respect de leur dignité.

Ses engagements professionnels ne l’ont pas empêché d’être très active bénévolement auprès de publics précaires comme les détenus ou les familles connaissant la pauvreté.

Cette nouvelle mission de Présidente nationale sera l’occasion pour elle de combattre les préjugés qui frappent les personnes en situation de pauvreté et de permettre à chacun de prendre sa place dans notre société.

Pour Véronique Devise : « La Révolution fraternelle, elle est là. Il faut expérimenter, tester, tenter, oser. Chacun ne souhaite qu’une chose : être utile. Être reconnu. Avoir une place. Et la rencontre. Car elle seule permet de lutter contre les préjugés. C'est ensemble que nous parviendrons à construire un monde juste et fraternel. »

 

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