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Sociétal - Robert Leblanc

S’il doute que l’expression de leur raison d’être par de nombreuses entreprises fasse naître « un capitalisme radicalement nouveau », le PDG d’AON France estime que ce mouvement peut favoriser une meilleure compréhension de la contribution de ces dernières au bien commun.

Le rapport Notat-Senard puis la loi PACTE ont encouragé les entreprises à exprimer leur raison d’être. La loi prévoit à l’article 1835 du code civil que les statuts d’une entreprise peuvent préciser une raison d’être. Mais le plus souvent les entreprises se sont engagées dans la rédaction de leur raison d’être sans l’inscrire dans leurs statuts.

Certaines entreprises ont considéré l’affichage de leur raison d’être comme un atout de communication et ont très vite produit un texte avec parfois le concours d’agences spécialisées. C’est, me semble-t-il, passer à côté de l’essentiel, la démarche plus que le texte final. Et d’ailleurs, la vie de l’entreprise étant faite de changements incessants, la démarche n’est jamais finie et il ne saurait y avoir de texte final. C’est une bonne raison de ne pas inscrire la raison d’être de l’entreprise dans ses statuts.

S’asseoir et se demander ensemble « Au fond, pourquoi faisons-nous jour après jour ce que nous faisons ? Le monde serait-il le même si notre entreprise n’existait pas ? » est un bon moyen de valoriser le sens de l’action commune, alors que cette question du sens est si importante pour celles et ceux qui entrent dans la vie professionnelle, et pour les autres aussi. Or, beaucoup d’entreprises sont aussi utiles que les associations et les ONG, mais le profit dont la nécessité est mal comprise gêne certaines âmes.

 

Réfléchir à l’utilité de l’entreprise, de ses produits et de son action est un levier extraordinaire pour s’ajuster collectivement à des enjeux qui évoluent très vite.

 

Les entreprises sont utiles par les biens ou services qu’elles produisent, mais aussi par les emplois qu’elles créent, par la formation et le lien social qu’elles apportent à leurs salariés, par leur capacité d’innover et de répondre aux défis du monde. L’arrêt autoritaire des économies en réponse à la crise sanitaire, avec la distinction entre ce que les pouvoirs publics ont considéré essentiel ou non essentiel, a posé de manière abrupte et douloureuse la question de l’utilité des productions et, de manière induite, du sens du travail de beaucoup de personnes.

Réfléchir à l’utilité de l’entreprise, de ses produits et de son action est un levier extraordinaire pour s’ajuster collectivement à des enjeux qui évoluent très vite. On a vu La Poste se reconvertir avec la chute du courrier traditionnel.

Le Groupe ADP, de son côté, a pris conscience que sa raison d’être était plus attachée aux voyageurs qu’aux compagnies aériennes. La formulation d’une raison d’être qui résulte de cette réflexion n’en est qu’une retombée, à côté d’autres plus importantes comme une évolution de l’offre, de l’organisation interne, des méthodes ou des outils.

Alors, qui doit être impliqué dans cette réflexion sur la raison d’être de l’entreprise ? Quel que soit le processus retenu, je crois qu’il doit associer l’ensemble des équipes. Chaque collaborateur est concerné et doit pouvoir contribuer à l’exercice.

 

Les entreprises sont utiles par les biens ou services qu’elles produisent, mais aussi par les emplois qu’elles créent, par la formation et le lien social qu’elles apportent à leurs salariés, par leur capacité d’innover et de répondre aux défis du monde.

 

Faut-il qu’un cercle privilégié élabore une première ébauche ou que des cercles transversaux et non hiérarchiques procèdent à un travail d’exploration très ouvert ? C’est selon la culture de chaque entreprise, selon son éventail d’activités, selon les possibilités de mettre en oeuvre les méthodes envisagées… Et les élus du personnel sont un relais qui mérite en tant que tel d’être associé à la démarche.

Qui d’autre ? Le conseil d’administration évidemment. C’est lui qui, comme l’écrivait il y a vingt-cinq ans le « rapport Viénot », précurseur du code de gouvernance AFEP-Medef, « est et doit demeurer une instance collégiale qui représente collectivement l’ensemble des actionnaires et à qui s’impose l’obligation d’agir en toutes circonstances dans l’intérêt social de l’entreprise », lequel y est défini « comme l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même, c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome, poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun, qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise. »

On relèvera qu’à l’époque les administrateurs représentaient exclusivement les actionnaires et il reste vrai que la nomination des administrateurs fait l’objet d’un vote en assemblée générale, laquelle rassemble les actionnaires et eux seuls. Mais la loi française a depuis des années introduit l’obligation d’une représentation des salariés aux conseils d’administration des entreprises d’une certaine taille. Et la question est parfois posée de la représentation des autres parties prenantes. Je ne crois pas qu’il y ait de norme commune possible. Dans un métier comme le mien, le courtage d’assurance, je n’imagine pas qu’un client siège au conseil d’administration, sauf à me couper de la possibilité de travailler pour ses concurrents. J’ai entendu par contre le président de Veolia évoquer cette possibilité, mais les collectivités publiques clientes ne sont pas en concurrence les unes avec les autres.

 

La réussite de l’entreprise passe par une dynamique qui associe les ressources de différentes natures et vise à satisfaire toutes les parties prenantes.

 

Associer des parties prenantes à l’expression de la raison d’être de l’entreprise n’est envisageable, me semble-t-il, que pour celles qui, participant au conseil d’administration, sont déjà impliquées dans la défense de l’intérêt social de l’entreprise. La prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux pose la question des organismes défenseurs de ces enjeux ; pour les questions sociales, les syndicats de salariés sont des institutions bien identifiées reconnues par la loi ; pour les questions environnementales ou sociétales, des organisations s’autoproclament parties prenantes, et cela pose la question du cadre formel de leurs relations avec l’entreprise.

Quid des actionnaires ? Ils sont une partie prenante majeure, du moins ceux d’entre eux qui s’inscrivent dans la durée et détiennent une part significative du capital. Aux côtés des salariés qui apportent leur richesse humaine, ils apportent la ressource financière tout aussi indispensable au développement de l’entreprise. Les vocables en vigueur tendent à opposer shareholders et stakeholders ; je crois que cette opposition a de moins en moins de sens et surtout qu’elle ne devrait pas en avoir ; la réussite de l’entreprise passe par une dynamique qui associe les ressources de différentes natures et vise à satisfaire toutes les parties prenantes. L’engagement des grands investisseurs sur des sujets comme le changement climatique les range désormais aux côtés des consommateurs face aux directions d’entreprises et leur rôle devient déterminant d’orientations stratégiques.

Les actionnaires les plus importants ont vocation à être représentés au conseil d’administration ; leur implication dans l’expression de la raison d’être de l’entreprise est donc naturelle. Faut-il présenter la raison d’être en assemblée générale pour associer tous les actionnaires à la démarche ? Cela ne me semble justifié que si la raison d’être s’inscrit dans les statuts.

Quelle est la portée de ce mouvement très large d’expression de leur raison d’être par les entreprises ? J’hésite à croire qu’il nous fasse basculer dans un capitalisme radicalement nouveau, alors que les entreprises bien dirigées intègrent déjà la nécessité, pour se développer durablement, d’assumer leurs responsabilités sociales et environnementales tout en étant rentables. Mais, pour autant que les entreprises soient nombreuses à s’engager dans une réflexion de fond sincère, ce mouvement devrait favoriser une meilleure compréhension par le public du rôle des entreprises et l’acceptation de leur contribution possible, et souvent réelle, au bien commun.

 

À propos de Robert Leblanc

Après des débuts chez Andersen, Robert Leblanc a rejoint la Société des Bourses Françaises, puis la société de bourse Meeschaert Rousselle, filiale d’AXA. Il a été ensuite DG d’AXA Courtage. En 1998, il a rejoint le courtage d’assurance, dirigeant d’abord Siaci, puis AON France dont il est PDG depuis 2009.

Robert Leblanc a présidé le Comité d’Éthique du MEDEF et le mouvement des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens. Il est vice-président de la Fondation Notre Dame, membre du Comité Médicis et administrateur d’Amundi.

Il a écrit Le libéralisme est un humanisme (Albin Michel, 2017).