Ceux qui ont dénigré l’idée de « Raison d’Être » proposée par la loi Pacte ont-ils gagné ? De fait, le dispositif n’a pas fait ses preuves au bout d’un an et d’une trentaine de cas d’application qui n’ont pas convaincu les acteurs économiques et ceux de la société civile qu’on disposait là d’un outil de transformation durable de l’économie, ce pourquoi il a été inventé.
De fait, les démarches publiées ont été faites, soit pour répondre à une injonction ministérielle, soit pour afficher une ligne stratégique plus sociétale, soit pour animer un dialogue interne et à l’extérieur de l’entreprise, jamais inutile, mais même de la part des entreprises qui ont ajouté cette déclaration de foi dans leurs statuts, aucun dirigeant ne s’est senti vraiment engagé par cette copie. La raison tient d’abord au fait que la loi Pacte n’a pas précisé l’objet ni la méthode de la Raison d’Être, contrairement au statut « d’entreprise à mission », bien défini et bien construit, d’où la reconnaissance de sérieux dont il bénéfice.
L’autre raison de cette déception est que faute d’avoir été comprise au-delà d’un cadre déclaratif remettant l’entreprise dans le jeu des attentes de la Société, sur la base de la recommandation du Rapport Notat-Senard qui n’en demandait pas plus, il est vrai, la Raison d’Être n’a pas fait l’objet d’un travail collectif sérieux au sein de la communauté patronale qui cherche plus à se distancier de l’exercice - quand elle ne s’en moque pas. L’idée que le Conseil d’administration puisse avoir une mission sociétale dont il doit rendre compte devant son assemblée générale et devant ses parties prenantes, ne passe pas la barrière d’un libéralisme confortable qui tient à garder le plus longtemps possible son autonomie et qui ne veut surtout pas tirer les conséquences de propos empathiques dans l’air du temps…
Mais voilà, « tout engagement engage », comme le rappellent les juges ; la Raison d’Être, traitée à la légère, deviendra un sujet de controverse, voire un terrain de contentieux sur le niveau d’implication de l’entreprise en Société, alors qu’elle est née pour servir de cadre de dialogue entre les parties concernées, sur lesquelles elles s’engagent contractuellement. Dans le cadre de la transformation de modèles accélérées par l’entrée dans une économie européenne qui veut être plus durable, la Raison d’Être a l’avantage de créer un dispositif de collaboration, qui part du dialogue actionnarial et qui va jusqu’aux partenariats public-privé, permettant de passer un cap, dont la crédibilité repose sur le fait que l’entreprise l’ayant intégré dans ses statuts, elle vise un résultat effectif et une confiance renforcée ; elle ouvre sur trois actes indissociables par-delà l’énoncé général. La Raison d’Être implique qu’on l’assume dans les actes stratégiques, d’acquisition, de vente d’actifs, d’investissements significatifs car elle vise à prendre ces décisions en cohérence avec l’intérêt de toutes les parties prenantes. Deuxième conséquence importante et non la moindre, elle conduit à se pencher sur l’évolution de la répartition de la valeur dans le temps car c’est là que se mesure la réalité de l’attention portée aux clients et pas seulement aux actionnaires, aux salariés bien-sûr mais aussi à la Société dans son ensemble ; le taux de fiscalité assumé traduit ce dernier point, notamment. Et enfin, lors de l’évaluation annuelle que le Conseil fait de son rapport à sa Raison d’Être, sur la base d’indicateurs agrégés très simples, il peut considérer l’état des réponses apportées aux sollicitation des parties prenantes concernant les enjeux, de sécurité, d’éthique, de climat et d’inclusion qui justifient la préférence accordée à l’entreprise, ce que l’Institut français des administrateurs a très justement appelé « la création de valeur durable », lequel a voté sa Raison d’Être pour montrer l’exemple.
Les chefs d’entreprise ne doivent pas sous-estimer les enjeux collectifs qui sont devant nous et la réprobation des jeunes générations à l’égard des grands groupes. Ils n’osent pas dire que « leur seul but est de gagner de l’argent », mais font tout pour et sont en train de perdre la confiance de la Société, ce qui avait conduit l’ancien président de Michelin à porter cette réforme. Si on laisse filer ce concept de bonne gouvernance dans un fatras imaginatif où le banal le dispute à la fausse promesse, la Raison d’Être est perdue et l’entreprise restera collée à juste titre dans sa représentation d’une organisation cynique qui fait du chiffre pour elle-même et le reste sous la contrainte… Or nous entrons dans un cycle de transformation des modèles qui aura besoin de toutes les parties prenantes pour passer des périodes agitées. En s’engageant contractuellement, dans une Raison d’Être, on dispose d’un outil qui structure cette fameuse « gouvernance durable » sur lequel Bruxelles prépare un texte ; il explicite le pourquoi et le comment de nos grandes entreprises dans une société européenne qui veut poursuivre le progrès mais au service d’une vraie utilité sociale.
Patrick d’Humières, enseignant Sciences-Po (sustainable business models, président d’Eco-Learn)