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Olivier Lluansi, associé de PwC Stratégy& et Senior Fellow à l’ESCP, dresse le constat implacable d’une situation très dégradée de l’industrie de la France par rapport à ses pairs européens. L’expert reconnu des filières industrielles par ailleurs, ex-délégué aux Territoires d’industrie, appelle à une véritable mobilisation générale pour un plan de renaissance qui passe par la construction d’un narratif partagé autour de l’industrie de notre pays et une série de mesures drastiques. Un enjeu de long terme et de cohérence.

 

« On ne vous lâchera pas ! On ne vous lâchera pas ! » Cette phrase prononcée au nom de la survie de l’industrie a été entendue des dizaines, des centaines de fois. Des belles paroles ! Bien souvent des promesses car dans les faits les délocalisations et les fermetures d’usines se sont enchaînées pendant quarante ans, des territoires désertés, des populations abandonnées… Et un sentiment profond de trahison s’est immiscé dans de trop nombreuses villes qui avaient un destin lié à l’industrie.

La part de l’industrie manufacturière française est la plus faible d’Europe :

  • France 11,2% du PIB
  • Espagne 14,2%
  • Italie 15,8%
  • Zone euro 16,9%
  • Allemagne 22,8%

Source INSEE (2015)

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment a-t-on pu perdre cette partie de notre identité et de notre fierté, malgré notre héritage glorieux d’Eiffel à la fusée Ariane ?

Quels récits pour notre Renaissance industrielle ?

Inutile de blâmer l’un ou l’autre, c’est du passé. Collectivement nous avons embrassé l’idéologie post-industrielle, celle qui voulait que les pays développés puissent se suffire de la conception et de la consommation et faire fi de la production. Grossière erreur ! Invention et fabrication sont indissociables ! Doublement grossière, puisque nous avons aussi et très hypocritement exporté notre pollution en même temps que notre production.

La financiarisation de l’économie, pilotée par ses tableaux à chiffres, a aussi eu son rôle : pas une ligne pour la valeur de ce destin lié qu’ont territoires et industries. La désindustrialisation a été synonyme de faillite économique et donc sociale pour des territoires entiers.

L’emploi industriel représentait presque 40% de la totalité des emplois en 1975 dans les Hauts de France, le Grand Est et la Bourgogne-Franche-Comté.

Sa part en France est passée de 29 % en 1975 à 13% en 2019, induisant la perte de près de 3 millions d’emplois

Source : INSEE

Une fracture de quarante ans, largement sous-estimée, entre deux France

Deux mondes s’affrontent… Deux pensées en contradiction… Comment ne pas entendre résonner ces phrases ? Les uns les appellent des ressources humaines, une autre ressource comme les autres ; les autres leur fierté, leur travail, une partie de leur sens. Les uns parlent de concurrence et de compétitivité ; les autres d’équipes, de transmission, de savoir-faire, voire de compagnonnage. Les uns de déciles et de pouvoir d’achat ; les autres de fin de mois à boucler. Les uns de productivité et de rendement, les autres de l’art et des efforts pour transformer la matière avec de l’énergie …

En fait toutes les valeurs autour de la fierté attachée à l’industrie, aux territoires et à leur savoir-faire, sont très longtemps restées en souffrance, en manque cruel de reconnaissance, prises en otage par l’opposition de ces deux voix, celles de deux France. Seraient-elles devenues presque irréconciliables ?

Le récent consensus autour de l’industrie est paradoxalement fondé sur une image « passéiste et caricaturale »

Si désormais le rôle de l’industrie refait consensus, une colonne vertébrale pour notre économie et pour notre rayonnement, il ne faut pas se leurrer. Celui-ci est trop récent et reste fragile, d’autant plus qu’il est fondé sur une étrangeté : l’industrie véhicule un imaginaire caricatural.

Le mot « industrie » réveille un imaginaire très riche mais négatif, caricatural et passéiste. Trois aspects ressortent fortement :

  • Un important prisme « historique » : la notion d’industrie renvoie immédiatement à un imaginaire « en noir et blanc » avec l’image d’un secteur « vieillissant » terne et peu attractif (pénibilité, saleté).
  • Une dimension « idéologique » : l’industrie donne le sentiment de s’apparenter à une forme très caricaturale de « capitalisme »,
  • Une société très hiérarchisée et inégalitaire, des sémantiques très connotées de « classe » (avec une distinction « col bleu » / « col blanc », « prolétariat / patronat », « ouvrier / ingénieur ») ou « d’exploitation »

Source : Ifop, Perceptions de l’industrie suite à la crise sanitaire, 2021

Aujourd’hui, pour la plupart des gens, le mot industrie évoque toujours des cheminées, du charbon, de la fumée, des chaînes de montage, etc. Cet inconscient collectif s’est enraciné dans les grands récits de la révolution industrielle et ceux de romans comme « Germinal », à une époque où l’industrie était fondée sur le spectaculaire travail du feu et où l’environnement n’était pas la priorité. Les fermetures d’usines et les délocalisations ont ensuite solidement gravé cette perception, collective et négative.

La réalité de l’industrie d’aujourd’hui, c’est bien autre chose. Si l’industrie est et restera la transformation de la matière, avec son effort et son exigence, c’est la fin du modèle fordien et des « Temps modernes ». C’est la fin du monopole des grandes séries, enfantées de la consommation de masse.

Aujourd’hui, l’ouvrage est largement délégué à des petites équipes autonomes, grâce au numérique (la bonne information, au bon moment, au bon endroit). Ce sont des conditions de travail que la technologie a métamorphosé, en bien ! L’usine s’est ouverte à ses clients, à ses fournisseurs, aux visiteurs, aux écoles, aux formations, à la diversité. Elles deviendront peut-être des boites en verre comme des open-space plutôt que des rectangles opaques et sombres. Elles sont déjà le lieu de formidables histoires d’équipe et de création, de défis dépassés, d’impossibles réalisés. Au premier titre desquels l’horizon d’un quadruple zéro : zéro déchet, zéro ressource naturelle, zéro carbone, zéro artificialisation.

L’industrie de demain sera sans doute celle du « toujours moins » après avoir été celle du « toujours plus » poussé par la volonté de puissance de la fin du 19ème siècle et du 20ème siècle : plus long – le Paquebot France ; plus haut – la Fusée Ariane ; plus vite – le Concorde et le TGV ; plus puissant – les réacteurs nucléaires.

Les défis « du toujours moins » et non « du toujours plus », loin des rêves de puissance du 19ème et du 20ème siècle

Nous avons aussi oublié tout ce que l’industrie nous apporte au quotidien, par habitude, par routine c’était devenu presque invisible. Si notre monde est immergé dans le numérique, il est surtout bercé d’objets industriels. Si nous passons 8 à 10 heures par jour connectées au monde numérique, nous sommes 24/24 en contact immédiat avec des objets industriels : Prendre son train tout en téléphonant, se préparer un café dans son salon, se déplacer à vélo électrique, pouvoir communiquer d’un bout à l’autre de la planète…

Tout ce confort, nous le devons au génie industriel porté par des femmes et des hommes, des esprits, des idées et des visions.  Cette pensée est au service de tous, car l’industrie c’est aussi servir le plus grand nombre. C’est notre santé, comme la crise sanitaire vient de nous le rappeler. C’est notre mobilité, notre alimentation, notre éducation ou encore nos loisirs. Et tout ce qui prépare déjà notre vie de demain.

Par habitude, nous avons presque oublié que nous étions entourés d’objets industriels

Et comme notre quotidien restera bercé par des objets industriels, l’industrie et le génie industriel, perçus comme des attributs du passé, sont en fait au confluent des grands défis de demain : cohésion sociale, transition digitale, transition écologique. Et du génie, nous allons en avoir besoin par wagons entiers pour que ces grands défis ne soient pas des tsunamis qui nous submergent et nous détruisent.

Déjà des femmes et des hommes participent à les relever ! Guy Chifflot, Cécile Cantrelle, Ramesh Caussy, Cédric Taveau, Erwan Coatanéa, Marc Damien, Christophe Corne et bien d’autres. Ces témoignages d’entrepreneurs français devraient vous convaincre : fiers de travailler, de collaborer et de redonner vie à leurs territoires avec foi. Ces entrepreneurs ont décidé de reprendre leur destin personnel et le nôtre en main, pour que leurs idées ambitieuses soient au service du bien commun.

Si on veut comprendre le mouvement qu’ils esquissent, la première tâche est d’ouvrir la voie, de déblayer ces blocs de ressentiments et d’émotions, de rejets et d’incompréhensions à l’égard de l’industrie. Les scories sont nombreuses, qui nous empêchent de rêver collectivement l’industrie de demain. Et si le mot « industrie » est lui-aussi en travers de ce chemin, trop lourd, trop connoté, il faudra peut-être le retirer lui-aussi. Peut-être faudrait-il parler de « fabriques » ?

Nous pourrions ainsi faire le pari, dès à présent, que quatre valeurs soutiendront notre renaissance industrielle. La cohésion territoriale est celle d’un pays tiraillé entre territoires et métropoles, ces deux France presque irréconciliables qui se sont affrontées pendant l’épisode Gilets Jaunes. La sécurité, celle de l’approvisionnement de produits de base (seringues, vaccins, paracétamol, bois, plâtre, électricité, aluminium, acier, gaz, blé, etc.), un désir profond, simple et évident pour tout à chacun mais aussi une promesse non-tenue comme l’a démontré la crise Covid-19 et plus encore aujourd’hui celle de l’Ukraine. La souveraineté économique fait écho à une puissance passée : reprendre la maîtrise de notre destin par des technologies que les autres puissances ne maîtriseraient pas. Comme ce fut le cas pour les chantiers navals, l’aéronautique, le nucléaire, la fusée Ariane, l’industrie pharmaceutique ou le TGV. Enfin l’environnement, quant à lui, n’est pas une valeur à proprement parler, mais un impératif, celui d’une bascule entre le désir de maîtrise et dominer la nature à celui d’une symbiose avec elle.

Il est possible de raccrocher à ces valeurs des narratifs, simples et complémentaires, de la renaissance des fabriques et du génie industriel français :

  • Mettre notre écosystème national productif, d’innovation et de recherche en conquête (1) de solutions pour la survie de notre mode de vie dans un environnement fortement dégradé (notamment le dérèglement climatique), mais aussi (2) de percées technologiques qui nous différentieraient dans le concert des puissances et permettrait de passer d’une dépendance subie à une dépendance choisie
  • Mettre (3) nos écosystèmes productifs territoriaux au service de notre sécurité d’approvisionnement en générant dans nos territoires des centaines fabriques de produits de base, d’accès sûr et abordable et au bénéfice de notre cohésion territoriale.

Insistons sur le point : ces trois récits de la renaissance de notre industrie ne sont pas exclusifs, mais complémentaires. Ils ne sont pas des fins en soi, ils devraient donc s’inscrire dans un projet de société dont ils seraient des instruments. Certains de ces projets de société pourraient privilégier la transition écologique, d’autres la souveraineté, des troisièmes la cohésion territoriale avec toutes les combinaisons possibles. Nous y reviendrons en conclusion.

Comment faire une réalité durable de notre renaissance industrielle ?

Macro-économiquement, la France a longtemps fait le choix d’une politique de la demande, qui, si elle est favorable aux consommateurs, n’a pas profité assez aux entreprises et aux emplois industriels nationaux. Plus récemment, et les plans de relance ou France 2030 l’illustrent amplement, des outils classiques d’une politique sectorielle ont été remobilisés et notamment la baisse de la fiscalité, le soutien à certaines filières via des plans de spécifiques (aéronautique, automobile, etc.), le soutien à la modernisation des lieux de production, les défis technologiques (petits réacteurs nucléaires, hydrogène, etc.)

Cependant, partant du principe que la renaissance industrielle s’inscrit d’abord dans un projet de société (cohésion, souveraineté, sécurité, environnement), il faut désormais considérer des politiques qui dépassent le seul cadre de l’intervention sectorielle et du seul outil productif, pour s’attacher à l’ensemble de l’environnement productif.

Les nouveaux axes d’intervention d’une politique de renaissance industrielle, complémentaires aux soutiens de l’offre, des filières et des technologies, pourraient être les suivants.

Renouveler un Pacte territorial pour faire de la cohésion territoriale une réalité

Les petits pôles urbains sont les territoires où l’industrie pèse proportionnellement le plus dans l’emploi local (20% en moyenne)

Source : Observatoire des territoires, 2018

Si la France a connu un développement territorial plus équilibré qu’outre-Manche où Londres concentre les ressources et les richesses, il est nettement moins harmonieux qu’en Allemagne. La concentration des sièges sociaux en Ile-de-France en est une illustration. Les villes petites et moyennes françaises qui concentraient des activités industrielles, souffrent à la fois de la métropolisation régionale et du centralisme parisien, souffrance engendrant un sentiment d’abandon.

 

Selon la Fabrique de l’industrie, 40% de la compétitivité des entreprises et leur territoire réside dans des facteurs locaux, indépendamment des secteurs sur lesquels ils se sont spécialisés[1] . Cette réalité micro-économique est en décalage avec les allocations de ressources publiques telles que mises en lumière par France Stratégie[2] : l’État dispose d’environ 175 mds € de ressources annuelles dédiées aux politiques industrielles (au sens large), quand les collectivités territoriales, pour l’essentiel les Régions, en cumulent 7 à 8 mds € (y compris les budgets formation), soit moins de 5% du total.

L’ordonnancement des rôles entre territoires, régions, nation et Union européenne doit trouver un nouvel équilibre :

  • Aux territoires[3], l’attractivité des talents et des investissements ;
  • Aux Régions, l’animation des écosystèmes locaux et l’accompagnement par les financements publics ;
  • À l’État le cadre réglementaire, fiscal et le discours symbolique, voire onirique sur le rôle de l’industrie ;
  • À l’Union européenne, la politique commerciale et de concurrence, les investissements de long terme qu’aucun pays européen ne peut porter seul.

Si l’émergence des Régions comme acteur incontournable du développement économique doit être consolidée, les « parents pauvres » de ce nouvel équilibre sont aujourd’hui les territoires et le prix en termes politiques en est très élevé.

Une telle orientation suppose de rééquilibrer les ressources publiques dédiées à l’accompagnement économique. Les réductions annoncées d‘impôts de production sont une opportunité inespérée. En même temps que leur baisse serait envisagée, pourquoi ne pas en revoir d’abord les modalités ? En faire une contribution sur la valeur ajoutée qui serait allouée aux territoires par exemple ? Partage de la valeur, partage des risques, alignement des intérêts…

Une telle orientation suppose aussi d’accepter une concurrence territoriale fondée sur des dynamiques et des facteurs locaux, qui de facto existe déjà. L’État devra conserver son rôle et son influence en évitant des excès préjudiciables à l’objectif de cohésion.

Pour un nouveau Pacte du « Made in France »

Une politique sectorielle de l’offre ne suffira pas à une renaissance industrielle, notre tissu productif est trop abîmé par 40 années de désindustrialisation. Si les mesures d’urgence ont permis avec succès de sauvegarder des trésoreries et des compétences, si France 2030 propose un choix sur les frontières technologiques de demain, il faut désormais aussi œuvrer pour mobiliser la demande, de manière sélective et sur la durée. Une relance globale via la consommation ne ferait qu’accroître les importations, au détriment de l’outil productif national. Des démarches avec des moyens financiers plus limités, ciblées sur certaines typologies de donneurs d’ordre et sur certaines catégories de produits auront cumulées un effet macro-économique.

Les consommateurs, lorsqu’ils en ont les moyens, apprécient le Made in France. À titre d’exemple, les jouets français ont doublé leur part de marché en trois ans, la Carte française (carte cadeaux 100% Made in France) a vu son chiffre d’affaires croître l’année dernière, C-discount note une croissance de 20 à 30% par an de la demande Made in France. Pourtant, de nombreuses allégations trompeuses associent des produits importés à une production française : l’autorité publique a une responsabilité sur la véracité et la qualité des informations fournies aux consommateurs en matière de contenu local, valeur ajoutée ou emplois. Elle a une responsabilité sur l’accès à une information de qualité, transparente et suffisante pour choisir en connaissance de cause. (Il est simplement intenable d’expliquer aux Français qu’ils ne peuvent connaître l’origine du lait qu’ils achètent à cause d’une lecture juridique et européenne du libre-échange).

La part des marchés publics ayant fait l’objet d’un engagement d’ouverture :

  • Europe 95%
  • Etats-Unis d’Amérique 32%

 

Source : rapport du Sénat no 140 sur la réciprocité dans l'ouverture des marchés publics

La commande publique française (plus de 200 milliards d’euros d’achats directs et indirects par an) est contrainte, l’UE interdit de favoriser le Made in France et ses positions internationales lui confèrent une ouverture unique aux non-européens. Il existe pourtant des moyens parfaitement légaux de « localiser » les achats publics via des critères de responsabilité sociale et environnementale. Il est possible de mobiliser de manière « smart » les règles existantes. Plus que des instructions administratives[4], un chantier de changement culturel de l’achat public s’impose (sens, objectif, pilotage et suivi, exemplarité, communication, incitations, colonne montante / descendante d’information, etc.), une sorte de programme « Buy French Act » pragmatique, opportuniste et à droit constant. En parallèle, mobilisons nos partenaires européens sur un « Buy European Act » formel mais qui mettra une décennie à produire des effets.

Dans certains secteurs stratégiques, notre dépendance est très prononcée : 70% des panneaux photovoltaïques proviennent de Chine ; 40 % des antibiotiques, 70% des anti-cancéreux, 60% des molécules médicales actives (API) sont importés

Les approvisionnements inter-entreprises permettent d’identifier 100 à 115 milliards d’euros par an d’importations stratégiques et propices à des relocalisations. L’objectif évoqué fait état de 25 à 30 milliards d’euros d’importations potentiellement ressourcées en France dans les 5 ans à venir, une balance commerciale hors-énergie qui s’équilibrerait. Les études de faisabilité sont achevées, mais la mobilisation collective, notamment des grands groupes et plus particulièrement de ceux dont l’État est au capital, est encore insuffisante. Leur engagement serait pourtant une parfaite « proof of concept » de la concordance entre développement de l’activité productive en France, sécurité d’approvisionnement et renforcement des chaînes logistiques.

Développer de nouveaux modes de coopération entre les territoires et entre les entreprises pour accroître leur résilience mais aussi leur capacité d’innovation

Le groupement Sematech a été l’un des instruments de la politique américaine de domination de la conception des puces électroniques. Il a permis aux acteurs américains de partager des feuilles de route technologique, des normes techniques sur les semiconducteurs. Malgré son apparence de cartel, une disposition législative lui permet de déroger aux règles américaines du droit à la concurrence.

Source : France Stratégie

Les politiques publiques se sont principalement appuyées sur les filières pour piloter le développement et le maintien de la compétitivité industrielle. Elles permettent de donner des perspectives à un secteur, à ses évolutions technologiques et aux transformations de ses marchés.

Toutefois, elles souffrent aujourd’hui de faiblesses structurelles : l’absence d’une définition partagée ; leur démultiplication en raison d’un antagonisme irréductible entre un nombre limité de filières stratégiques et la complexification des couples produits/services et de leur chaine de valeur ; ni les ETI, ni les PMI n’y trouvent leur place à la fois parce qu’elles sont nombreuses à pouvoir s’inscrire dans plusieurs filières et aussi parce que leur pilotage, confié à des grands groupes, ne reflète pas toujours leurs intérêts et leurs besoins.

Il est nécessaire d’explorer d’autres modes de coopération et de collaboration avec l’émergence d’un réseau d’écosystèmes territoriaux/thématiques/transversaux qui irriguerait 100% des PMI industrielles.

« Faire de l’industrie française l’écosystème le plus connecté, collaboratif et solidaire », dit autrement faire rentrer la collaboration inter-entreprise réellement dans le XXIème siècle. Les modes de collaboration entre entreprises, inter- et intra-territoriale datent : les CCI[5] ou les « filières »[6] développées respectivement pendant la première moitié et la seconde moitié XXème. Leur adaptation au nouvel environnement économique et technologique est questionnable. Les plateformes digitales du XXIème siècle n’ont plus à démontrer leur puissance en termes de collaboration. La France pourra facilement interconnecter 200 à 300 écosystèmes territoriaux ou thématiques.

Renforcer les fonds propres des entreprises rendues vulnérables par un endettement plus massif que leurs concurrentes européennes

Les entreprises françaises sont plus endettées (63%) que la moyenne européenne (50%) et américaine (25%). La Banque de France[7] estime les besoins en fonds propres post-crise à 50 milliards d’euros. L’intense activité de transaction impulsée par les fonds d’investissement et perceptible depuis le début de 2021 fait légitimement craindre que nous remplacions une dépendance d’approvisionnements par une autre dépendance plus structurelle encore, liée à la détention du capital.

Simultanément, pendant la crise sanitaire, les ménages français ont accumulé environ 200 milliards d’euros d’épargne selon la Banque de France[8]. Cette « sur-épargne » est prioritairement placée sur des livrets à vue (Livret A, LDDS, compte courant) et donc peu réinvestie directement dans l’économie française. Au mieux son activation en faveur de l’économie productive est très, très indirecte : collecte via des produits assurantiels, placement dans des fonds ou des fonds de fonds souvent internationaux, lesquels réinvestissent en fonction de leur propre doctrine dans l’économie française.

Pour la mobiliser en faveur de l’économie française et notamment de sa partie productive, il convient d’être proactif et de proposer d’autres solutions. Plusieurs cohabitent et ne sont pas exclusives :

  • Une grande souscription populaire nationale, sans montant minimum de souscription, pour un fonds d’investissement « Made in France » géré par Bpifrance ou Caisse des dépôts ou bien la démultiplication des fonds d’épargne régionaux sur le modèle « Epargne Occitanie »
  • Un « Livret A » destiné aux investissements productifs, la Suède a mis en place, avec succès, un tel outil de collecte
  • L’épargne salariale avec des incitations extrêmement agressives en sa faveur pour conforter la position française où l’épargne salariale étendue à tous les salariés est la plus développée

Des initiatives de souscription ont été lancées par Bpifrance, elles restent cependant d’ampleur très limitée (moins de 100 millions d’euros chacune) et quasiment confidentielle. Depuis le début de la crise Covid-19, les Régions ont globalement injecté 1 milliard d’euros dans leurs outils régionaux en fonds propres, mais cela reste insuffisant. Sans préjuger du montant pouvant être levé (25 milliards d’euros ? 50 milliards ? pour financer à la fois le renforcement des fonds propres des PMI et un réel Fonds souverain), il est indéniable qu’une partie des Français sont volontaires pour soutenir l’économie française et seront tentés par telle initiative portée par une réelle ambition politique et collective. Ces investissements populaires pourraient être en partie garantis (en capital) par l’État. Cette garantie ne serait pas nécessairement une distorsion de marché, mais une contrepartie à la collecte de petits montants provenant de dizaines de milliers d’épargnants, ce qu’aucun fonds d’investissement n’accepte actuellement.

France ou Europe : quelle est la géographie pertinente ?

En termes d’outil productif, la France se trouve décalée et isolée du fait d’un très fort niveau de désindustrialisation face à ses pairs européens, surtout depuis la sortie du Royaume-Uni. Il serait totalement illusoire d’attendre une politique pan-européenne qui traitât d’un mal essentiellement français. Les « airbus des batteries » offrent une vision saisissante de la situation : 20 à 22 usines prévues en Europe dont 10-12 en Allemagne et peut-être 3 en France… Ce seul constat suffit à expliquer la nécessité d’une indispensable politique nationale.

En contrepoint, il est évidence que le périmètre économiquement le plus pertinent est bien souvent l’Europe (et non notre seul pays avec ses 3% du PIB mondial) dans un combat qui oppose désormais explicitement des économies-continents, Amérique du Nord, Chine, Russie voire Inde. Aussi est-il essentiel de fixer une ligne rouge : ne pas concevoir de politique nationale qui ne serait fongible dans une politique européenne : un « Buy French Act » lancé aujourd’hui est fongible dans un « Buy European Act », lorsque celui-ci aura vu le jour.

Conclusion

Au-delà de ces chantiers, il incombe un rôle aux décideurs politiques, celui de créer un imaginaire partagé autour de l’avenir industriel de la France. Cet imaginaire ne peut pas reposer seulement sur l’idée de la start-up nation, concept qui renvoie trop à une économie du numérique et métropolitaine et moins à l’histoire et à la culture de notre pays et de ses territoires. Cet imaginaire doit permettre de créer une atmosphère propice à l’innovation, de relier un futur rêvé et un héritage assumé, de faire se rejoindre ceux qui se projettent dans un monde globalisé et qui pourraient vivre indifféremment à Paris, New-York ou ailleurs et ceux qui résident dans un territoire, avec une difficulté à le quitter et souvent le sentiment d’être restés sur le quai, laissés pour compte des grandes évolutions récentes. Cet imaginaire est ce qui nous reliera à un projet commun et permettra de refaire nation. Les excès de la mondialisation ont accentué la fracture sociale et la fracture territoriale, ainsi que nos dépendances subies. La promesse d’une industrie qui réintégrait notre pays est une promesse de cohésion, de sécurité et même de transition écologique. Cet imaginaire s’appuiera sans nul doute sur un nouveau projet de société porté par les jeunes générations.

Si le diagnostic de notre désamour de notre industrie est établi, si les solutions au-delà des recettes faciles à coups de milliards d’argent public (et donc de dettes sur les épaules des générations futures !) sont désormais cartographiées, aux nouvelles générations de nous montrer le chemin du projet de société désirable qu’elles souhaitent. Et à celles plus « senior », celui de rebâtir un outil productif au service de ce projet Si nous avons vécu des décennies de désindustrialisation et perdu la maîtrise de notre destin collectif, il en faudra presque autant pour la retrouver, c’est un enjeu de long terme, intergénérationnel, dissocié du temps politique.

 


[1] Philippe Frocrain, Nadine Levratto et Denis Carré, L’étonnante disparité des territoires industriels, Les synthèses de la Fabrique de l’industrie, nr 27, novembre 2019

[2] France Stratégie, Les politiques industrielle en France, novembre 2020

[3] Principalement les bassins d’emploi correspondant aux 200 villes moyennes et leurs alentours.

[4] Celles de juillet 2021 par exemple

[5] Leur organisation actuelle a été fixée par la loi du 9 avril 1898

[6] La notion de « filière » en politique industrielle aurait été utilisée dès les années 1950 pour la filière agricole et la distribution des produits de cette filière. Elle a ensuite été associée, au cours des années 1960, à une approche verticale autour des grands programmes gaullo-pompidoliens (nucléaire, aéronautique, etc.)

[7] P.38 : « La Banque de France estime ainsi que le retour au taux d’endettement d’avant crise nécessiterait un apport en fonds propres de l’ordre de 50 Md€. »

https://www.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/cp_of…

[8] Étude « L’impact de la crise du Covid-19 sur la situation financière des entreprises et des ménages », banque de France, juin 2021. https://www.banque-france.fr/statistiques/suivi-de-crise-covid-19/situation-financiere-des-menages-et-des-entreprises