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Le retour de l'inflation

Mathieu Plane : Le choc énergétique oblige à accélérer sur la transition et la réindustrialisation

8min
#Le retour de l'inflation Analyses

Le directeur adjoint du département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) explique pourquoi l’inflation devrait s’inscrire durablement dans les économies. Face au mur énergétique, Mathieu Plane analyse comment les gouvernements sont contraints à des arbitrages pour en amortir le choc tandis que les banques centrales ajustent leurs stratégies. Pour l’économiste de l’OFCE, le défi pour la France est de réconcilier les objectifs climatiques, macroéconomiques et de réindustrialisation. Soulignant l’intérêt économique des boucliers tarifaires, il plaide aussi pour des mesures d’incitation à la sobriété énergétique.

 

La vague inflationniste que nous connaissons est-elle un phénomène temporaire ou durable ? S’agit-il d’une crise de plus ou des prémices de profondes transformations ?

Je note d’abord un basculement rapide. Il y a encore quelques trimestres, on parlait plutôt de risques de déflation -à la japonaise-, que d’un risque d’inflation. La bascule est allée très vite avec des facteurs potentiellement transitoires et d’autres, plus durables et d’ordre structurel. On vit une mutation globale consécutive à une séquence de plusieurs crises, qui peuvent avoir des impacts durables.

On constate d’abord une forme de robustesse de cette inflation. Fin 2021, on pensait que l’inflation était liée à des goulots d’étranglement liée à la reprise post-Covid qui a génèré une demande très vigoureuse avec des contraintes d’offre, des chaînes de production perturbées. On pensait que cet épisode ne serait que passager et que l’on reviendrait relativement vite à une inflation autour de 2%.

Mais la guerre en Ukraine a modifié la perspective, évidemment sur la question des matières premières et de l’énergie. Ce qui était déjà transitoire l’est moins, puisque le scénario d’un prix de l’énergie bon marché s’est évanoui à cause de la guerre. Laquelle augure d’une énergie chère durablement pour l’Europe, en tout cas sur le gaz et possiblement sur l’électricité et peut-être un peu moins pour le pétrole.

Le niveau très élevé des prix d’énergie modifie donc la trajectoire de l’inflation étant donné que notre pays est importateur d’hydrocarbures. Le premier choc réside donc déjà dans la robustesse de cette inflation, y compris pour 2023, mais qui est en grande partie liée en partie aux prix de l’énergie et à leurs effets de diffusion sur l’économie.

Mais ce contexte fait aussi apparaître un choc plus durable qui est lié à la réduction rapide de notre dépendance aux énergies fossiles, que ce soit pour des raisons géostratégiques ou environnementales. Cela nécessite d’opérer un changement rapide de modèle de production et nous oblige  à accélérer la transition. Outre la nécessité de répondre à des engagements écologiques pour atteindre la neutralité carbone en 2050, la nouvelle situation exige d’aller plus vite avec des investissements importants et une transition rapide. Cette accélération, cette « grande bascule » est donc d’abord liée à ce mur d’énergie lié à la fois à la flambée des prix mais aussi au risque de ruptures d’approvisionnement qui nous oblige à trouver des alternatives. Ce qui signifie, avoir plus d’autonomie dans nos énergies, être moins dépendant des hydrocarbures auparavant bon marché, ce qui coûte cher et sera de fait plus inflationniste !

Cette transition demande de gros investissements alors qu’avec le « quoi qu’il en coûte », la France a sans doute épuisé sa capacité à alourdir sa dette. N’est-on pas entré dans un cercle vicieux inflationniste ?

L’inflation va rester élevée en 2023, le pic interviendra probablement au début de l’année. À plus long terme, cette crise de l’énergie, géopolitique et des chaînes de production, va conduire de toute façon à une forme de fragmentation et de relocalisation régionale des échanges à une transformation des modèles économiques en raison de la hausse des prix de l’énergie et l’impérative nécessité de réduire rapidement nos émissions de carbone.

La conséquence est que nous allons entrer dans un monde avec plus d’inflation en raison de coûts de production plus élevés. Alors comment financer tout cela ? Les besoins d’investissement sont colossaux avec, rien que pour la France, quelque 30 milliards d’euros supplémentaires qu’il faudrait consacrer chaque année pour assurer les transformations. Il faut aussi réconcilier la problématique de la transition écologique avec celle des fins de mois, c’est-à-dire accompagner ceux qui sont perdants de cette transformation. Les dispositifs, type bouclier tarifaire et remise carburant, sont clairement des mesures d’urgence pour accompagner ce choc, mais ils ont des limites. À plus long terme, la seule façon de rendre compatible la croissance avec la transition c’est d’accroître massivement notre production d’énergie décarbonnée qui doit se substituer à l’énergie carbonée que l’on importe. Rappelons au passage que notre facture énergétique cette année pourrait atteindre 100 milliards d’euros, 4 points de PIB c’est colossal ! Cela coûte évidemment cher de modifier en profondeur notre système productif, donc cela signifie des investissements importants qu’il va falloir financer pour se passer de ces énergies fossiles, et cela est assez peu compatible à court terme avec des gains de pouvoir d’achat et la réduction des dettes. En tout cas nous sommes face à un choc négatif qu’il va falloir absorber.

Quels rôles ont joué les politiques budgétaires et les politiques monétaires dans cette montée inexorable de l’inflation ?

De part et d’autre de l’Atlantique, les situations ont été bien différentes. Les plans américains de relance (Trump puis Biden) ont été « XXL » et surcalibrés par rapport au choc économique et ils ont évidemment entretenu l’inflation. Une demande très forte notamment pour les biens de consommation, des chaines de production perturbées, tout cela a généré de l’inflation avec le soutien des politiques monétaires pratiquant des taux bas.
Du côté de la zone euro, cela a été un peu différent. On a essayé de calibrer une réponse budgétaire (chômage partiel, mesures d’aides aux entreprises et de solidarité pour les ménages etc.) à la hauteur du choc. Dans la zone euro, c’est plutôt le fait que l’on ait eu des chocs très forts sur l’activité avec une baisse historique du PIB, puis une forte remontée post-Covid, qui a eu des effets inflationnistes liés aux matières premières et à certains composants industriels.

La reprise s’est faite partout en même temps, en créant des goulots d’étranglement avec des capacités de production s’ajustant tardivement (semi-conducteurs, fret maritime, etc.). C’est donc plutôt la crise Covid puis la reprise post Covid qui a fabriqué de l’inflation dans la zone euro, davantage que le sur calibrage des plans de relance.

Les États ont joué le rôle d’assureur pendant cette période-là pour préserver les économies et le tissu productif, en créant de la dette. Le seul moyen de passer le cap a été d’avoir une politique de taux zéro des banques centrales avec des rachats de dette, ce qui a permis aux Etats de s’endetter à un coût nul ou très faibles. Les banques centrales n n’avaient pas le choix si l’on voulait éviter un crise systémique majeure.

Maintien de taux d’intérêt bas au Japon permettant à l’Etat de compenser la baisse du pouvoir d’achat des ménages en creusant les déficits, durcissement monétaire vigoureux de la Fed, prudence de la BCE. Les banques centrales n’ont-elles pas tardé à réagir ?

La nature de l’inflation n’est pas la même aux États-Unis et en Europe. Il était normal que la Fed réagisse plus vite et plus fort en raison d’une inflation sous-jacente élevée - si l’on retire les prix de l’énergie -, et robuste avec des pénuries importantes et une surchauffe marquée par des tensions importantes dans de nombreux secteurs de production.
Du côté européen, le choc inflationniste est surtout lié à l’énergie, aux produits alimentaires, aux prix importés. La BCE répond à cette inflation en augmentant les taux d’intérêt mais une incertitude demeure concernant les effets sur l’inflation. Si l’inflation est liée à un choc d’offre négatif dû à des problèmes d’énergie ou des difficultés d’approvisionnement sur les chaines de production mondiales, la hausse des taux ne changera pas grand-chose à l’inflation. On risque d’avoir la double peine, peu d’effet sur l’inflation mais des hausses de taux qui augmentent le coût des dettes et pénalisent la croissance.

L’enjeu pour la BCE est donc très délicat. Il lui faut répondre à plusieurs objectifs en même temps : son mandat étant la lutte contre l’inflation, ne rien faire c’est laisser aller des anticipations qui dérivent sur l’inflation, et se retrouver en situation compliquée si elle agit trop tard ; en même temps, si elle agit trop vite et trop fort, cela peut conduire la zone euro dans une récession. À quoi s’ajoute le problème de fragmentation de la zone euro, une remontée des taux expose les pays les plus fragiles, notamment l’Italie, avec le risque d’une crise financière au sein de la zone euro.

Mais aussi, ne rien faire, c’est courir le risque d’une dépréciation de l’euro vis-à-vis du dollar. En somme, il n’y a presque pas de bonne solution. La BCE se retrouve face à la quadrature du cercle, confrontée à des objectifs qui sont totalement opposés.

Faut-il conserver la cible des 2% pour les banques centrales ?

À long terme, ce chiffre peut se discuter en fonction de la transformation des modèles économiques, avec aussi la transition énergétique qui peut être inflationniste. Quelque part, les banques centrales adaptent d’ores et déjà cet objectif, y compris dans la lecture qui peut être faite de ces 2% (moyenne sur plusieurs années, possibilité de dépasser dans le temps et horizon de cette cible). 
Les banques centrales veulent surtout éviter une dérive inflationniste avec l’enclenchement d’une spirale prix-salaires. Un scénario qu’il est possible d’écarter car les salaires réagissent n’augmentent pas autant que l’inflation.

D’abord si l’on prend le cas de la France, les salaires ne sont plus indexés sur l’inflation, excepté le Smic, ce qui n’était pas le cas dans les années 70. C’était alors le cas dans beaucoup de pays. Deuxièmement, les pays sont partenaires mais aussi en compétition. Si vous avez beaucoup d’inflation, vous perdez des parts de marché sur vos voisins. L’ouverture au commerce, la concurrence pèsent sur la spirale inflationniste, globalement les salaires augmenteront moins vite. Enfin l’indépendance des banques centrales, qui n’existait pas dans les années 70, a pour conséquence qu’elles seront vigilantes là-dessus. Donc je ne crois pas que l’on soit dans ce scénario de connexion inflation-salaires pour ces trois raisons : fin du mécanisme d’indexation, concurrence et commerce mondial, et indépendance des banques centrales. L’inflation sera globalement plus élevée pour des raisons autres que la spirale prix-salaires des années 1970 mais c’est vrai que ce sont les salariés qui paient le choc même si à plus long terme, il est difficile d’imaginer des salaires réels en baisse.

Les banques centrales ne réussiront donc pas réussir à casser l’inflation…

Je pense que leur action ne règlera pas beaucoup le problème à court terme, au moins dans la zone euro. Cela se situe au niveau des anticipations. Elles feront en sorte que ces anticipations restent bien crantées sur le fait qu’il y une crédibilité des banques centrales à maintenir leur objectif d’inflation autour de 2%.

La demande est certes importante mais on voit bien, au moins dans la zone euro, que l’inflation n’est pas tirée par une inflation sous-jacente, sinon les salaires augmenteraient beaucoup plus.

Je pense que la BCE envoie des signaux sur sa crédibilité pour tenir son mandat de stabilité des prix.

Mais je ne vois pas par quels canaux cela limiterait beaucoup l’inflation à court terme puisque nous sommes d’abord dans un choc d’offre avec essentiellement une hausse des prix de l’énergie. C’est plus un pari du moyen-long terme qui passe par les anticipations des agents.

Comment cette situation peut-elle se réguler ? À quel atterrissage vous attendez-vous ?

La guerre en Ukraine va créer un choc négatif car on va payer plus cher notre énergie. Seul aspect positif, cela peut accélérer la transition énergétique et réduire notre dépendance énergétique. Mais d’un point de vue purement économique, on va alourdir de 60 à 70 milliards notre facture énergétique pour les hydrocarbures qu’on importe, ce qui dégrade fortement notre balance commerciale. La question est de savoir qui paye cette facture-là.

On peut regarder dans trois directions. Il peut s’agir des salariés qui ne verraient pas alors leurs salaires augmenter avec un effet négatif sur le pouvoir d’achat des ménages, ou bien l’Etat peut compenser une partie de ce choc avec une panoplie de mesures (bouclier tarifaire, chèques carburants, remises etc,…), ce qui pose la question du financement public, donc du déficit et de la dette. Autre possibilité : les entreprises, qui encaisseraient le choc en augmentant les salaires et en baissant leurs marges mais avec un problème de compétitivité à la clé.

Nous évaluons l’impact sur l’économie du choc énergie à une perte de PIB de plus de 3 points en 2023 mais qui serait limité à 1,8 point de PIB grâce aux mesures budgétaires prises.

Voyez-vous des marges de manœuvre pour accompagner les salariés quant à leur pouvoir d’achat ?

Il y aura des arbitrages là-dessus. Des marges de manœuvres existent certainement, y compris en raison des tensions sur le marché du travail. Les entreprises ont besoin d’être plus attractives et la question des salaires fait partie de l’attractivité. Le point crucial est donc de savoir qui encaisse le choc et de comprendre qu’au sein des ménages, la répartition n’est pas identique.

Par exemple, les retraites sont indexées et ont logiquement fait l’objet d’une revalorisation accéléré de 4 % cet été pour préserver le pouvoir d’achat des retraités. Mais ce n’est pas le cas des salaires à l’exception du SMIC.

Prenons le cas du Smic. Le Smic est indexé et, en moins d’un an, il a augmenté de 8%, ce qui permet de maintenir le pouvoir d’achat des personnes payées au Smic. En revanche, le problème est pour les personnes au-dessus du Smic. D’abord, la personne embauchée 10, 20 ou 30% au-dessus du Smic n’a aucune garantie de revalorisation de son salaire. Par ailleurs, le poids de l’énergie dans le revenu des ménages avec des bas salaires est importante, ce qui les expose particulièrement au choc inflationniste, d’autant plus si ces personnes vivent dans des zones rurales ou péri-urbaines. Les plus gros perdants pourraient donc être la catégorie des salariés juste au-dessus du Smic. C’est pour ça qu’il est particulièrement délicat de cibler les aides liées à l’énergie car cela risquerait d’exclure une grande partie des travailleurs de la classe moyenne.

Si on prend le niveau du Smic en France, y compris avec la prime d’activité, on est plutôt en bonne position par rapport aux autres pays. Le problème est plus sur le salaire médian : les salaires sont très concentrés en France, 50% des salariés gagent entre le Smic et 1 800 euros nets et le risque de trappe à bas salaire existe. La question de la concentration des revenus est encore plus forte si vous tenez compte des compléments de revenu liés à certaines prestations, comme la prime d’activité par exemple, qui sont fonction de votre salaire et qui sont en général dégressives au-delà du SMIC. La question n’est donc pas uniquement le Smic et on doit s’inquiéter du sujet de la dynamique salariale tout au long de la carrière de façon à ce que les salariés ayant de l’expérience décollent des bas salaires et aient des espoirs de progression salariale.

Quelle va être l’évolution du pouvoir d’achat des ménages en 2023 ?

On a connu un choc historique au premier semestre 2022 avec une contraction de 3% du pouvoir d’achat. Ce n’est jamais arrivé depuis plus de quarante ans, sauf lors du premier confinement de 2020.

En revanche le gouvernement a pris des mesures pour parer à ce choc négatif par des revalorisations importantes cet été (augmentation des prestations sociales, de l’indice de la fonction publique, etc.). Mais 2023 devrait s’inscrire en légère baisse. Au regard de la crise, on ne s’en sort pas si mal mais même si on devrait quand même connaitre une baisse du pouvoir d’achat de plus de 1 % sur deux ans, ramenant le niveau de vie des ménages en 2023 à celui de 2019. Et une stagnation sur 4 ans est un vrai choc en soi car historiquement il augmente de l’ordre de 1 % par an.

Le probléme pour les pouvoirs publics concerne l’hétérogénéité des situations autour des pertes de pourvoir d’achat. On observe des expositions à l’inflation très différentes selon les situations sociales. Les classes modestes et moyennes vont être particulièrement impactées par les hausses des prix de l’énergie et des produits alimentaires, en particulier dans les zones périurbaines et rurales. De plus, l’évolution des revenus pour faire face à cette inflation peut être aussi très différente selon le type d’entreprise, de secteur, etc. Le choc le plus négatif étant pour le salarié du bas de la classe moyenne vivant en zone rurale travaillant dans une PME qui n’augmente pas son salaire, il est perdant de tous les côtés.

Peut-on parler comparer les catégories les plus touchées aujourd’hui avec les « Gilets jaunes » ?

On retombe effectivement un peu sur la même population. Mais les causes étaient différentes en 2018, avec le détonateur de la hausse de la taxe carbone et des mesures fiscales contestées comme la baisse de l’ISF. Mais la grande différence est qu’aujourd’hui le gouvernement essaie d’amortir le choc avec une batterie de mesures. La France fait partie des pays qui dépensent le plus pour absorber le choc. Et d’ailleurs pour le pouvoir d’achat, on s’en sort bien en position relative. On fait partie des bons élèves au niveau de l’inflation parce qu’on a gelé une partie des prix de l’énergie. Ce qui nous permet de limiter ces effets de second tour. Avec moins d’inflation, vous êtes moins obligés d’augmenter les salaires et les prestations et vous entretenez moins le risque inflationniste. Par ailleurs, vous gagnez en compétitivité : si les prix augmentent moins qu’en Allemagne ou aux Pays-Bas, vous gagnez en prix relatifs, c’est une forme de CICE. C’est une des rares fois où la compétitivité-prix de la France vis-à-vis de ses partenaires européens s’améliore aussi vite. 

La hausse du dollar et la dépréciation de l’euro ne vont-elles pas renforcer l’inflation et, en même temps, pénaliser la compétitivité ?

Je serai nuancé sur ce point. Le problème est le décrochage rapide qu’on a connu, avec l’accumulation des incertitudes dans la zone euro, beaucoup plus exposée à la guerre, au risque de fragmentation de la zone, au risque de récession. Tous ces éléments ont entrainé la dépréciation de l’euro et obligé la BCE à réagir. C’est bien sûr mal venu aujourd’hui parce que le prix du pétrole et de nombreuses matières premières est fixé en dollar, ce qui alimente l’inflation.

En revanche, les effets sont plus complexes sur la compétitivité. Hors zone euro, une monnaie plus compétitive signifie des gains de part de marché, par exemple pour l’aéronautique,  le luxe, le tourisme, et pour un certain nombre de produits made in France en compétition sur le marché mondial.

A court terme, l’effet est négatif. Mais à moyen terme, cela est plus discutable. Il est certain que la faiblesse de l’euro renchérit l’inflation. Mais un euro un peu plus compétitif est aussi favorable. C’est une question d’arbitrage court terme-moyen terme. Mais la situation actuelle reflète surtout la fragilité aujourd’hui de la zone euro.

Que pensez-vous des dispositifs de bouclier tarifaire ? Faut-il une politique européenne de l’énergie, ou en tout cas, aller vers davantage d’harmonisation ?

Les choix stratégiques sur l’énergie ont été différents, pays par pays, et ils se construisent sur des décennies. Il faut apprendre des erreurs qui ont parfois été commises, mais rebasculer sur un autre modèle demande du temps. L’inertie de ces politiques est très forte. Néanmoins il faut aller vers plus de coordination.


Quant aux boucliers, en France mais aussi dans d’autres pays, ils ont permis de limiter la casse mais la question va aussi porter sur comment compenser ou pas pour les industries électro et gazo-intensives qui voient leurs factures exploser avec le risque de dépôts de bilan. On a pourtant besoin de ce type d’industries en vue de la transition. Le risque est qu’elles se délocalisent dans des endroits où l’énergie est moins chère.

Il est important de protéger ces entreprises, quitte à accepter un coût élevé, face à un choc difficile à absorber. C’est le choix vers lequel le gouvernement semble s’orienter. Le choc énergie va mettre l’industrie en première ligne et donc avant de réindustrialiser, il faut essayer de maintenir l’outil de production.

Faut-il aider de façon globale ou flécher certains secteurs en particulier ? Quel genre de dispositifs introduire face à la crise énergétique pour pouvoir soutenir l’industrie et empêcher les délocalisations ?

Il faut flécher les dispositifs vers les secteurs des industries très consommatrices d’énergie. Moins d’une centaine d’entreprises (chimie, sidérurgie, ciment, verre, papier-carton, automobile, etc.) font 70% de la consommation d’énergie de l’industrie en France. Celles-là vont se trouver en première ligne car l’énergie peut représenter jusqu’à 50 % du prix de revient de leurs produits. Il va falloir trouver des dispositifs pour compenser les surcoûts en totalité ou en partie car la question du dépôt de bilans de ces entreprises ou de leur délocalisation va forcément se poser. Mais on ne peut pas effectivement aider tout le monde de la même façon.

Pendant la crise Covid, le secteur des services a été principalement aidé. Cette fois, c’est le secteur industriel qui va être le plus touché. Il va falloir éviter des fermetures de ces usines qui sont pourtant importantes pour la réindustrialisation, les relocalisations en France, y compris pour la transition.

Pensez-vous qu’il faudrait également cibler le bouclier énergétique des citoyens, par exemple aux cinq premiers déciles inférieurs, au lieu d’aider tout le monde, afin de contenir la charge budgétaire ?

Sur le bouclier tarifaire, on a deux difficultés : son coût budgétaire et son ciblage et quelle définition retenir (critères de revenu, de localisation, prise en compte de la structure familiale). Plus on veut cibler, plus cela devient complexe dans le choix du bon niveau entre tarification préférentielle de l’énergie et paiement du prix du marché. Les effets de seuil sont très compliqués, surtout avec des critères qui ne sont pas seulement liés au revenu. 

Je crois qu’on aurait pu tenter aussi une autre voie. Puisqu’on a des objectifs de réduction de consommation d’énergie, notamment une baisse de 10% de notre consommation d’énergie, on aurait pu avoir un dispositif comportant un prix préférentiel avec le bouclier tarifaire sur 90% de notre consommation. Cela nous aurait poussé à réduire notre consommation. On aurait ainsi donné une incitation à la sobriété. Aujourd’hui, tous les ménages bénéficient du bouclier, y compris les ménages aisés. Mais on incite peu à la sobriété. On la réintroduit si on tient ce discours : « on vous couvre à 90% mais sur les 10% restants, vous devrez faire des efforts sur vos factures énergie », en essayant bien sûr de tenir compte de ceux qui font déjà des efforts sur leur consommation d’énergie et qui ont des petits revenus pour pas que l’objectif sanctionne ces personnes-là. Cela pose aussi la question des ménages qui vivent dans les passoires thermiques qui représentent 17 % des résidences principales. La mesure essentielle pour ceux-là est la rénovation thermique car réduire sa consommation est quasiment impossible.

Je pense que ce système serait préférable aux seuls critères du revenu, on s’adresse pratiquement à tout le monde sans créer de fracture entre ceux qui sont aidés ou pas et sans créer d’usine à gaz (sans faire de mauvais jeu de mots). Cela correspondait à l’idée d’accélérer notre réduction de la consommation par des incitations, notamment via le calibrage de ce bouclier. C’est à mon avis un manque, qui sera peut-être comblé plus tard dans le cadre de la discussion parlementaire.

Quant au bouclier tarifaire, ajoutons enfin que, selon les chiffres de l’Insee, il nous a permis d’économiser 3 points d’inflation, dont deux d’effet direct et un indirect lié au fait que de moindre prix de l’énergie conduit à moins augmenter les prix des fournisseurs et limite la diffusion sur la chaîne de production jusqu’au prix final.

C’est quand même conséquent. Si l’on enlevait le bouclier tarifaire, les gens récupèreraient l'inflation qu’ils n’ont pas eue, et il y aurait à nouveau un choc très négatif sur le pouvoir d’achat.

Quelle nouvelle forme pourrait prendre la mondialisation ? Quid des nouveaux rapports de force ?

Ces différentes crises -géopolitique, énergétique, sanitaire, sur les chaines de production- ont des interactions entre elles. Et on assiste à un basculement qui redistribue les cartes mondiales. Que va devenir le commerce avec la Russie dans les dix prochaines années ? Avec la Chine avec les risques qui pèsent sur Taiwan ? On a vu la question de notre dépendance à certains composants industriels, comme les semi-conducteurs, les batteries ou les principes actifs pharmaceutiques, à laquelle s’ajoute désormais les problèmes d’approvisionnement énergétique. Cela va certainement renforcer des mouvements de relocalisation et pousser à une forme de démondialisation à marche forcée, mouvement qui va s’accélérer également pour des raisons écologiques et par la possible mise en place de la contribution climatique au frontière de l’Europe.

Avec l’affirmation partout de plus de souveraineté ?
Certainement. Tous les pays sont un peu sur ce schéma-là. Ils n’auront pas le choix en fait.
L’optimisation des chaînes de production ne peut plus fonctionner comme avant. Produire à bas coût et le plus rentable possible, on ne peut plus s’en contenter avec les enjeux géopolitiques et climatiques qui sont devant nous.

Cela prendra du temps et cela conduit à une économie plus indépendante. Ce qui ne veut pas dire qu’elle sera souverainiste sur tout et sur de nombreuses productions industrielles, la taille critique n’est pas la France mais l’Europe Mais il est assez évident que sur un certain nombre d’actifs stratégiques et de produits industriels (production d’énergie décarbonnée, stockage de l’énergie et batteries semi-conducteurs, biotechnologies et industrie pharmaceutique, numérique, transports etc.), enjeux des prochaines décennies, on doit s’interroger sur leurs localisations. On a vu sur ce point les erreurs stratégiques de l’Allemagne avec la construction de Nord Stream2. Cette réconciliation écologique, de réindustrialisation et des enjeux géostratégiques ouvre la voie à une forme de relocalisation et réindustrialisation qui prendra du temps et où la souveraineté deviendra très importante.

La colossale dette publique italienne inquiète les marchés avec la crainte que l’Italie entraîne la zone euro dans une crise des dettes comparable à celle de 2010-2012. Estimez-vous ce risque bien réel ?

La situation italienne reste une grosse épine. Premier pays bénéficiaire du plan de relance européen, l’Italie, pour le moment, ne s’en tire pas mal, de la crise Covid et de la crise énergétique -du moins, jusqu’ici. En revanche, les facteurs structurels sont inquiétants, sur le long terme : question démographique, croissance et productivité faibles, dette très élevée qui dépasse les 150% du PIB. Les taux italiens sont à plus de 4% quand ceux en Allemagne sont à 2%, et donc le coût de refinancement italien est plus de 2 points supplémentaire, ce qui est conséquent.
Le risque est donc qu’avec le choc macroéconomique, la croissance italienne se retrouve inférieure au taux d’intérêt. La charge de la dette augmentant plus vite que les recettes fiscales risquent de rendre la dette italienne difficilement soutenable. La BCE est ainsi obligée de se doter d’un outil anti-fragmentation pour accompagner la hausse des taux. Rappelons que cette arme anti-fragmentation consiste en des achats des dettes d’un État dont les coûts d’emprunt s’envolent et ainsi couper court à toute flambée spéculative. 

L’Italie reste à cet égard en première ligne, à quoi s’ajoute le risque politique. Si des affrontements se font jour au sein de la nouvelle coalition au pouvoir à Rome sur certains choix économiques, l’Italie, mais aussi la zone euro, peuvent se retrouver en difficulté. Quelle serait la contrepartie demain pour Rome à l’utilisation par la BCE de cette arme anti-fragmentation? Les pares-feux de la BCE ne peuvent être déployés que si Rome suit les règles du jeu européen, s’agissant notamment sur les réformes et les engagements budgétaires.

Il ne faudrait pas rajouter une crise de l’euro à l’ensemble des crises existantes. On constate en tout cas qu’on reste confronté dans la zone euro à la difficulté de mener une politique monétaire pour 19 pays membres en raison des situations différentes des pays et donc de l’Italie, qui, même si elle se porte un peu mieux globalement en termes relatifs, demeure très fragile sur la dette.

 

Est-ce qu’on a tout essayé face à ces crises multiples ? Existe-t-il encore des pistes à tenter ?

Reconnaissons que la tâche est immense pour les gouvernements et les banquiers centraux. On est percuté de crises majeures, mais, pour le moment, on est plutôt bien protégé. Face à ces chocs macroéconomiques colossaux, le Covid et l’énergie notamment, on voit malgré tout que les économies arrivent à tenir. Mais jusqu’où peuvent-elles tenir ? Quelle est leur résilience là-dessus ?  Il faut surtout préparer cette résilience à l’avenir et donc accélérer sur les enjeux climatiques et industriels.

Qui doit donner le tempo sur ces questions : les pouvoirs publics, les entreprises ?

On doit avancer tous ensemble. L’industrie apparaît comme une faiblesse de la France. Notre pays peut se renforcer mais on a beaucoup payé la désindustrialisation. Je me pose cette question actuellement : peut-on juste réindustrialiser uniquement en baissant les impôts ? On a accompli des efforts assez importants du côté des politiques fiscales pour être plus attractif mais on constate qu’on n’a pas renversé la tendance côté industriel, notre déficit commercial n’a jamais été aussi élevé et on continue à détruire de l’emploi industriel.

Il faut aussi avancer sur la formation, y compris au sein de système éducatif, sur le financement de l’innovation et le fléchage de l’épargne, sur la R&D, sur les écosystèmes, sur les salaires des chercheurs et les partenariats avec l’industrie, des sujets en dehors de la fiscalité et du prix. Il faudrait aussi déterminer ce qui est stratégique dans notre économie, ce qu’on doit produire, y compris avec des financements publics.

Que pensez-vous du Plan pour piloter ces sujets ? Le Plan est-il utile ?
Oui, bien sûr. Jamais on n’a eu autant le besoin de planifier. La question du nucléaire, avec les renversements importants de tendance sur le sujet, est typique à cet égard : la construction par exemple des trois paires d’EPR de nouvelle génération est prévue de s’étaler sur 25 ans avec un objectif à 2050.On va avoir une stratégie énergétique qui risque d’arriver tardivement et qui ne résout pas le problème des prochaines années qui est celui d’augmenter rapidement notre production d’énergie décarbonnée. Idem pour les composants industriels, les batteries, le transport et le cloud qui sont les enjeux de demain. Le plan d’investissement « France 2030 » va dans le bon sens sur ce point

La taille critique est évidemment aussi l’Europe et on doit s’assurer que l’Europe devienne une zone de coopération, de coordination et moins un espace de mise en concurrence. C’est le moment de mettre le paquet sur ces sujets. On n’a pas le choix ! Et ce sont ceux qui accélèreront le plus vite, qui s’en sortiront le mieux au final.

N'y-a-t-il pas un manque général de pédagogie pour embarquer l’opinion sur ces questions ?  

Oui, mais la réconciliation des objectifs est difficile à opérer. Les questions du quotidien sont importantes, le pouvoir d’achat, la fin de mois, et, en même temps, on parle d’enjeux de dix, vingt, trente ans. Comment emmène-ton les gens là-dessus ?

Par exemple, sur l’énergie, afin d’aider les gens à amortir leurs factures, on est bien obligé à court terme de subventionner les énergies fossiles, et, d’un autre côté, il faut s’en sortir le plus rapidement possible.

Je trouve que, dans ce domaine, Emmanuel Macron a manqué un peu son « en même temps » habituel. Pour passer cet hiver et affronter les pics de consommation, mais aussi pour des questions écologiques, il va falloir réduire notre consommation d’énergies fossiles. Je pense qu’il aurait fallu introduire une contrepartie à toutes ces aides sur nos engagements en termes de consommation, en tout cas sur ceux qui le peuvent. On aurait pu proposer une incitation dans nos comportements de façon à sortir de la seule incantation sur la sobriété.

 

Mathieu Plane est économiste depuis 2000 et Directeur adjoint du département analyse et prévision à l'Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE) où il dirige l’équipe France. Il est responsable des prévisions pour l’économie française et en charge de questions de politique économique. Il enseigne l’économie à Sciences-Po Paris, à l’Université de la Sorbonne et à l’Aurep.

De 2013 à 2014, il a été conseiller économique du ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique.

Il participe à de nombreuses conférences, auditions et intervient régulièrement dans les médias. Il a écrit de nombreux articles dans des revues académiques et a participé à plusieurs rapports pour des institutions publiques. Et chaque année, il participe à des publications dans la collection « Repères » sur l’économie française, aux éditions La découverte.

 

 

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En s’appuyant sur les résultats du rapport annuel du Secours Catholique-Caritas France « À l'épreuve des crises- État de la pauvreté en France », publié le 17 novembre dernier, et du dialogue continu avec les personnes en situation de précarité, Véronique Devise alerte sur l’inquiétante accélération de la fragilisation des ménages exposés à l’inflation -déjà affectés par la pandémie de Covid-19.

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Sociétal - Jean-Marc Daniel
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Jean-Marc Daniel : Retour de l'inflation

En s’appuyant sur les définitions de l’inflation et ses précédents historiques, le président de Sociétal, par ailleurs professeur émérite de l’ESCP Business School et de Mines ParisTech, revient aux fondamentaux de la théorie économique et nous livre ainsi des clefs de compréhension du phénomène actuel de l'inflation que nous traversons. 

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