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Sociétal - Marc Lavoie

Face aux inquiétudes suscitées par l’explosion de la dette publique, notamment en zone euro, certains économistes, qualifiés de « post-keynésiens », soutiennent que ces inquiétudes et les contraintes sur la politique budgétaire qu’elles justifient relèvent de théories économiques dépassées et assez largement erronées. Le professeur Marc Lavoie, unanimement reconnu comme un des plus brillants défenseurs des thèses post-keynésiennes, revient dans cet article sur ce qui, selon lui, doit guider les politiques budgétaire et monétaire et leur articulation.

L’accroissement de la dette publique observé, conséquence de la crise financière mondiale de 2008, de la crise de l’euro de 2010-2012 et de la crise sanitaire actuelle de la covid-19, constitue-t-il un problème? La réponse dépend de la théorie économique à laquelle on adhère. 

Autrefois les choses étaient simples. D’un côté, majoritaires, nous avions les partisans de la finance saine – la Treasury view des années 1930, c’est-à-dire les thèses défendues par le Trésor britannique – selon lesquels les déficits publics et la dette publique ne pouvaient mener qu’à des taux d’intérêt élevés, et donc à la baisse des investissements privés, et même à la chute des dépenses des consommateurs, ces derniers étant effrayés par la perspective de devoir faire face dans le futur à des taux d’imposition plus élevés pour financer la dette. Selon une version extrême de la finance saine, des politiques d’austérité budgétaire – la consolidation fiscale – faciliteraient même la relance. Peu d’économistes croient encore à cette version de la finance saine. De l’autre côté, plus pragmatique, on avait les économistes keynésiens du courant dominant – les keynésiens orthodoxes – lesquels affirment que les déficits publics permettent de soutenir l’activité économique en périodes de récession. En dehors de celles-ci, dans la version dure de cette vision pragmatique, il serait préférable de consolider les finances publiques en revenant à l’équilibre budgétaire et même en accumulant des excédents, afin de se ménager une marge de manœuvre pour le futur ; dans sa version soft, la dette est soutenable tant et aussi longtemps que le taux de croissance de l’économie est supérieur au taux d’intérêt sur la dette, et donc, bien que la dette publique soit un fardeau pour l’économie, mieux vaut ne pas trop tenter de la réduire afin de ne pas faire plonger à nouveau l’économie.  

Mais depuis quelques années, les choses se sont compliquées. D’abord bien des certitudes de la science économique orthodoxe se sont évaporées. Il ne semble plus y avoir aucune relation positive entre les taux d’intérêt et l’endettement public ou les déficits publics. Les taux à 10 ans sur la dette souveraine de nombreux pays européens, pourtant excédant le ratio magique de 60%, sont longtemps restés négatifs. Encore aujourd’hui, le taux à dix ans sur la dette japonaise dont le ratio est de 250% est virtuellement zéro, tandis que ce même taux sur les obligations émises par les gouvernements grecs et français, pourtant notées BB et AA respectivement, est inférieur à celui sur la dette du gouvernement canadien, notée AAA. Les spécialistes en économie monétaire ont finalement dû reconnaître que les banques centrales pouvaient parfaitement contrôler les taux d’intérêt à court terme, et qu’elles pouvaient même avoir une très forte influence sur les taux à long terme, à condition, comme l’affirmait déjà Keynes en 1930, d’intervenir sur les marchés financiers à outrance, comme on l’a vu avec les opérations d’assouplissement quantitatif. En outre, avec l’explosion du bilan des banques centrales, il a bien fallu constater que le taux de croissance du stock de monnaie banque centrale n’avait aucun rapport avec le taux d’inflation des prix, et qu’il serait mieux, malgré de fortes résistances, de mettre au placard les enseignements qui avaient fait autrefois la joie des étudiants des cours de monnaie et banque.  

Ces réalités, évidentes depuis 2008, alors que les économistes orthodoxes avaient auparavant annoncé la fin des cycles d’affaires et vanté l’efficacité des marchés financiers, ont sans doute contribué à rendre davantage crédibles des théories économiques laissées jusqu’alors dans l’ombre, notamment les théories keynésiennes radicales, dites hétérodoxes. C’est particulièrement le cas de la Théorie monétaire moderne (TMM) – la Modern Money Theory ou encore la Modern Monetary Theory, mise en avant depuis une vingtaine d’années par des économistes post-keynésiens. Aux Etats-Unis, cette théorie, grâce à l’appui du Sénateur Bernie Sanders et de d’autres représentants Démocrates, a acquis une grande visibilité médiatique, à tel point que des sénateurs Républicains ont demandé, en vain, que sa diffusion soit interdite ! Cette visibilité s’est transportée en France avec la parution des livres de deux de ses partisans, Stephanie Kelton (Le Mythe du déficit) et Pavlina Tcherneva (La Garantie d’emploi), incitant même des chercheurs de la Banque de France à récemment y consacrer un long document de travail.  

A partir de l’étude des relations financières et comptables entre l’État, la banque centrale et le système de paiement dans le cadre américain, les partisans de la MMT affirment que l’État n’est aucunement contraint par la finance ; sa seule véritable contrainte, c’est un accès insuffisant à des ressources réelles lorsque l’économie approche ou atteint le plein emploi et la pleine utilisation de ses capacités, autrement dit les pressions inflationnistes. La banque centrale étant en mesure de contrôler les taux d’intérêt quel que soit le déficit budgétaire, notamment en fixant son taux directeur et en achetant et détenant la dette publique, l’État est toujours en mesure de financer ses dépenses et ne doit pas se préoccuper du niveau de la dette ou de son ratio par rapport au PIB. C’est ce que Abba Lerner, dans les années 1940, appelait la finance fonctionnelle par opposition à la finance saine. Ces affirmations reposent sur l’hypothèse que le pays en question dispose de la souveraineté monétaire. Celle-ci, selon la TMM, repose sur essentiellement quatre conditions : l’État définit la monnaie de compte ; les contribuables doivent payer leurs impôts avec la devise de leur pays ; les titres émis par l’État sont libellés dans la devise locale ; le pays opère sous un régime de changes flexibles. Sous ces conditions, l’État ne peut faire faillite. On donne généralement pour exemple des pays comme les États-Unis, le Canada ou le Japon. 

La France, ou toute nation de la zone euro, répond-elle à ces conditions ? Malgré l’enthousiasme des médias sociaux européens pour la TMM, la réponse des théoriciens de la TMM est négative. Outre l’imposition des ratios d’endettement public issus du Traité de Maastricht et de ses avatars, les auteurs de la TMM considèrent que l’euro est l’équivalent d’une devise étrangère pour la France, et ils en donnent pour preuve la crise de l’euro de 2010-2012 qui a mené à une explosion des taux longs dans plusieurs pays périphériques de la zone euro, notamment et surtout la Grèce, alors que le Royaume-Uni, détenant sa propre devise et dont les ratios financiers intérieurs et extérieurs étaient similaires à ceux de l’Espagne, s’en est sorti sans encombre. Le cas de la Grèce, et plus précisément ce qui lui est advenu en 2015, est évidemment le plus inquiétant pour un partisan de la TMM ou de l’approche par la finance fonctionnelle, car il démontre que la Banque centrale européenne (BCE) peut effectivement se comporter comme une puissance étrangère, ayant décliné de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort et donc de refinancer les banques grecques alors en manque de liquidités, dans le but de paralyser l’économie grecque et de forcer le gouvernement grec à entériner le plan d’austérité budgétaire proposé. 

Malgré tout, et outre le fait que la Commission européenne pourrait imposer des pénalités si un pays omettait systématiquement de se soumettre aux divers ratios budgétaires imposés par Bruxelles, peut-on dire que la France est suffisamment souveraine pour ne pas avoir à se préoccuper du niveau d’endettement de son gouvernement tout en échappant aux pénalités que pourraient lui imposer les marchés financiers, à savoir la chute de sa cote de crédit et des taux d’intérêt particulièrement élevés ? Personnellement, je répondrais par l’affirmative. La zone euro n’est plus ce qu’elle était avant 2010. D’abord, la BCE a beaucoup appris de la crise de l’euro. Avant 2010, la BCE n’achetait aucun titre émis par les gouvernements. Pour mettre en œuvre sa politique monétaire et pour jouer son rôle de prêteur en dernier ressort, la BCE se contentait de fournir des liquidités aux banques en prenant en pension des titres souverains (ou d’autres actifs bien cotés). Mais prendre en pension des titres souverains n’est pas équivalent à acheter ces mêmes titres sur les marchés secondaires. Dans le premier cas, la banque centrale s’assure seulement d’atteindre la cible qu’elle s’est donnée avec son taux directeur. Dans le second cas, du moins quand elle achète des obligations à long terme, non seulement la banque centrale contribue à atteindre sa cible, mais elle exerce aussi une influence à la baisse sur les taux longs. Avant 2010, la BCE contrôlait les taux à court terme, mais elle n’avait aucune influence sur les écarts (les spreads) entre les taux courts et les taux longs, contrairement à la Fed et à la Banque d’Angleterre.   

C’est ce que les marchés financiers savaient et c’est pourquoi les taux longs de certains pays de la zone euro ont explosé, en raison aussi de la crainte d’une sortie de l’euro vers l’ancienne devise nationale et donc d’un risque de change. Mais depuis 2010, et surtout depuis 2012 et depuis 2015 avec ses politiques d’assouplissement quantitatif, nous savons que si la BCE, de par ses statuts, ne peut acheter de titres souverains sur le marché primaire, au moment où les titres sont émis, celle-ci ne s’était refusé à intervenir sur les marchés secondaires que par tradition ou convention, ces achats sur les marchés secondaires (les opérations fermes d’open-market), étant explicitement autorisés par ses statuts, quoi que puissent en penser les Allemands.  

Pour résumer, tant et aussi longtemps que la BCE continue à acheter des obligations souveraines sur les marchés secondaires, pour s’assurer que la transmission de sa politique monétaire implique des taux longs relativement similaires pour tous les pays de la zone euro, ou à tout le moins des taux réels similaires, le cas français ressemble davantage à celui du Royaume-Uni ou du Japon qu’au cas des pays dollarisés ou à celui des gouvernements empruntant fréquemment dans une devise étrangère – les États que la TMM considèrent comme monétairement non souverains. Évidemment, rien ne garantit que les banques centrales en général, et la BCE en particulier, vont indéfiniment garder leur taux d’intérêt directeur autour de zéro, notamment à l’approche du plein emploi ou en raison de pressions inflationnistes, ou tout simplement pour affirmer leur indépendance par rapport aux gouvernements. Des taux d’endettement élevés impliqueraient alors une redistribution du revenu vers les ménages français détenant (directement ou indirectement) la dette publique ou vers les institutions étrangères détenant la dette française. Ne pas avoir de contrainte financière dans le sens précisé ci-dessus ne signifie pas que les ratios de dette publique doivent être illimités, comme le rappellent parfois les économistes post-keynésiens à leurs collègues de la TMM.  

Outre la TMM, il existe d’autres propositions radicales ou innovantes. Certains économistes européens et notamment français, voudraient que la BCE, en lieu et place des gouvernements, transfèrent des fonds aux ménages (c’est l’hélicoptère monétaire de Milton Friedman, soudainement rescapé tant par des économistes de gauche que de droite), afin de relancer l’économie et l’inflation. D’autres, qui considèrent que la dette publique est un problème, mais qui craignent la hausse future des taux d’intérêt et le retour à des politiques d’austérité budgétaire, proposent que la BCE annule purement et simplement la dette publique qu’elle détient. L’objectif est d’abaisser le taux d’endettement du gouvernement, en espérant que la baisse concomitante du ratio déficit public sur PIB sera suffisante pour éviter de déclencher l’austérité budgétaire. Mais ces économistes semblent oublier que si les titres publics à l’actif de la BCE peuvent disparaître, leurs contreparties au passif de la BCE – les dépôts des banques – seront toujours présentes et doivent continuer à être rémunérées (du moins quand le taux directeur fixé excédera zéro), diminuant ainsi les profits de la BCE et en conséquence les dividendes versés aux divers membres de la zone euro. Au final, cette annulation ne diminuera en rien le déficit budgétaire des pays membres, et il en va de même de la proposition d’hélicoptère monétaire, pour des raisons similaires. 

Ces tours de passe-passe comptables, ainsi que de nombreux autres aussi suggérés par diverses organisations ou des individus, ne régleront en rien la situation budgétaire de la France ou des autres pays européens. L’obstacle principal au retour vers le plein emploi reste les diverses contraintes budgétaires que se sont progressivement imposées les pays membres de l’Union européenne ou de la zone euro depuis le Traité de Maastricht. Le refus de permettre un budget déficitaire pour le gouvernement européen, est aussi une contrainte rédhibitoire. La décision prise en juillet 2020 de permettre exceptionnellement un déficit pour créer un instrument de relance est évidemment un pas dans la bonne direction, tout comme peut-être la décision récente de la Commission de relancer une discussion sur la gouvernance de l’Union Européenne et de ses règles budgétaires.  

 

 


Marc Lavoie est un économiste qui a enseigné à l'Université d'Ottawa et à l'Université Paris 13. Enseignant au Département de science économique de l'Université d'Ottawa de 1979 à 2016, il est professeur émérite à cette université. Depuis 2016, il est détenteur d'une Chaire de recherche d'excellence à l'Université Sorbonne Paris Cité et professeur à la Faculté de sciences économiques et de gestion de l'Université Paris 13. 

Il est aussi un ex-athlète olympique en escrime qui a notamment participé à de nombreux jeux Olympiques.