La Présidente-directrice générale pour la France du Groupe Zurich revient sur les transformations que connait actuellement le monde de l’assurance. Entre évolution de la relation client, montée en puissance des insurtech et cybersécurité, le secteur connait une profonde mutation pour s’adapter à un monde qui change.
Sociétal.- Après quatre années de direction de Zurich France, quel regard portez-vous sur les grandes évolutions du secteur de l’assurance ?
Florence Tondu-Mélique.- Le secteur de l’assurance est très actif, diversifié et en pleine expansion. Il évolue au rythme de nos modes de vie et des grandes transformations du monde.
Il y a quatre ans, à mon arrivée à la direction de Zurich France, le digital était au cœur des grandes évolutions du métier. L’année 2020 a agi comme catalyseur dans le secteur de l’assurance, comme dans beaucoup d’autres.
Désormais, nos clients attendent une expérience phygitale simple et intuitive leur donnant du contrôle, de la transparence et de la personnalisation. Nos opportunités de croissance sont portées par les nouvelles technologies, qu’il s’agisse de la blockchain pour la sécurisation des transactions, le big data au service d’une meilleure connaissance de nos assurés ou l’intelligence artificielle pour l’évaluation des risques.
Dans le même temps, nous observons une mutation des grands risques, qu’ils soient environnementaux, géopolitiques, ou liés à la cybersécurité, tant dans leur complexité et leur intensité que dans leur probabilité d’occurrence.
À l’image de nos sociétés, les économies sont de plus en plus mondialisées, les systèmes interconnectés et par conséquent, les risques de plus en plus globaux et systémiques. Le propre de ces grands risques est de toucher tout le monde en même temps. Ils ne peuvent être cantonnés et impactent des pans entiers de l’économie avec des réactions en chaîne.
À ce titre, la pandémie a été une démonstration sévère du coût des externalités négatives de nos modèles de développement et nous apprend deux choses.
D’une part, nos logiques assurantielles de diversification des portefeuilles ne fonctionnent plus lorsqu’un événement touche tout le monde en même temps à l’échelle de la planète. C’est une rupture profonde pour nos métiers qui nous oblige à revisiter nos modèles.
D’autre part, ces nouveaux périls ne peuvent être pris en charge par un unique agent économique, à l’image du risque écologique. A elle seule, la facture des catastrophes naturelles a augmenté de 50% en 2020 par rapport à 2019.
Face à ces problématiques, les assureurs ont une raison d’être d’autant plus essentielle au service des économies et sociétés, que ce soit dans l’accompagnement et le financement des transitions ou dans la prévention et la gestion des risques.
À l’image des fintech pour le secteur bancaire, l’émergence des insurtech a-t-elle accéléré les processus de digitalisation menés par les assureurs traditionnels ?
La disruption est clairement à l’œuvre dans le secteur de l’assurance. Aujourd’hui, les assurtech représentent 250 milliards de dollars de primes. Un montant qui devrait atteindre plus de 500 milliards en 2025.
Ces nouveaux entrants défient les acteurs traditionnels sur l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur, et en particulier la science des données et la relation client. Ils ne sont pas issus du seul monde de l’assurance, mais d’industries connexes ou de verticales fortes comme la data ou l’expérience client. Ils captent les nouveaux besoins avec le risque à terme pour les assureurs de devenir une commodité, de simples « porteurs de risques ».
Au-delà de ces nouveaux acteurs, c’est le métier de l’assurance dans son ensemble qui subit de profonds changements. Nous constatons un virage significatif dans les modes de consommation, avec une nouvelle génération à la recherche de solutions flexibles, sur mesure et facilement accessibles. Une transition que nous avons pleinement embrassée chez Zurich France, avec notre retour après plus de 15 ans d’absence sur le marché des particuliers, via notre offre Klinc, qui permet d’assurer les objets connectés ou de mobilité, à la demande et via un parcours client 100% digitalisé.
La distanciation nous a amenés aussi à repenser le relationnel avec nos clients. Comment recréer une proximité et un lien privilégié avec nos clients, entreprises et particuliers, dont beaucoup sont affectés par la crise, et nécessitent un accompagnement plus attentif que jamais ?
Pour nous adapter et anticiper ces grandes transformations, nous travaillons dans une relation de cocréation avec des entreprises innovantes. Ainsi, Zurich organise chaque année un Innovation Championship au niveau mondial, qui a attiré dans sa dernière édition près de 1 400 start-ups de 68 pays différents proposant des technologies et des solutions visant à relever les défis des générations de demain pour assurer un futur durable.
Dans le domaine assurantiel l’innovation se résume-t-elle à l’amélioration de la relation client et au développement de produits correspondants aux risques émergents ?
Le progrès technologique et son impact sur les comportements nous ont fait entrer dans une nouvelle ère qui transforme en profondeur nos modèles économiques, les forçant à se réinventer. L’assurance ne fait pas exception. Une résultante de ces évolutions est l’émergence de nouveaux risques, dont le cyber est à mon sens très illustratif.
L’augmentation et la puissance des cyberattaques sont sans nul doute des phénomènes qui impacteront le plus l’assurance dans les années à venir. Le Global Risks Report, qui interroge chaque année 650 professionnels du risque, classe le risque technologique deuxième enjeu le plus critique à moyen terme. La cybercriminalité s’est professionnalisée ; elle n’est plus le fait de quelques hackers en quête de défis, mais de groupes structurés, et parfois même d’Etats. Ces attaques sont d’autant plus préoccupantes qu'elles ciblent de plus en plus des secteurs industriels et des infrastructures stratégiques.
À ce titre, la technologie, en particulier l’intelligence artificielle, offre des solutions en matière d’analyse des protections et des faiblesses du système d’information de nos assurés, et permet une gestion de crise en temps réel pour faire face à des activités malveillantes.
Face à l’ampleur exponentielle des attaques, nous devons repenser notre façon d’exercer nos métiers, en travaillant plus en amont avec nos clients sur la prévention des risques, et de façon plus collaborative avec les pouvoirs publics.
En 2021, la sphère du risque cyber représenterait la troisième économie mondiale avec une valeur estimée à 6 000 milliards de dollars, juste derrière les États-Unis et la Chine – un montant que le secteur privé ne peut plus porter seul. L’Europe s’est d’ores et déjà saisie de ce sujet en lançant la révision de la directive Network and Information Security, qui a vocation à harmoniser les mesures de cybersécurité imposées aux organisations publiques et privées dont l'activité est considérée comme indispensable au fonctionnement du continent.
Vous avez annoncé vouloir mettre l’inclusion au service de l’innovation, comment concrétisez-vous cette convergence ?
Dans la nouvelle économie caractérisée par l’immédiateté et l’impermanence, la performance de l’entreprise dépend avant tout de l’intelligence collective, c’est-à-dire celle de l’ensemble des collaborateurs, qu’elle se doit de faire fructifier.
L’innovation naît de la confrontation d’idées, d’expériences, de la pluralité sous toutes ses formes, physique mais aussi cognitive. Le rôle du dirigeant est de favoriser et d’organiser cette diversité pour créer les conditions de cette intelligence collective, de permettre aux talents, quels qu’ils soient, de réaliser leur potentiel, de se « mettre en extension », et de faire de l’entreprise un corps apprenant.
On attend du dirigeant d’identifier le talent chez les autres, de catalyser des profils complémentaires, et de les faire avancer ensemble au service d’un projet mobilisateur. Cela requiert un leadership différent, relationnel et non plus vertical, intégrant des notions d’écoute, de bienveillance et d’authenticité. Un leadership plus humain, au service de l’autre et du bien commun.
Ce besoin met en exergue un autre impératif : celui de la fin des standards, de l’uniformité et du consensus, qui sont autant de freins à la créativité et donc au progrès. Le combat que nous devons mener est celui de la déconstruction des biais inconscients qui façonnent notre vision de l’autre et parfois de nous-même. Cela nécessite d’œuvrer concrètement à la transformation culturelle des organisations afin que chacun puisse avoir la chance qu’il ou elle mérite, d’être en responsabilité et en capacité de prendre la meilleure décision au plus près du terrain.
Chez Zurich, nous suivons un modèle d’inclusion et d’intégration des salariés qui valorise la diversité sous toutes ses formes. Ainsi, en 2021 nous avons l’objectif de réaliser 80% de nos recrutements d’apprentis et de stagiaires chez des candidats en situation de handicap ou issus de la diversité sociale et culturelle. Nous collaborons avec différentes associations dans cet objectif.
En tant qu’investisseur majeur dans l’économie, quel regard portez-vous sur l’innovation à l’échelle nationale et européenne ?
Que ce soit en matière de progrès social, écologique ou numérique, la France et l’Europe disposent des atouts nécessaires pour devenir précurseurs d’une économie plus innovante au service d’une société durable.
C’est l’enjeu du Pacte Vert et du Plan de Relance européen, Next Generation EU, de 750 milliards d’euros, dont la moitié est consacrée à l’innovation et à la transition énergétique. Ce plan est une pierre angulaire encourageant les entreprises européennes à innover et se transformer. Pour reprendre les mots d’Ursula Von der Leyen, il repositionne l’immense défi de sortie de crise en une opportunité de rendre notre tissu économique encore plus fort.
Si l’Hexagone reste attractif malgré la crise que nous traversons, c’est en partie grâce aux efforts engagés par le gouvernement pour accélérer la modernisation et la transition écologique et numérique. Et cela dès avant la crise. Le Plan de Relance français confirme cette volonté de faire de l’innovation un pilier de la reprise et d’une économie plus résiliente et plus verte. Il nous faut gagner la course sur les technologies de pointe comme le cloud et l’hydrogène. Un défi que nous serons d’autant mieux en mesure de relever que nous parviendrons à agir de façon solidaire et coordonnée avec les autres nations européennes.
Vous le rappelez, la moitié du plan de relance européen est consacrée à l’innovation et à la transition énergétique, est-ce suffisant pour exister entre les États-Unis et la Chine ?
Notre résilience face à la puissance des États-Unis et de la Chine dépendra de notre capacité à réformer et à développer nos propres technologies, dans une approche qui combine innovation et durabilité. Comme l’exprimait Bruno Le Maire, « ce Plan de Relance marque le passage de l’Union européenne à l’âge adulte. L’âge adulte, c’est celui de l’indépendance. […] C’est l’âge où l’on sait ce que l’on veut réaliser - une économie durable et respectueuse du climat et de la planète ».
À terme, les économies et les entreprises les plus responsables seront aussi les plus compétitives. Au-delà de la seule question éthique, le risque en Responsabilité, sociale et environnementale (RSE) impactera aussi bien l’actif, que le passif des bilans. Les entreprises capables de démontrer leur engagement en matière de durabilité sociale, environnementale et digitale bénéficieront d’un accès au capital moins coûteux dans la durée.
La Place de Paris peut être motrice de cette transformation qui conjugue croissance, inclusion et décarbonation. D’après le World Economic Forum, la fenêtre d’opportunité pour agir est restreinte : nous avons dix ans pour réaliser ce pivot, inverser les tendances et assurer un futur résilient.
Quels sont les freins à lever pour que la France et l’Europe deviennent les leaders mondiaux d’une innovation au service d’une société durable ?
L’économie numérique et responsable est l’économie du XXIe siècle. Nous devons créer les conditions de son développement. L’éducation en est la clé de voûte. Une priorité est de former les talents qui nous permettront de rester dans la course de la compétitivité mondiale. Aujourd’hui, 9 des 10 plus grandes capitalisations boursières comptent un cœur de métier à très fort sous-jacent technologique. D’après le US Bureau of Labor Statistics, la demande en emplois à forte composante mathématique croîtra de plus de 30% entre 2019 et 2029. Dans cette révolution, la solidité des cursus mathématiques joue déjà un rôle central, amené encore à se renforcer.
Outre leur portée économique, les mathématiques et les sciences constituent un des rares creusets de mixité sociale, où l'héritage culturel est moins déterminant pour accéder à l'excellence. Redynamiser la filière mathématique permet de mettre en lumière des talents autrement cachés par des biais sociaux et de disposer des compétences futures dans un monde de plus en plus digitalisé.
À un niveau européen, il est essentiel de continuer à tendre vers une harmonisation de nos réglementations. Seul un cadre commun et structurant permettra d’enclencher une dynamique de croissance vertueuse pour nos entreprises. Le Digital Services Act en est un bon exemple. Une Europe soudée et harmonisée sera un facteur déterminant.
Quelles sont les grandes tendances en matière d’innovation que vous observez aujourd’hui ?
« La nécessité est mère de l’invention » écrivait Platon. Depuis plusieurs années, nous observons un changement de paradigme en matière d’innovation. Les usages des nouvelles technologies ont redéfini le processus créatif. Un phénomène accéléré par la pandémie. La digitalisation est aujourd’hui devenue norme, avec une vague de start-ups digitales B2C qui arrive à maturité. Dans ce domaine, l’Europe reste largement derrière les États-Unis et la Chine. En revanche, nous avons une opportunité de prendre le leadership sur les innovations de rupture, celles qui s'attaquent à la résolution des grands défis du XXIe siècle dans les sciences de la vie, la lutte contre le changement climatique, ou la réinvention de l’industrie.
Le quantique, les jumeaux numériques, la green tech sont autant de technologies stratégiques sur lesquelles nous devons nous orienter afin de renforcer nos économies et répondre aux défis majeurs de demain. Les investissements dans les start-ups deeptech ont été multipliés par quatre entre 2016 et 2020. L’Europe et la France ont une carte à jouer pour se faire une place entre les États-Unis et la Chine, grâce à la qualité de nos universités, la renommée de nos ingénieurs et de nos chercheurs. Pour que les technologies de rupture de demain rencontrent leur marché, il est désormais essentiel de rapprocher les écosystèmes, en créant des synergies fortes entre industriels, centres de recherche et entrepreneurs de la tech. Les grandes idées émergeront de la confrontation de concepts, de la vision d’acteurs aux compétences et aux prismes complémentaires pour faire éclore des innovations qui irrigueront notre économie au bénéfice de tous.
Propos recueillis par Aude de Castet