Aller au contenu principal
Sociétal -  Éric Heyer & Xavier Timbeau

Le directeur principale et le directeur adjoint de l’OFCE analysent les premières conséquences de la pandémie sur notre dette publique. Si Xavier Timbeau et Éric Heyer dressent un premier état des lieux des pertes colossales que la Covid-19 a provoquées sur notre économie, les deux économistes appellent à ne pas « dramatiser la hausse de la dette » et même recommandent à se préparer mieux encore, aux futures crises à venir, notamment celles provoquées par le réchauffement climatique.

La pandémie de Covid-19 constitue un épisode extraordinaire dans l’histoire économique. Alors que les épidémies ont été nombreuses et que certaines ont provoqué des ravages humains, les mesures prophylactiques pour endiguer la pandémie de Covid-19 et en réduire le bilan humain le plus possible ont conduit à stopper l’économie par un confinement de presque 2 mois. Le contraste est net avec la grippe dite de Hong Kong en 1968, dont le bilan aurait été de 30 000 morts en France, et pour laquelle aucune mesure de précaution n’a été prise. La doctrine, énoncé en des mots très simples par Emmanuel Macron, a été « quoiqu’il en coute ». Bien qu’on ne dispose pas encore d’une évaluation précise – d’autant que la crise n’est pas terminée –, il est probable que les mesures prises auront épargné de nombreuses vies. Et cela a un coût colossal qui va se traduire, entre autres, en une augmentation de la dette publique, puisque c’est le budget de l’État qui a été un des principaux amortisseurs mobilisés dans l’arrêt de l’économie. Pour limiter les dégâts sur le tissu économique et donc permettre un rebond rapide de l’économie après son arrêt, les revenus des ménages ont été maintenus et la masse salariale des entreprises a été prise en charge par le dispositif d’activité partielle. À ce dispositif, qui représente la moitié de l’intervention publique à ce jour, s’ajoutent d’autres schémas (report de la réforme de l’assurance chômage, fonds de solidarité pour les entrepreneurs individuels et les très petites entreprises) ainsi que les stabilisateurs automatiques (moins de revenu pour les entreprises entraîne moins d’impôts perçus).

La perte provoquée par cette pandémie s’élèverait fin 2021 à 245 milliards qui se répartissent de la façon suivante : près de 202 milliards sont portés par les finances publiques, 82 milliards par les entreprises tandis que les ménages verraient au contraire leurs revenus augmentés de 39 milliards (voir les analyses de l’OFCE, de l’INSEE, de la Banque de France).

La dette publique progresserait en 2021 pour atteindre 115,3 points de PIB après 115,0 points de PIB en 2020. Ne pas dramatiser la hausse de la dette est essentiel. En effet, en 2011, trois ans après le début de la Grande Récession, la dette publique avait fortement augmenté dans tous les pays européens, de près de 20 points de PIB en moyenne. Ce phénomène n’était pas propre à l’Europe : la dégradation était encore plus spectaculaire dans les pays anglo-saxons. Mais la zone euro, du fait de ses règles budgétaires, de sa gouvernance particulière et de la crainte du passager clandestin, décida alors de changer de stratégie budgétaire pour une austérité rapide afin de rétablir l’équilibre des finances publiques dans chaque pays. Mais, bien que cela ait été délibérément ignoré, les pays de la zone euro étaient particulièrement sensibles à une politique budgétaire austère : combinées au chômage élevé, à l’appréciation du taux de change et aux politiques monétaires inefficaces dans un contexte de lowflation, les politiques synchronisées d’austérité ont plongé la zone euro dans une récession en 2012 que n’ont pas connu les autres pays développés.

Nous ne pouvons pas commettre les mêmes erreurs, ni économiquement, ni socialement, ni politiquement. Comme en 2008, les règles du Pacte de stabilité ont très vite été suspendues en invoquant les circonstances exceptionnelles. Il faut absolument éviter de rejouer ce qui s’est passé en 2011 : la tentation du retour à l’orthodoxie budgétaire, l’étouffement de l’activité et l’enfoncement dans une crise plus profonde. À cet effet, rappelons les conditions grâce auxquelles une politique d’austérité peut aider à rétablir les finances publiques d’un pays sans provoquer une hausse du chômage : qu’elle ne soit pas généralisée à l’ensemble des pays partenaires et qu’elle intervienne dans un contexte conjoncturel favorable et accompagnée d’une politique monétaire accommodante avec un taux de change favorable. Une des clefs est que les multiplicateurs budgétaires doivent être le plus bas possible pour qu’une consolidation budgétaire puisse fonctionner. La stratégie pour stabiliser les finances publiques est donc de commencer par réduire les multiplicateurs budgétaires – en diminuant le chômage, l’incertitude, le risque de déflation, le stress du système bancaire – puis de baisser la dette publique par une réduction du déficit.

Jusqu’où la dette publique peut-elle monter ? Tout d’abord rejetons l’idée qu’il faudrait « gérer le pays comme son ménage ou comme une entreprise » et qu’un endettement trop élevé qui est mauvais pour un ménage l’est nécessairement pour une nation. Contrairement à un agent privé, un État, parce qu’il lève l’impôt, a le pouvoir de fixer ses revenus. Autant dire qu’il est quasi-immortel, en tout cas qu’il ne disparaît pas s’il se retrouve dans l’impossibilité de rembourser ses créanciers. A contrario il est possible qu’il puisse faire défaut sur une partie de sa dette. Cela se produit généralement pour des États qui se sont endettés dans des monnaies étrangères (comme l’Argentine en 2002 endettée en dollars et plus récemment l’Islande en 2011 endettée en euros), ou lorsque leur banque centrale ne joue pas son rôle de « prêteur en dernier ressort » (la Grèce entre 2009 et 2012).

Le fait d’être endetté dans sa propre monnaie, d’être à l’abri d’une crise de liquidité, de pouvoir répondre à une demande d’actifs financiers sans risque – et que seuls les États peuvent émettre – donne la maîtrise de l’agenda et de la stratégie d’endettement. C’est la raison pour laquelle, contre les cassandres modernes, que les taux d’intérêt souverains français baissent depuis 2008 et que malgré l’augmentation spectaculaire de la dette, la charge d’intérêt n’a cessé de baisser.

Mettons l’endettement au service des générations futures

Il faut donc considérer cette crise comme un coup de semonce qui nous alerte, d’une part, sur l’impréparation de nos sociétés face aux crises sanitaires, d’autre part sur la nécessité de ralentir voire d’éviter des manifestations de plus en plus violentes de la crise écologique dans laquelle nous sommes déjà entrés. Rappelons que cette fois, nos réseaux de télécommunications, de production d’énergie, nos terres agricoles, nos infrastructures, sont restés en état de fonctionner. Les cyclones, les inondations, les sécheresses, les incendies qui accompagneront l’aggravation de la crise climatique menacent de mettre hors d’état un grand nombre d’entre eux, ce qui plongerait nos sociétés dans des pénuries et des désordres inimaginables. C’est cela que nous devons absolument empêcher.

Nous allons en effet devoir continuer à accroître l’endettement public pour mener à bien la gigantesque transformation de nos économies dont nous avons besoin. Cela ne pose pas de graves problèmes : nous devons et nous pouvons nous endetter et, au sein de l’Union européenne, adopter d’autres critères. Il faudrait déjà, lorsqu’on parle de déficit, retirer de son calcul tout ce qui relève de l’investissement public. La règle de « zéro déficit public » ne peut avoir de sens que si on la limite au déficit de fonctionnement. Et même alors, le déficit de fonctionnement en temps de crise est acceptable, s’il est compensé par un excédent dès la reprise. Quant au financement des investissements publics, il n’est pas absurde de l’étaler dans le temps et d’y faire participer les générations futures, qui vont en bénéficier, par le biais d’un emprunt. Face à l’inaction des gouvernements, les institutions européennes (BCE et Commission européenne) proposent aujourd’hui d’immenses plans d’investissement pour répondre à l’urgence et soulager les déficits nationaux de ces nouvelles dépenses. Le plan de relance de 750 milliards de la Commission européenne, basé sur un emprunt commun aux États membres de l’Union, est un pas en avant remarquable qui nous permettra d’éviter une redite de la crise de 2011. Celle-ci était en effet aussi une crise de la solidarité européenne : elle était très liée aux inégalités entre les pays face au financement de la dette sur les marchés financiers. Car la soutenabilité d’une dette publique dépend plus de son coût que de son niveau : or, tout en ayant des dettes comparables, certains pays lèvent de l’argent plus facilement, et à des taux plus faibles, que d’autres. En mettant en place un emprunt commun européen, destiné à être complété par des ressources fiscales propres (taxe carbone aux frontières, taxe sur les entreprises du numérique, etc.), nous sommes donc en train de constituer le début d’une intégration européenne plus forte, plus politique. 


Xavier Timbeau est directeur principal à l'Observatoire français des conjonctures économiques (O.F.C.E), centre de recherches en économie de Sciences-Po. Il travaille dans le domaine de l'analyse macroéconomique, de la prévision macroéconomique, de la modélisation économique et de l'économétrie appliquée.Parmi d’autres, ses sujets de recherche ont porté sur l’estimation du chômage d’équilibre et la prévision d’inflation. Il a également travaillé sur la question du retour au plein emploi, la croissance à moyen terme de l’économie française, le partage de la valeur ajoutée, le Pacte de stabilité européen et la fiscalité. Il a travaillé́ en tant que rapporteur dans le cadre de la Commission Stiglitz‐Sen‐ Fitoussi. Il est le coordinateur du Rapport iAGS 2015 (independent Annual Growth Survey). Membre du groupe technique de la commission des comptes de la Nation (représentant l’OFCE), depuis 1998. Membre du conseil scientifique du Crédoc. Il enseigne l’économie de l’environnement à Sciences‐po Paris et à Supélec. Diplômes : École Polytechnique (1989), ENSAE (École nationale de la statistique et de l’administration économique, 91), DEA‐université de Paris I. 

Éric Heyer est Docteur en sciences économiques, enseignant à Sciences Po Paris et à l’Université de la Méditerranée, Éric Heyer effectue l’essentiel de sa carrière à l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) en tant que chargé d’étude, puis directeur adjoint du département analyse et prévision. Auteur de nombreuses publications dans le domaine de des prévisions, marché du travail et modélisation, a notamment dirigé "L'économie française 2015" aux éditions La Découverte. Il est également professeur à l’Université d’Aix-Marseille et à la Skema Business School.