Face à un système scolaire français que Chantal Delsol déplore comme le plus inégalitaire d’Europe, la fondatrice de l’Institut Hannah Arendt et membre de l’Académie des sciences morales et politique décrypte, dans cette interview exclusive, l’idée de transmission pédagogique et dresse les perspectives de l’Education nationale pour les décennies à venir.
SOCIÉTAL.- De quelle éducation nationale la France devrait-elle rêver ?
Chantal Delsol.- L’Éducation Nationale est aujourd’hui un grand vaisseau ivre, et les enfants en sont les premières victimes. Pour quelles raisons, alors que nous avons de si hauts potentiels, une si grande tradition en termes de transmission, et des aspirations sincères à l’égalité des chances ? Je pense que l’Education Nationale a été littéralement détruite par le centralisme et par le fonctionnariat. Ce système tellement bureaucratique et si loin des préoccupations humaines du terrain, engendre l’immobilisme, le gaspillage, et chez les enseignants la paresse et/ou le découragement. Il coute très cher et il est inefficace – nous avons, par rapport aux pays voisins, une école qui coute plus cher et qui se trouve en queue des critères de valeur internationaux. Tout bureaucratie d’ampleur considérable paye très peu ses salariés inamovibles : en URSS, les gens avaient souvent deux jobs pour arriver à joindre les deux bouts. Nous sommes dans une situation analogue. Nos enseignants sont sous-payés et un certain nombre d’entre eux profite du système par absences répétées, double job etc. Comment leur en vouloir ? Le système ne tient que parce que ce métier suscite des vocations et des passions : un certain pourcentage de nos enseignants, pourcentage inévaluable, sauve le navire ivre par sa passion du métier et son dévouement aux enfants. Mais quel gâchis ! Par ailleurs l’école centralisée est propice à l’accueil des idéologies les plus extrêmes, qui y font leur nid comme un rat dans un gruyère. C’est pourquoi on a essayé partout des méthodes invraisemblables et complètement idéologiques, donc destructrices. Quand on part du principe que l’enfant n’a rien à apprendre, quand on supprime les classes de niveau parce que tous les enfants sont égaux, ce sont les plus faibles qui pâtissent. Songez que dans notre pays, le plus égalitaire d’Europe en terme idéologiques, le système scolaire est l’un des plus inégalitaires. Le résultat est la constitution d’une toute petite élite très talentueuse, provenant uniquement des familles éducatrices, pendant que l’immense majorité devient pratiquement illettrée. Ce qu’il faudrait faire ? Si l’on passait outre ce règlement tacite et non écrit qui limite à 18% le nombre d’enfants scolarisés dans les écoles privées, alors les écoles privées exploseraient et le public s’effondrerait. Dans le privé existent encore la discipline, l’idée de transmission, le projet pédagogique – d’ailleurs les enseignants du public le savent bien : ils mettent, en grande majorité, leurs enfants dans le privé…
De nouveaux Hussards Noirs sont-ils une utopie ?
Je ne crois pas que l’idéal républicain soit mort dans notre pays. Donc cela peut encore exister. Mais pour que cela existe, faut-il encore faire exercer ces « hussards » dans un climat réaliste et leur donner les moyens d’accomplir leur mission. Les Hussards Noirs d’il y a un siècle n’étaient pas épinglés par le directeur de l’école dès qu’ils donnaient une punition, ils avaient une véritable autorité, les enfants avaient l’habitude d’obéir et les parents avaient confiance dans les enseignants. C’est peut-être une question de mentalités – les parents d’élèves ont tendance à mettre en cause les professeurs de la même façon qu’ils vont faire un procès à leur chirurgien. Mais c’est aussi une question d’ambiance. Dans nombre d’écoles privées, cette confiance existe encore, et l’atmosphère générale de ces établissements permet à la transmission de se faire dans la bienveillance et la discipline. Les Hussards Noirs existent encore aujourd’hui. C’est ce prof de terminales en lycée de banlieue, auquel assigne trente petits bandits pour un salaire de misère, et qui parvient à force de lumineuse attraction, à leur faire passer un peu de Victor Hugo. C’est ce prof d’une école privée qui, grâce à plus de discipline acceptée mais toujours pour un salaire de misère, parvient à mener des expériences pédagogiques, ou crée des classes de niveau dissimulées pour donner leur chance aux plus démunis. Enfin, les misères du système global sont combattues par les écoles hors contrat, financées par du mécénat, qui permettent de redonner force et goût à la transmission grâce à des enseignants entièrement indépendants et dévoués. Les « hussards noirs » existent aussi de ce côté. Ce qui prouve que nous n’avons pas abandonné notre volonté de transmettre à tous dans de bonnes conditions, notre volonté de rééditer encore et encore l’histoire d’Albert Camus.
Comment enseigner dans les prochaines décennies dans un contexte où la légitimité même du savoir et de la transmission traditionnelle sont remises en question par les théories intellectuelles contemporaines ?
C’est assez clair : toutes les écoles dans lesquelles la transmission est mise au pilori, fabriquent et fabriqueront des crétins patentés, ou si vous préférez, des ignares. Car il n’y a pas d’alternative au refus de la transmission, sauf le Rien. En revanche, il faut compter sur les écoles qui ne sont pas tombées dans cette idéologie, et il y en a beaucoup. Et surtout, il faut espérer (on le peut, car elles ont déjà fait leur preuve dans l’histoire) espérer dans les familles éducatrices, ces familles dans lesquelles les parents font des sacrifices pour transmettre. Naturellement, cela signifie qu’il y aura de grandes inégalités, comme je l’ai dit plus haut. Car l’idéologie actuellement en vigueur dans l’Education Nationale, entraine par le fond tous les enfants sans support familial. C’est pourquoi d’ailleurs, par égalitarisme, on tente de supprimer partout les devoirs du soir, pour ne pas avantager les parents éducateurs. Pour résumer, la transmission aura lieu, elle a toujours lieu – mais elle sera rare, réservée à un petit nombre.
Comment revaloriser en France la figure de l’enseignant, si attaquée et si marginalisée sur le plan économique ?
L’enseignant est dévalorisé parce qu’il est mal payé et on le moque d’avoir trop de congés. Il faudrait que nous ayons des enseignants bien rémunérés, dotés d’un bureau à l’école pour recevoir les élèves et les parents, intéressés au projet pédagogique ; mais, en revanche, susceptible d’être révoqués s’ils ne travaillent pas. Par ailleurs, il est méprisé parce qu’il n’a plus d’autorité. Bien souvent, il n’a plus la maitrise des programmes parce que les élèves peuvent l’empêcher de parler de tel ou tel sujet. Ii a même physiquement peur dans certains établissements – souvenons-nous de Samuel Paty. Lui redonner son autorité signifierait que l’on a le courage de punir et de renvoyer les élèves qui sèment le désordre. Or personne ne veut le faire parce que « que va-t-on en faire, de ces élèves renvoyés ? ». Autrement dit, l’idéal de l’inclusion totale (qui est une figure de l’évangélisme immanent, donc utopique) nous impose de laisser le système lentement se démolir. Nous n’aurons des enseignants valorisés et confiants que lorsque nous aurons des autorités courageuses.