Parce que « l’innovation commence toujours par l’élargissement de la perspective », Sébastien Massart, directeur de la stratégie de Dassault Systèmes et ancien conseiller industriel à la Présidence de la République, explique comment l’innovation, et notamment le virtuel, a contribué à la création d’une nouvelle économie. Selon lui, l’industrie, « conséquence du rêve », crée de nouvelles responsabilités, de même qu’une exigence nouvelle quant à nos comportements.
Nouvelles expériences
Nous traversons un moment unique de virtualisation accélérée du monde. Malgré l’évolution très rapide, chaque génération traversant plusieurs ruptures majeures au cours de sa vie, nous ne nous en apercevons pas car nous apprenons à chaque fois très rapidement à vivre dans les nouvelles conditions socio-techniques. Ce qui paraissait précédemment impossible devient instantanément naturel, de telle sorte que même l’imagination rétrospective est un exercice très difficile : comment envisageait-on les déplacements avant le GPS ou les VTC ? Comment prenait-on des photos avant le smartphone ? Comment fonctionnait un carnet d’adresses avant Internet ? Il sera nécessaire, plus tard, de procéder à une histoire des représentations, car elles sont une traduction irréfutable des états mentaux de nos sociétés. Ainsi, dans les peintures de la Renaissance italienne, la naissance de la perspective au XVème siècle a permis et a accompagné l’« invention » de la subjectivité moderne. L’historien de l’art Daniel Arasse montre ainsi comment l’émergence de l’individu, tel qu’on le connaît dans nos sociétés avec sa capacité de jugement et son autonomie d’action, est reflétée dans la structure perspective du tableau, avec ses lignes et ses ombres. Désormais l’observateur, sujet humain, est positionné dans le monde au même niveau que les choses. Derrière cette évolution des représentations, et avec l’intervention concomitante d’une technologie de l’information appelée imprimerie, la société moderne émerge avec des révolutions majeures sur les plans scientifiques, politiques, religieux, sociétaux…
Que dire alors de l’époque que nous traversons ? Gutenberg avait multiplié la vitesse de recopie de l’information par un facteur 60 environ. Ce facteur est désormais devenu une exponentielle avec l’économie de la donnée. Sur nos écrans déjà, les cartes et les plans s’effacent au profit d’une représentation plus intime de notre expérience de l’espace. Nos parcours – trajet de A à B – sont linéarisés dans une perspective curviligne qui efface la géographie en adoptant le point de vue de l’acteur. L’espace est tout au mieux présenté comme une arborescence séquencée... et à l’extrême il est réduit à un point intitulé « estimated time of arrival » – négation du territoire parcouru. Les agendas numériques et partagés bouleversent tout autant notre représentation du temps, aplatissant « mon temps » sur « le tien » puisque nous pouvons naviguer les congruences. La navigation dans « Mes Photos » devient un Rubik’s Cube alternant des projections sur les lieux, les événements, la timeline, les profils, les humeurs… Ces nouvelles représentations matérialisent le tournant de l’expérience.
Nouvelle économie
Dans contexte, la valeur du virtuel a dépassé la valeur du réel. Or le thermomètre économique ne capte plus les phénomènes pertinents : la contribution mesurée de Wikipédia au produit intérieur brut (PIB) mondial est limitée à 100 millions de dollars environ, correspondant à son budget annuel, alors que la contribution réelle à l’économie mondiale est supérieure au moins d’un facteur 10.000, à travers la capacité pour l’intégralité des étudiants et des professionnels d’apprendre et d’explorer des savoirs de façon accélérée, pour les chercheurs de connecter et organiser la connaissance, pour les voyageurs d’éclairer la découverte des lieux et des pays…
Des premiers travaux d’économistes émergent pour tenter de mesurer cette valeur non visible liée aux plateformes numériques, ou à tout le moins de la rendre perceptible. Jonathan Haskel et Stian Westlake ont montré, à partir d’une étude des bilans des plus grandes entreprises mondiales, que les courbes se croisent : la valeur des actifs immatériels est devenue supérieure à la valeur des actifs tangibles depuis une dizaine d’années environ. Un autre économiste, Erik Brynjolfsson, a proposé une méthode pour mesurer la valeur de grandes plateformes à partir d’une enquête sociologique : son estimation médiane conduit à une valeur (par mois et par personne) de 500€ pour WhatsApp, 100€ pour Facebook, 50€ pour Maps… Montants financiers qui prennent toute leur signification si on les compare au salaire médian des mêmes populations. Ce sont des pistes encore incomplètes et peu robustes, mais elles permettent de percevoir l’écart grandissant entre l’économie visible et la valeur économique non-mesurée résultant des plateformes. Derrière cette incapacité à mesurer l’économie se trament des distorsions de valeur et donc un décalage au niveau de la politique publique et des conventions économiques. L’économique suppose en fait une nouvelle raison gouvernementale, sur ces territoires hybrides public-privé. Or ce sont ici que se jouent, pour les pays, leur capacité d’innovation et d’industrie pour le futur, de même que la capacité à protéger leurs citoyens, à les soigner, à les nourrir, à disposer souverainement des infrastructures nationales... Les nouvelles règles économiques emportent un nouveau régime de la fiscalité, de l’identité des personnes, un modèle de valeur reconnaissant la production et l’usage des données. Par exemple, alors que le XXème siècle avait consacré le brevet comme critère d’innovation, le XXIème siècle positionne désormais le logiciel et la donnée au cœur des stratégies d’innovation.
L’économie du passé paraît manquer de relief par contraste avec les nouvelles industries qui émergent, comme si l’on n’avait pas encore, jusqu’alors, identifié la valeur que génère telle ou telle activité pour la personne humaine… On découvre soudain la connexion des secteurs économiques à une finalité. On n’a plus affaire au secteur automobile mais à la filière mobilité. On n’a plus affaire au secteur pharmaceutique mais à la filière santé. On n’a plus affaire au secteur pétrolier mais à la filière énergie. A chaque fois, une remise en contexte est exigée : la mobilité s’évalue par rapport à un territoire, la santé par rapport à des corps et des personnes, l’énergie par rapport à un impact global. L’innovation commence toujours alors par cet élargissement de la perspective.
Nouveaux possibles
La première impression est celle d’une innovation soustractive. On ne fabrique plus des produits mais des expériences. Ce faisant on projette l’objet sur son usage. C’est ainsi que l’on peut supprimer des gaspillages, des excès de matière ou d’énergie, limiter les flux et les rejets, imaginer le réemploi... Cette pensée « organique », inspirée du vivant, procède par renforcement du métabolisme là où il est sollicité, de même que l’os croît quand il est soumis à un exercice ou que le lierre se développe là où sa tige rencontre un support. Il s’agit d’une démarche « économique » au sens où elle se focalise sur le plus important, « ce qui compte vraiment pour l’usager », qui n’est pas matériel mais bien expérientiel. Le plus difficile est alors de se projeter dans la perspective du futur antérieur. Pour d’une part identifier l’énergie distraite ou soustraite, celle que l’on peut libérer pour la remobiliser. Car il ne s’agit pas uniquement de soustraire, mais plutôt de multiplier les expériences possibles. Et donc, d’autre part, ce qui est beaucoup plus difficile : proposer des points d’application à cette énergie libérée.
Ici intervient le « rêve ». Il part de l’inutile : c’est une évidence puisque « je pouvais vivre sans ce nouveau service tant que j’en ignorais la possibilité ». Georges Bataille parlait de l’économie somptuaire et reliait ceci au phénomène du don : le fondement de la vraie valeur est en dehors de toute nécessité. Les industriels – on peut aussi dire l’entrepreneur – sont ces personnes qui formulent de tels rêves pour nos sociétés, et ce faisant qui les rendent réalisables. Ce phénomène n’est pas magique : il intervient quotidiennement et relève du vivant. Avant que la trompe de l’éléphant n’existe, elle était impossible… Tous les jours des entrepreneurs imaginent et créent des expériences qui étaient jugées jusqu’alors inatteignables. L’entreprise Lightyear propose une voiture propulsée par l’énergie solaire, qu’elle capte sur son toit. L’entreprise Joby Aviation propose un service de taxis volants autonomes pour se déplacer en ville. L’entreprise Futura Gaïa propose des fermes verticales qui permettront de rapprocher l’agriculture de la consommation alimentaire. Chacune de ces entreprises utilise des univers virtuels (apportés par Dassault Systèmes) pour imaginer, concevoir, produire et opérer son activité. La crise pandémique vient illustrer ce point aussi de façon marquante à travers la vitesse exceptionnelle de développement des vaccins : l’industrie est parvenue à franchir en 9 mois des étapes qui nécessitaient au moins 8 ans auparavant. Cette accélération fulgurante a été permise par un usage massif des données et des simulations dans la phase de recherche et d’essais cliniques puis une mise en production accélérée par la virtualisation des systèmes industriels. Dassault Systèmes a ainsi accompagné la majorité des essais cliniques commerciaux dans le monde concernant le coronavirus, avec des acteurs comme Moderna par exemple, en apportant une plateforme scientifique complète intégrant les données de santé.
En ce sens l’industrie est une conséquence du rêve. Elle requiert un nouveau récit industriel – envisagé par exemple par Pierre Veltz dans La société hyper-industrielle puis Pour une économie désirable. Le monde industriel, dont la prise de conscience ne fait aucun doute, se doit de proposer des solutions aux défis radicaux posés à nos sociétés et à notre planète. L’industrie s’y attelle en faisant émerger de nouveaux modes de vie. Ceux-ci supposent de réinventer le rôle de l’entreprise dans la société : à l’ère du capitalisme numérique et de l’économie de l’expérience, l’entreprise se doit de penser son insertion dans un « milieu », au croisement non seulement d’un écosystème d’acteurs économiques et de citoyens, mais également de systèmes vivants et de ressources naturelles. Ceci requiert une mise en cohérence du modèle de génération de valeur avec le modèle politique de l’entreprise, comme le pointe par exemple la chercheuse Isabelle Ferreras quand elle mobilise la science politique pour refonder l’exigence de démocratie dans l’entreprise. Cette évolution est un corollaire de la virtualisation du monde : la capacité à générer le rêve et à le réaliser suppose l’élargissement du fonctionnement de l’entreprise au-delà du paradigme managérial. Le problème est alors la mise en cohérence avec les choix des sociétés et les ressources dont elles disposent en termes d’imaginaire. Ainsi le rêve européen n’est pas de s’échapper de la planète – pour aller sur Mars ou ailleurs – mais de mieux l’observer pour mieux en prendre soin. Ceci a des conséquences industrielles très directes et constitue un patrimoine différenciant à l’échelle mondiale.
Nouvelles responsabilités
L’ouverture de ces nouveaux possibles, permise par le virtuel, conduit ensuite à une exigence nouvelle concernant nos comportements, l’organisation de nos sociétés et nos économies. Nous entrons dans le « nouveau Nouveau Monde » entrevu par l’anthropologue Georges Balandier : le continent à explorer n’est pas de l’autre côté des océans mais bien sur les territoires infinis du virtuel. Ce monde mêle entre eux le public et le privé, dans une hybridation déterminée par l’unicité de l’expérience – traversée par les données provenant des usages. Les espaces communs ouverts par le virtuel doivent désormais être habités, avec une nouvelle civilité et de nouvelles règles de comportements. Une nouvelle question « foncière » est inévitablement posée pour les territoires virtuels, répartis selon des domaines cohérents d’expérience. Qui les régule ? Quels sont les droits de propriété et faut-il les limiter ? Quelle est l’identité et l’identification des individus dans ces espaces ? Ces questions, de nature institutionnelle, ont été résolues avec pertinence par Wikipédia, dont le modèle de production de valeur est en harmonie avec le modèle de gouvernance. En revanche le problème reste ouvert et sans solution satisfaisante à ce stade en ce qui concerne les réseaux sociaux, avec toutes les dérives et conséquences bien réelles qui en découlent. Des problèmes analogues se poseront très rapidement dans le domaine de la mobilité, quand il s’agira de concéder l’exploitation d’un service de mobilité autonome sur un territoire. Ou encore dans le domaine de la santé, où la donnée permet de mieux connaître et adapter les thérapies pour un patient. Le risque serait de chercher à coloniser ces espaces – alors qu’ils nécessitent un soin attentionné et curieux pour que puisse émerger leur vraie valeur dans un rapport d’harmonie avec le monde réel. Il est frappant d’observer le pouvoir déclaratoire – le jeu de performativité – à l’œuvre dans les univers numériques. Tant que nous n’habiterons pas avec soin les univers virtuels, ce pouvoir vient, pour les apprentis sorciers de ce monde, avec son corollaire négatif : fake news, bulles spéculatives, destruction massive de valeur, aliénation des personnes face aux écrans et aux réseaux sociaux, cyberattaques…
Au siècle des Lumières, Emmanuel Kant avait fondé la morale sur un critère d’universalité, formulé dans le célèbre « impératif catégorique ». On peut le résumer ainsi : « Agis de telle sorte que le principe de ton action puisse être universalisé ». En deux siècles les conditions anthropologiques d’une telle approche ont profondément évolué. Le numérique a mis en œuvre à très grande échelle des grilles d’action universelles. La globalisation et ses effets conduisent à questionner l’universel dans son origine centrée sur l’Occident. Les enjeux du climat et de la biodiversité démontrent les conséquences terribles d’un aplanissement universel des comportements. Au XXIème siècle un nouvel impératif catégorique doit être imaginé, car il s’agit désormais moins de garantir l’universalité que de protéger la « natalité », c’est-à-dire la capacité à bifurquer, à ouvrir de nouveaux possibles, à produire de l’imprévisible. Tel est le combat face au risque, bien réel, que les technologies de l’information conduisent à surdéterminer nos trajectoires dans tous les domaines de l’expérience. « Agis toujours de telle sorte que ton action ouvre plus de possibles qu’elle n’en détruit » Effet miroir de l’économie de l’expérience (si l’on veut bien entendre « économie » comme organisation du logis) : sur le plan pratique il nous faut de nouvelles conventions de comportements pour les collectifs humains engagés dans un monde réel et virtuel. Pour prendre soin du monde, nous avons l’opportunité et l’obligation de prendre soin du virtuel et de l’habiter progressivement dans toute sa virtualité. C’est seulement à cette condition, de natalité, que nous pourrons relever les défis du XXIème siècle et créer la structure de co(i)mmunité (au sens de Peter Sloterdijk) qui permettra de retrouver une harmonie entre l’industrie, nos sociétés et le vivant.
Sébastien Massart est directeur de la stratégie de Dassault Systèmes. Il est également Vice-Président de l’association Tech’In France.
Auparavant, Sébastien a été conseiller technique au sein du cabinet du Ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, puis conseiller industriel à la Présidence de la République.
Il a commencé sa carrière chez Deloitte Consulting Group, puis comme responsable du développement économique à la DIRECCTE et à la Préfecture du Languedoc-Roussillon. Il rejoint ensuite l’Autorité des Marchés Financiers où il pilote la définition d’un nouveau plan stratégique intitulé « Redonner du sens à la finance » et prend part aux négociations européennes sur la régulation des marchés d’instruments dérivés. Il contribue ensuite, au sein de l’Agence des Participations de l’Etat (Ministère de l’Economie), au rapprochement franco-allemand entre KMW et Nexter.
Sébastien enseigne à SciencesPo Paris. Il est diplômé de l’Ecole Polytechnique et ingénieur des mines. Diplômé en philosophie de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et en physique théorique (master 2), il a publié plusieurs articles sur l’innovation et les univers virtuels, dont récemment : « Shaping the Unknown with Virtual Universes – the New Fuel for Innovation » (Global Innovation Index Report, 2020), « De l’entreprise-plateforme à l’institution sphérique » (Métamorphoses des relations Etat-Entreprise, Editions Manucius, 2020).