Puissante et fragile, L’entreprise en démocratie Éditions Odile Jacob, octobre 2020. Forts de leurs expériences respectives de sociologue de la démocratie et de praticien de l’entreprise, Dominique et Alain Schnapper montrent dans leur ouvrage comment les profondes transformations de ces dernières décennies questionnent la place de l’entreprise dans la Cité : est-elle en tant que telle un acteur politique, ou du moins est-elle appelée à le devenir ?

Le regard porté sur l’entreprise contemporaine, souvent teinté d’une dénonciation peu féconde, gagnerait à être confronté aux tendances de fond à l’oeuvre dans les démocraties contemporaines. C’est à cet exercice original et riche d’enseignements, consistant à mettre en lien l’entreprise et la question politique, que se livrent Dominique et Alain Schnapper. Forts de leurs expériences respectives de sociologue de la démocratie et de praticien de l’entreprise, ils montrent comment les profondes transformations de ces dernières décennies (mondialisation des circuits économiques, emprise croissante de la finance sur la gestion des entreprises, essor du numérique dans les entreprises, mais aussi, dans les sociétés démocratiques, exacerbation de l’individualisme et des exigences des individus) questionnent la place de l’entreprise dans la Cité : est-elle en tant que telle un acteur politique, ou du moins est-elle appelée à le devenir ? Devrait-elle le devenir ?
Cette institution-clé de la modernité détient en effet une capacité d’action et une puissance de transformation de nos sociétés qui sont en progression régulière depuis la fin de l’époque de l’entreprise dite « classique » de la société industrielle (1880-1980), c’est-à-dire l’entreprise industrielle qui formait un collectif d’action relativement autonome, mais que l’État parvenait à réguler et orienter, pour améliorer constamment, grâce à l’innovation technique et organisationnelle, sa production et sa contribution au corps social. La puissance multipliée que leur a donné l’avènement du numérique et l’accès à des marchés désormais mondiaux interrogent sur le pouvoir acquis depuis les dernières décennies par les plus grandes firmes. Ce pouvoir est de nature à concurrencer celui des États et à transformer le fonctionnement même de la démocratie (en particulier sous l’effet des réseaux sociaux, dont l’utilisation par des puissances étrangères dans les campagnes électorales est désormais avérée), alors que le processus de financiarisation risque de « dévoyer » l’entreprise, de la détourner de sa contribution historique aux sociétés modernes jusqu’alors orientée dans le sens du progrès économique et social. L’entreprise risque de devenir une source de rendement financier pour ses actionnaires et cesser d’être un collectif de travail et d’innovation dont les réalisations enrichissent non seulement les actionnaires mais l’ensemble de la société.
De plus, ces évolutions profondes pourraient remettre en cause le compromis social qui est au fondement des démocraties providentielles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : État-protecteur des salariés grâce au droit du travail et aux transferts des ressources vers les plus fragiles, et salariat stable. La précarisation des statuts, la polarisation de l’emploi, voire son « ubérisation », la question prégnante de la souffrance au travail diminuent les chances que l’individu moderne puisse « trouver son compte » au sein de l’entreprise. De fait, celui-ci, en tant qu’homo democraticus, éprouve à la fois un besoin de liberté et d’accomplissement de soi. C’est le travail qui est un élément essentiel pour donner un sens à son existence et contribuer à affirmer son identité. Il est rétif à l’autorité si celle-ci n’est pas justifiée par une supériorité dont il reconnaît la légitimité et prend des distances de plus en plus grandes et critiques avec toutes les institutions. L’entreprise ne pourrait alors apporter une réponse à ses aspirations et obtenir sa collaboration qu’en donnant du sens à son action.
Il se trouve qu’un modèle de gouvernance, plus engageant que celui de la RSE, donc mieux armé pour résister à la tentation du greenwashing, entend concrétiser cet élargissement des buts poursuivis par l’activité entrepreneuriale : l’entreprise à mission. La récente loi PACTE qui l’instaure permet ainsi aux entreprises françaises d’inscrire dans leurs statuts leur raison d’être associée à des engagements statutaires et un dispositif permettant de rendre compte de leur respect. Cette conception doit conduire la firme à agir non dans le sens de l’intérêt général, qui doit rester la prérogative de l’État, mais dans celui de l’intérêt collectif – c’est-à-dire celui de l’ensemble des parties impliquées dans la mission que se donne l’entreprise – répondant ainsi à la demande de sens de l’individu contemporain, à la recherche de la réalisation de soi. L’entreprise n’est donc pas politique en tant que telle, et ce n’est pas ce qu’on attend d’elle – ce n’est pas son rôle -, mais elle a assurément à voir avec le politique au sens large. En ce sens, fournissant les ressources qui permettent d’entretenir et de protéger toutes les populations, elle peut contribuer directement au destin à venir des démocraties.
On se trouve ainsi porté à partager un certain optimisme des auteurs quant à la capacité de l’entreprise à se repenser et à se renouveler, en maîtrisant les progrès de la technologie grâce à une action menée par un collectif, en répondant aux aspirations d’individus rendus incertains par les profondes mutations sociales de l’époque actuelle. Elle pourrait mener un projet commun inscrit dans la durée et tourné vers le progrès. Elle pourrait ainsi contribuer à la pérennité de nos démocraties, exposées à des dynamiques accentuant leur fragilité.
Par Patrick de Vaugiraud
Ingénieur de formation (1999), Patrick de Vaugiraud a exercé pendant douze ans des fonctions managériales en entreprise, a obtenu l’agrégation de sciences économiques et sociales, enseigne depuis 2016 en classes préparatoires commerciales.
Vers 1800, l’agriculture occupait les deux tiers des actifs, contre la moitié en 1870, et 3% aujourd’hui.
Le secteur tertiaire occupe une place majeure, avec 75% des emplois.
50% de la redistribution dans le monde a lieu en Europe.
L’industrie représente environ 30% du PIB français.
En France, seules 619 entreprises sont cotées à Paris, alors que le nombre d’entreprises de grande taille et de taille intermédiaire dépasse les 6 000 dans l’hexagone.
En Europe, Google a payé 8 milliards d’euros pour abus de position dominante.
À propos de Dominique Schnapper
Sociologue, Dominique Schnapper a exploré les liens entre la citoyenneté et la démocratie.
Elle est membre honoraire du Conseil Constitutionnel.
À propos de Alain Schnapper
Après une longue carrière dans le secteur privé, Alain Schnapper est devenu praticien associé à la chaire « Théorie de l’entreprise-modèle de gouvernance et création collective » de Mines ParisTech-Université PSL.