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Sociétal - Pierre Victoria

Pour Pierre Victoria, la raison d’être doit s’intégrer à la stratégie de l’entreprise et se distinguer par l’élaboration collective d’un texte de référence, la définition d’une performance plurielle et des objectifs de performance individuelle et collective intégrant des indicateurs clefs. Le directeur du développement durable chez Veolia qui fut l’un des acteurs majeurs de la définition de la raison d’être de la multinationale française, nous livre ici le récit de son modus operandi. Il revient sur la genèse du processus, rappelle la vision de l’entreprise de son PDG, Antoine Frérot et nous trace les transformations que cette nouvelle stratégie engendre.

Quand à l’été 2018, Antoine Frérot annonce sa décision de mettre en chantier la raison d’être de Veolia, je lui fais part de mon étonnement. Non seulement parce que le débat parlementaire sur la loi PACTE n’est pas achevé, mais surtout parce que son combat, au cours du long processus qui va du discours du Président Macron en octobre 2017 sur la nécessaire réforme de l’entreprise à la promulgation de la loi PACTE en mai 2019, a été en priorité d’obtenir la modification du Code civil afin que la définition de la société commerciale prenne désormais en compte ses obligations à l’égard de la « Société civile », comme cela est déjà le cas dans de nombreux pays étrangers. Je comprends vite que sa détermination à adopter une raison d’être par l’entreprise qu’il dirige est guidée par son impatience à mettre en oeuvre sa conception de « l’entreprise à vision élargie », acquise au fil de ses rencontres multiples depuis dix ans au Centre culturel international de Cerisy, au Collège des Bernardins ou encore au Club des juristes.

« L’entreprise est prospère parce qu’elle est utile, et non l’inverse ». Cette expression, souvent répétée, résume son idée centrale. Puisque le profit découle de l’utilité de l’entreprise, il est essentiel de dire en quoi et pour qui l’entreprise est utile ; et de veiller à l’équilibre dans la prise en compte des intérêts de ses parties prenantes. Ce sera l’objet de la raison d’être de répondre à ces questions et d’y associer les objectifs concrets qui lui permettront d'apporter la preuve de cette utilité pour chacun des différents publics qui s'engagent avec et aux côtés de l'entreprise.

Élaboration collective d’un texte de référence, définition d’une performance plurielle de l’entreprise, objectifs de performance individuelle et collective qui intègrent des indicateurs clefs, constituent les marques distinctives d’une raison d’être intégrée à la stratégie de l’entreprise.

 

Notre ambition était que le collectif que constitue l’entreprise écrive un acte fondateur qui traduise une vision partagée, donne du sens et montre un chemin.

 

Un processus collaboratif au service d’une vision élargie de l’entreprise

Contrairement aux choix de beaucoup d’entreprises qui ont privilégié une expression succincte de leur raison d’être, celle de Veolia est rédigée sur une pleine page. Il ne pouvait en être autrement, tant notre ambition était que le collectif que constitue l’entreprise écrive un acte fondateur qui traduise une vision partagée, donne du sens et montre un chemin.

La valeur de notre raison d’être se mesure moins par l’originalité de son propos que dans les échanges qui pendant six mois vont se réaliser entre le Conseil d’administration, le Comité exécutif, le comité ad hoc représentant les organisations syndicales, le comité des « critical friends », comité d’experts indépendants. Treize versions vont se succéder au fil de cette période, nourries par des débats parfois passionnés, sur la notion de progrès humain ou de services essentiels, la place de notre histoire dans notre présent et notre responsabilité pour construire un futur. Au fil de ces échanges, c’est bien l’utilité de Veolia, à travers l’assertion « la prospérité de Veolia est fondée sur son utilité pour l’ensemble des parties prenantes », de même qu’un alignement des différents niveaux de gouvernance sur une vision partagée qui se sont dessinés.

Lors de l’assemblée générale d’avril 2019, c’est une entreprise alignée sur son objectif - « préparer le futur, en protégeant l’environnement tout en répondant aux besoins vitaux de l’humanité » - qui présente sa raison d’être à ses actionnaires. Au-delà de son utilité, c’est aussi une entreprise qui sait en quoi elle est différente des autres : par l’équilibre entre l’accès aux services et la protection de l’environnement, par l’intimité de sa relation avec les territoires pour qui nous gérons des services de proximité, par le pari fait sur la responsabilité individuelle des salariés travaillant pour la plupart en milieu ouvert, et par l’indispensable implication de tous les salariés, dont 90% ne sont pas cadres aux décisions stratégiques de l’entreprise.

Je suis pour ma part convaincu que ce travail collectif d’introspection et de vision partagée a permis à l’ambition - depuis lors affirmée - d’être le champion de la transformation écologique, d’être crédible et appropriée.

 

La performance plurielle met au même niveau d’attention et d’exigence cinq niveaux de performance : économique et financière ; commerciale ; sociale ; sociétale et environnementale.

 

De la vision partagée à la performance plurielle

Le texte de notre raison d’être annonce notre volonté de ne pas en rester au « pourquoi ». Pour répondre à la question, peut-être encore plus complexe du « comment ? ». La réponse d’Antoine Frérot tient en une évidence : « changer la mesure de la performance de l’entreprise ».

Est ainsi promue l’idée de performance plurielle qui met au même niveau d’attention et d’exigence cinq niveaux de performance : économique et financière ; commerciale ; sociale ; sociétale et environnementale. À chaque dimension de performance est associée une partie prenante prioritaire : actionnaires, clients, salariés, société, planète.

Des objectifs de moyen terme, intégrés dans notre plan stratégique y sont associés, matérialisés par dix-huit indicateurs.

Ces indicateurs, qui seront audités par des organismes indépendants, font désormais partie du calcul de la rémunération variable des cadres supérieurs et des objectifs de performance plurielle seront désormais fixés à tous les collaborateurs au cours de leur entretien annuel d’évaluation.

Pour donner plus de lisibilité à la mise en œuvre de la raison d’être à travers sa performance plurielle, nous l’avons présentée sous forme de roue qui ne sera peut-être pas la roue de la fortune, mais que l’on espère être celle de l’utilité et la prospérité pour tous.

Notre raison d'être et notre performance plurielle au services de nos parties prenates

La Raison d’être à l’épreuve des faits 

Le tableau de la performance plurielle, intégré au nouveau plan stratégique de Veolia, a été rendu public en mars 2020 autour de cette nouvelle ambition d’être le leader de la transformation écologique.

Depuis lors, la crise sanitaire et le projet de rapprochement avec Suez ont fortement modifié le contexte dans lequel l’entreprise a évolué. La question se pose légitimement de savoir si la raison d’être a été un guide et une boussole et a permis de garder le cap dans la tempête ou si elle s’est abîmée face à la dure réalité du monde en général et celui des affaires, en particulier.

En mai 2020, le comité de pilotage de la raison d’être qui se réunit environ toutes les six semaines, a rassemblé l’ensemble des initiatives, au niveau du siège comme dans l’ensemble des géographies du groupe, prises à l’aune des engagements de la raison d’être et des parties intéressées : versement aux actionnaires de la moitié du dividende envisagé, maintien de la rémunération des salariés en chômage partiel, protection des salariés, plan de continuité des services essentiels, accès aux services d’eau pour les populations vulnérables, nouveaux services de désinfection pour nos clients… La question majeure était d’évaluer s’il y avait eu un équilibre entre les parties prenantes, dans le bénéfice des actions menées ou des efforts demandés. En effet, la recherche de cet équilibre a été considérablement renforcée par la crise, comme si celle-ci appelait à une vision plus équilibrée de l’entreprise.

Elle nous a aussi amené à renforcer nos engagements sociétaux, notamment sur l’accès et le maintien des services essentiels et la mesure de l’impact socio-économique de nos activités afin d’être encore plus en résonance avec les attentes de la société.

 

Notre raison d’être a confirmé son statut à la fois de guide et de feuille de route pour une gouvernance d’entreprise qui s’assure de la réalité de sa mise en œuvre.

 

Bien évidemment, la cellule de crise qui a piloté cette période critique n’avait pas le seul tableau de bord de la performance plurielle comme référentiel d’action. Cependant, l’analyse des actions à la lumière des engagements, des indicateurs et des parties prenantes, la capacité à en débattre collectivement et à en apporter les compléments nécessaires sans remettre en cause son architecture ont confirmé son statut à la fois de guide et de feuille de route pour une gouvernance d’entreprise qui s’assure de la réalité de sa mise en œuvre.

Si tel est le cas, et dans la mesure où l’analyse de la raison d’être s’impose désormais aux comités d’investissement, le projet de rapprochement entre Suez et Veolia, ne pouvait échapper à une analyse critique à l’aune de l’esprit et de la lettre de la raison d’être. Une démarche d’autant plus indispensable qu’il eût été facile, et certains ne s’en sont pas privés, d’essayer de voir une contradiction majeure entre une raison d’être considérée comme « bienveillante » et un rapprochement qui n’était pas souhaité par la gouvernance et la direction générale de Suez.

Antoine Frérot l’a exprimé lors du lancement de la chaire de l’École des Mines de Paris, le 14 octobre 2020 : « Notre rapprochement avec Suez s’inscrit dans la perspective annoncée dans notre raison d’être : « Contribuer au progrès humain, en s’inscrivant résolument dans les Objectifs du Développement Durable pour parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous »». Et de préciser ce que chaque partie prenante aurait à y gagner, pour conclure : « grâce à ce rapprochement, nous pourrons maximiser notre utilité et notre impact pour l’ensemble de nos parties prenantes ».

 

 

Faire vivre la raison d’être, définir et piloter une performance plurielle, trouver un équilibre entre les parties prenantes sont des objectifs ambitieux qui procèdent d’une démarche exigeante.

 

 

Il serait, d’ailleurs, à la fois judicieux et cohérent que les différentes options qui s’offrent à Suez soient analysées au regard de leur utilité pour la Société et de l’intérêt relatif de chacune des parties prenantes.

Définir un projet industriel dans le cadre d’une offre publique d’achat en faisant référence à son utilité et son impact pour la Société et préciser l’intérêt que pourra y trouver chacune de ses parties prenantes laisse entrevoir l’émergence d’un genre nouveau d’entreprise, de ce nouvel âge du capitalisme que l’on ne sait encore nommer mais qui sonnera le glas de celui qui ne fût obnubilé que par la maximisation des profits.

Faire vivre la raison d’être, définir et piloter une performance plurielle, trouver un équilibre entre les parties prenantes sont des objectifs ambitieux qui procèdent d’une démarche exigeante.

Notre volonté est de faire de cette vision partagée, de cet acte d’ouverture à l’égard de notre écosystème, le langage commun de tous les acteurs de l’entreprise.

Le projet de rapprochement Veolia-Suez s'inscrit dans la raison d'être de Veolia

 


Biographie de Pierre Victoria

Directeur du développement durable de Veolia de 2012 à 2020, Pierre Victoria est un expert engagé et reconnu sur les sujets de transition écologique et de transformation de l’entreprise au service de la société.

Il est aujourd’hui :

- Professeur associé à Sciences Po Rennes en charge du cours « Entreprise et Société »

- Vice-président de la Fabrique Écologique Membre du bureau du Comité 21 

(représentant les entreprises)

- Expert-associé à la Fondation Jean Jaurès, en charge du secteur entreprise

Membre de la CFDT, Il a été membre du conseil d’administration de Veolia, représentant les salariés de 2014 à 2018.

 Il a été élu pendant 16 ans au niveau local et régional en Bretagne (1989-2005). 

Député à l’Assemblée Nationale de 1991 à 1993, en tant que suppléant de Jean-Yves Le Drian.

Auteur de différentes notes au sein de la Fondation Jean Jaurès sur la gouvernance partagée et la réconciliation entre l’entreprise et le citoyen.