Pierre de Saint-Phalle, enseignant-chercheur à l’Institut d’Études politiques de l’Université de Lausanne, sonde ici la profondeur historique des théories monétaires pour éclairer les débats contemporains sur la dette globale. Il rappelle notamment l’importance de la définition et de la délimitation du périmètre de la dette.
« La confiance ne se conquiert pas. »
Par cette phrase, John Law (1705) soulignait combien il est difficile de rester digne de la confiance de ses créanciers. Le plus ancien des théoriciens de la pensée monétaire selon Schumpeter est resté tristement dans les mémoires pour le « Système de Law » (ensemble institutionnel original qui réorganisa la monnaie, l’économie et les finances du royaume entre 1715 et 1720). La chute de ce système prit la forme d’une crise de 1929 avant l’heure. Une crise boursière et monétaire aux allures de bank run frappa à mort la première monnaie moderne française faite de papier1. Law voulait déjà que l’argent soit imprimé, que sa valeur soit fluctuante, dépendante des besoins économiques, et non arrimée à la valeur d’un métal. Il souhaitait une banque nationale responsable de son émission et de son pilotage. Du point de vue de la théorie économique, il souligna en particulier l’importance de la demande et de la pondération du risque comme éléments nécessaires à toute analyse.
L’Europe du jeune XVIIIe siècle faisait face à des dettes publiques croissantes, à des instabilités monétaires et à des guerres. Savoir endetter son État avec succès était déjà un art qui voulait devenir science. Comment définir la dette publique ? Comment susciter la confiance des créanciers ? Comment donner des gages aux promesses souveraines de remboursement ? Comment assurer la « circulation » de la dette publique ? Ces questions anciennes continuent à diviser sur le plan théorique comme politique. Cet article n’a d’autre ambition qu’un éclairage rapide des débats contemporains à la lumière du passé.
Dès cette époque, piloter ses finances et son « crédit public » intime à un gouvernement de tout faire (ou presque) pour rassurer et convaincre ses actuels et (surtout) futurs créanciers. Il s’agit d’une question de vie ou de mort, un manque de confiance pouvant signifier peu ou pas de moyens, ou des emprunts plus onéreux. On s’endette pour affronter l’ennemi en temps de guerre, on se désendette en temps paix pour gagner la possibilité de se réendetter. L’État français, régal des traitants et financiers, est une monarchie absolue qui annule ou reporte souvent le paiement de ses échéances. Le roi emprunte parfois à un taux de 35% jusqu’en 1750. L’ennemi anglais, doté d’une chambre basse élue responsable du budget, de sa publication et de l’émission de dettes à intérêts composés, emprunte à 5%. Les Anglais remboursent toujours leurs dettes. Prêter à la France est plus risqué, plus profitable aussi. La dette ancienne et la dette contemporaine ont en commun la particularité d’être l’objet de spéculation ou « agiotage ».
Selon Montesquieu (1738), un souverain doit savoir défendre l’intérêt de ses créanciers jusqu’à, en dernier ressort, y sacrifier celui des contribuables. Le souverain doit montrer qu’il veille à l’équilibre entre ces deux intérêts antagonistes, mais en vérité, il doit défendre les créanciers contre les contribuables. La raison est simple : il faut, comme en amour, sans cesse donner des preuves, le moindre doute pourrait demain rendre l’emprunt plus cher. À l’époque, les grands argentiers du royaume sont majoritairement nobles, catholiques, propriétaires terriens, et ne paient aucun impôt. Cette sociologie des créanciers de l’Ancien Régime change à partir de la Guerre de Sept Ans, mais c’est une autre histoire2.
L’emprunt étatique a toujours été une solution rapide à tous les maux, la crise de 2008 comme la crise du Covid-19 l’ont encore démontré : en cas d’urgence et de menace grave, les États considérés comme solvables ont la capacité de mobiliser l’épargne disponible en un temps record. Plus la crise est profonde, plus l’angoisse quant à l’avenir est forte, et plus ces fonds en mal de fructification trouvent rapidement le chemin des caisses publiques. Soit par créances, soit par impôts.
Ici réside l’un des nombreux paradoxes de la dette publique. Elle serait un « poids », un « risque », un « fardeau » pour les « générations futures » (expressions déjà en vogue à l’époque), et, tout à la fois, un refuge unique et très prisé pour l’épargne privée. La puissance étatique exerce un pouvoir immense par sa capacité à emprunter. Témoin de cette puissance, Turgot maudit l’invention des emprunts d’État. Il remarquait que les guerres n’ont de terme qu’au moment où un des belligérants ne trouve plus de créanciers. La dette rend la guerre trop facile et trop longue. Adam Smith partage ce point de vue. Les États sont les seules institutions à pouvoir promettre un retour assuré du capital après 20, 30 ou 50 ans. Le mot « capitaliste » ne désigne d’ailleurs que les créanciers de l’État au XVIIIe siècle, il prend son sens actuel début XIXe, peut-être sous la plume de Jean-Baptiste Say.
Notre histoire et nos institutions ont été en partie façonnées et constituées pour permettre l’existence, la pérennisation et la liquidité maximum de la dette étatique.
Comme l’État a une capacité à promettre avec laquelle nul ne peut rivaliser, ceci explique les taux négatifs récemment pratiqués : la situation est tellement incertaine que les prêteurs préfèrent perdre un peu de la somme totale, mais savoir que cette somme diminuée leur reviendra bien. Notre histoire et nos institutions ont été en partie façonnées et constituées pour permettre l’existence, la pérennisation et la liquidité maximum de la dette étatique. L’Agence France Trésor (instituée en 2001 pour piloter l’émission de la dette française) a pour objectif la liquidité maximum, c’est-à-dire la confiance maximum dans ce produit d’exportation (la moitié de la dette française est détenue par des non-résidents en 2021).
Il existe plusieurs raisons pour perdre confiance dans la dette d’un État. La première est évidente, le risque politique : lorsqu’un gouvernement a pour programme de déroger, d’une façon ou d’une autre, à la discipline de la dette (i.e. annulation par les soviétiques des dettes russes en 1918). La seconde est circonstancielle et imprévue, il s’agit du risque économique : c’est le cas lorsqu’un gouvernement n’a plus les moyens financiers de respecter ses engagements (i.e. annulation des 2/3 des dettes privées et publiques par la fin rétroactive des clauses-or par le Congrès américain en 19353). La troisième est plus difficile à cerner : les acteurs peuvent anticiper une crise de la dette dans l’avenir proche, à raison ou à tort, et une forme d’angoisse diffuse peut naître, générant des tensions spéculatives (i.e. en France entre 1787 et 1789). Il s’agit du risque de rupture de confiance institutionnelle, difficile à anticiper autant qu’à faire cesser puisque « la confiance ne se conquiert pas ».
La France de 2021 vient de subir plusieurs années très périlleuses sur les plans sociaux, politiques et économiques, et la confiance institutionnelle fut malmenée. Lors de la campagne présidentielle de 2017, la dette publique fut objet de vifs débats, non seulement en raison de son volume, mais en raison de ses modalités (dette de marché, objet de spéculation, détenue par des étrangers). De nombreux partis ont alors déclaré vouloir annuler, renégocier ou réaliser un audit de la dette. Au premier tour, si l’on additionne les scores de ces partis sans tenir compte de leur place sur l’échiquier politique général, les Français ont donné une majorité à ces critiques du système d’endettement. Seuls les candidats LREM et LR défendaient la stricte discipline de la dette. Le système de vote majoritaire à deux tours a permis d’escamoter ce risque politique, pour l’instant.
Le risque économique semble assez faible : croissance et rentrées fiscales sont annoncées en hausse pour 2022. La comparaison des comportements budgétaires est cruciale pour les évolutions du marché de la dette. Si le volume général de la dette française a augmenté, ce fut le cas aussi partout ailleurs. Les États-Unis lancent de grands investissements publics, creusant leur déficit et leur dette. Dans une même logique de relance, l’Assemblée Nationale a voté le 8 novembre l’amendement le plus cher de toute la Ve République. Reste le risque de la rupture de confiance institutionnelle. Ici prennent place les débats sur la « dette globale ».
La dette, sa définition comme ses modalités d’émission et de remboursement sont des enjeux politiques fondamentaux. Accepter la dette telle qu’elle existe déjà, avec ses contraintes et ses normes, signe aujourd’hui l’appartenance au camp des « conservateurs socio-économiques ». Ce ne fut pas toujours le cas4. L’une des stratégies employées ces dernières années par les acteurs les plus inquiets à propos des comptes publics, fut de déclarer qu’une partie des dettes publiques étaient comme cachée ou escamotée dans les comptes. Il existerait selon eux une différence entre « dette publique » et « dette globale ». Ce débat remonte à la définition de la dette « Maastricht » (1992), puis du rapport Pébereau (2005) sur la dette publique. Le traité de Maastricht a exclu certains éléments comptables du périmètre de la dette comme les pensions des fonctionnaires français par exemple. L’enjeu était de créer des repères financiers pour mesurer et surtout comparer les politiques budgétaires d’États aux histoires, structures et juridictions différentes. En 2005, le rapport Pébereau, commandé par Thierry Breton, stipula la nécessité de l’incorporation à la dette française des 2000 milliards de pensions promises, écartées de la définition de la dette Maastricht. Ce rapport semble avoir soit anticipé soit influencé les différents projets dits « libéraux » en ce qui concerne la réforme de l’État et une politique budgétaire dite saine. Depuis, l’expression « dette globale » signale et désigne la volonté d’incorporer ces pensions de retraite à la dette publique, ce qui gonflerait immédiatement le ratio dettes/PIB. La dette passerait, selon les calculs, de 120% à 470% du PIB.
Pas de consensus sur le périmètre des dettes publiques.
Délimiter, définir ou décrire les effets de la dette représentent des enjeux théoriques autant que politiques. Il a donc toujours existé des débats sur le périmètre des dettes. Désigner la dette comme « publique », « nationale », « globale » ou « souveraine » n’a ni exactement le même sens, ni la même portée. Les acteurs qui mobilisent la dette dans leurs stratégies rhétoriques choisissent souvent les termes en fonction du cadrage recherché. En matière de dette publique, les mots sont importants, parfois plus que les chiffres.
En 1789, les députés décident que les sommes dues aux propriétaires d’offices, du fait du vote de la fin de leur vénalité, doivent être considérées comme dette nationale5. Le chef du gouvernement royal, Jacques Necker, s’y oppose. Cela ferait bondir les chiffres de la dette, déjà impossible à rembourser ou faire rouler sans réformes d’envergure. En incorporant les sommes des offices à rembourser à la dette nationale, les députés eurent ensuite plus de facilité à voter la saisie des biens du clergé, puis leur revente par la création des assignats. La question du périmètre à choisir était alors très politique. Incorporer des éléments à la dette qui la font gonfler, artificiellement ou non (selon le point de vue) modifie les perspectives des acteurs politiques et économiques. Les sacrifices semblent moins douloureux lorsqu’ils sont décrits comme nécessaires.
Ici réside la difficulté : aucun énoncé sur la dette n’est politiquement innocent. On trouve aujourd’hui, faces aux lanceurs de l’alerte sur la « dette globale », plutôt partisans de la rigueur budgétaire, des « annulationistes »6, plutôt partisans de la relance budgétaire. Un débat agite les économistes dits hétérodoxes : pour à la fois réaliser la transition écologique et réduire la pression sur les budgets étatiques, il faudrait procéder à l’annulation des dettes étatiques détenues par la Banque Centrale Européenne au titre des rachats dits d’assouplissement quantitatif7. Pour résumer, les institutions publiques européennes se devraient à elles-mêmes, se rembourseraient elles-mêmes, et il conviendrait, par un jeu d’écriture, d’effacer cette fausse dette, et de la transformer en crédits de transition écologique. Ici aussi, il est question de périmètre et de changement de perspective. Malgré les efforts déployés, nul ne semble encore comprendre pleinement, ni encore moins prévoir, les effets et le rôle de la dette sur nos systèmes financiers et politiques. Les économistes spécialistes de la dette ont appris la prudence8. Tout discours trop assuré sur la dette devrait alerter le citoyen : il s’agit d’une opinion, parfois étayée, mais jamais d’une science exacte. La confiance ne se conquiert ni ne se calcule.
La dette possèderait selon David Hume un caractère presque hypnotique qui peut paralyser le personnel politique d’un système représentatif. Tout l’action d’un gouvernement pourrait, peu à peu, uniquement se focaliser sur son crédit, sur les remboursements et sur les économies à effectuer. L’historien britannique Adam Tooze a publié en 2018 un livre remarquable portant sur les dix années qui suivirent la crise financière. Il rappelle qu’au printemps 2007, nul ne songe alors à la financiarisation de prêts immobiliers boiteux. Ce qui interpelle et mobilise les volontés des experts est le rachat constant et massif de bons du Trésor américains par les institutions chinoises.
Notre époque subit une reconfiguration rapide des questionnements en économie et en politique autour de deux enjeux majeurs : la sauvegarde des services écosystémiques (comme l’absorption du CO2 par le milieu naturel) et la lutte contre les inégalités galopantes (comme agent de déstabilisations politiques et institutionnels). Nul doute que la dette « verdie » sera également l’objet de toutes les attentions. Comment promettre un remboursement en cas de crise climatique dont les conséquences sont encore imprévisibles ? Comment sauvegarder l’acceptation de l’impôt, quand les plus fortunés semblent pouvoir s’en dispenser par des montages sophistiqués ? La dette vraiment « globale » ne serait-elle pas plutôt celle que l’humanité contracte chaque année envers les systèmes environnementaux ? Une dette jamais vraiment remboursée, toujours croissante, et aujourd’hui plus qu’hier, bien inquiétante.
Pierre de Saint-Phalle est actuellement Maître d’Enseignement et de Recherche suppléant à l’Université de Lausanne, au centre Walras-Pareto. Ses recherches portent sur la dette publique en tant qu’institution sociale, politique et économique. Sa thèse de doctorat, réalisée en cotutelle avec Paris-I Panthéon-Sorbonne et soutenue à la fois en science politique et en philosophie, vient d’obtenir le Prix de Faculté. @PierreStPh pour le suivre sur Twitter.