Philippe Aghion, économiste, professeur au Collège de France à la London School of Economics, était le 15 mars dernier, le grand témoin d’une conférence Sociétal sur le thème « Penser l’après-Covid : le pouvoir de la destruction créatrice ». Plus optimiste que son illustre prédécesseur Joseph Schumpeter, Philippe Aghion est convaincu que nous pouvons sortir renforcés de la crise.
Cela ne se fera pas sans efforts, car si la pandémie a mis en lumière la faillite du modèle social américain, elle a aussi mis en évidence l’inadéquation du système d’innovation européen, et l’ampleur de la désindustrialisation française.
Sociétal.- La crise sanitaire qui a entrainé un confinement sans précédent de l’économie mondiale a fait plonger la croissance économique comme jamais en 2020. À l’aune du processus de destruction créatrice, vous nous invitez pourtant à voir cette crise sous un oeil favorable…
Philippe Aghion.- Je mesure les dégâts de la crise, mais je pense que d’un mal peut sortir un bien en obligeant l’État à recentrer ses priorités. Cette crise nous a fait prendre conscience de problèmes que nous avions déjà et que nous ne voulions pas traiter, en particulier notre d.ficit d’innovation et notre désindustrialisation. Nous avons pu mesurer à cette occasion leur gravité et à quel point les deux phénomènes sont liés. Ainsi, si la crise nous conduit à mettre la priorité à la réindustrialisation par l’innovation, alors elle aura été bénéfique. En effet la France a perdu son leadership technologique dans la plupart des grands secteurs industriels, à l’exception du nucléaire et de l’aéronautique, et c’est en investissant massivement et intelligemment dans l’innovation à toutes ses étapes, que nous réussirons à reconquérir la maîtrise de nos chaînes de valeur. Pareillement sur la réforme de l’État. Si la crise nous oblige à reprendre ce chantier, ce sera une bonne chose avec l’idée de « défonctionnariser » la fonction publique, notamment dans sa dimension de prestataires de services.
Enfin, concernant la jeunesse, cette crise nous a fait prendre conscience combien le règlement des problèmes de cette dernière devait être la priorité. Je prône la mise en place d’urgence d’un revenu universel d’insertion pour les jeunes qui comprendrait un volet étudiant, un volet apprentissage, et un volet insertion, avec des passerelles entre ces trois jambes, pour leur permettre de gagner en autonomie et de penser leur avenir. Il faut s’attaquer frontalement au problème des mauvaises performances scolaires dans les zones difficiles en criant des externats d’excellence sur le modèle des « no excuse charter school » américaines : discipline, accent mis sur les matières de bases - calcul, lecture, orthographe, expression orale et écrite -, devoirs faits à l’école, aide tutorale pour chaque élève, sports. Voilà les trois chantiers dont l’urgence a été soulignée par cette crise et auxquels il faut s’attaquer en priorité – réindustrialisation par l’innovation, réforme de l’État, et jeunesse.
Il est frappant de voir combien les États-Unis et l’Europe ont réagi à cette crise de façon diamétralement opposée. Quelles leçons tirez-vous de ces différences ?
Ces différences de réaction ne sont pas surprenantes. La crise a révélé des faiblesses du capitalisme qui ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. Aux États-Unis, la crise a montré la faillite du modèle social américain incapable de protéger ses citoyens, notamment les plus faibles et vulnérables. Quand on perd son emploi outre-Atlantique, on a une grande chance de perdre aussi son assurance-santé et de tomber en pauvreté. L’urgence là-bas était de soulager ces populations et Joe Biden a eu raison de donner des chèques à tout le monde, car il fallait aller très vite. Le problème en Europe et particulièrement en France est davantage celui d’un d.ficit d’innovation par rapport notamment aux États-Unis qui ont un excellent écosystème d’innovation.
L’Europe et particulièrement la France ont un mauvais système d’innovation. On l’a bien vu avec les vaccins contre la Covid-19 : ce sont les Américains qui ont permis le développement des vaccins basés sur l’ARN messager. Et ce n’est pas étonnant : pour commencer ils ont une recherche fondamentale dans les biotechs qui est très bien financée, ils ont la National Science Foundation, la National Institute of Health, et le Howard Hughes Medical Institute (financé par du mécénat) ; ils ont la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) qui a permis de passer de l’ARN messager (issu de la recherche fondamentale) à la production industrielle de masse de vaccins en moins d’un an. Ils disposent également d’un système très développé de capital-risque et enfin d’organismes et de réseaux d’investisseurs institutionnels très actifs. En particulier la BARDA est un exemple de gouvernance intelligente de la politique industrielle. Ce mécanisme mélange une approche top-down, de haut en bas, et une approche bottom–up de bas en haut. L’idée est la suivante : l’argent vient du gouvernement, lequel nomme des chefs d’équipe.
Cette crise nous a fait prendre conscience de problèmes que nous avions déjà et que nous ne voulions pas traiter, en particulier notre déficit d’innovation et notre désindustrialisation.
Ceux-ci proviennent de l’industrie ou de l’université, et ont des missions très claires et très circonscrites dans le temps ; et réussir leur mission leur permet d’améliorer leur réputation voire d’être renouvelés. Ces chefs d’équipe ont toute latitude pour susciter des partenariats publics/privés, pour approcher plusieurs laboratoires et équipes de recherche qu’ils mettent en concurrence, etc.
En France, on en est toujours à la manière de la vieille politique industrielle autour des grands groupes et de leurs filières, sans grand changement depuis l’époque gaullienne. L’échelle financière n’est pas non plus la même : la BARDA a consacré près de 12 milliards de dollars à la lutte contre la Covid-19, alors que la Commission européenne et la Banque européenne d’investissement ont à elles deux consacré à peine 4 milliards de dollars. Le gros problème en France est qu’on n’a pas compris ce qu’est réellement une politique d’innovation. Tout d’abord, la recherche fondamentale est sous-financée : par exemple le budget de l’ l’Agence nationale de la recherche (ANR) est de moins d’un milliard d’euro contre deux milliards pour son équivalent allemand. Or on ne peut pas espérer être innovateur sans cette recherche fondamentale. La Silicon Valley n’existerait pas sans Stanford University, ni la Route 128 sans Harvard et le Massachusetts Institute of Technology et Boston University à côté. Cette symbiose est complètement incomprise chez nous.
Ensuite nous n’avons pas en France l’équivalent de la BARDA (pour la biotech) ou de la Advanced Research Projects Agence-Energy (ARPA-E) pour l’énergie, comme outils de politique industrielle. Le ministre traite essentiellement avec les entreprises du CAC 40, dont on anticipe qu’elles traiteront ensuite avec les Petites et Moyennes Entreprises (PME) dans leurs filières respectives. Par ailleurs le Crédit Impot Recherche (CIR) est conçu de telle manière qu’il subventionne de façon excessive les grandes entreprises sur des investissements qu’elles auraient effectués de toute façon. De même, les autres maillons indispensables - le capital-risque, les investisseurs institutionnels - sont chez nous bien trop ignor.s. Enfin, le fait pour un chercheur de travailler dans le privé demeure encore mal vu même si les choses s’améliorent un peu depuis les années 2000.
La Chine affiche de grandes ambitions en matière d’innovation. À l’aune de vos critères, le modèle chinois a-til selon vous un avenir brillant devant lui ?
La Chine est un grand pays qui a certainement un avenir brillant devant lui. Ce que les Chinois ont réussi à faire en à peine quarante ans est simplement extraordinaire et mérite le plus grand respect. Je ne suis pas un adepte du modèle chinois, mais il faut leur reconnaitre d’avoir réussi cette prouesse économique de sortir le pays du sous-développement. Si ce sont des imitateurs, ce sont également maintenant des innovateurs à la frontière technologique dans beaucoup de domaines, mais il s’agit surtout d’innovations, d’adaptations. La question est alors : est-ce que la Chine peut devenir un pays d’innovations « drastiques » à l’instar des États-Unis ? Sur ce point j’ai quelques réserves, mais je peux tout à fait me tromper.
La liberté est un ingrédient nécessaire à l’éclosion d’innovations fondamentales.
Je pense profondément que la liberté est un ingrédient nécessaire à l’éclosion d’innovations fondamentales, c’est-à-dire d’innovations qui modifient nos paradigmes, nous conduisent à penser autrement, changent radicalement nos modes de vie et nos façons de produire et de consommer. En effet, pour favoriser l’apparition d’innovations radicales, il faut savoir penser de manière transgressive. Or le système chinois ne favorise pas la pensée transgressive. Il y manque la liberté de parler, de dire des bêtises, de suivre des cursus en sciences humaines favorables à la discussion et au débat. Autant d’éléments qui réunis peuvent favoriser l’éclosion de talents innovateurs radicaux. Les Chinois déposent beaucoup de brevets, mais ce sont pour l’essentiel des brevets peu ou moyennement cités. Il n’y a pas encore eu de grande innovation fondamentale créée récemment en Chine et le manque de liberté n’y est pas pour rien dans cette situation.
Cela fait plus d’un an qu’une bonne partie des entreprises de notre pays sont sous perfusion financière. Du point de vue de la stricte dynamique de la destruction créatrice, cette période n’est-elle pas une année perdue puisque les choses se sont en quelque sorte figées avec un nombre de faillites d’entreprises qui n’a jamais été aussi bas…
Ce qui veut dire que lorsqu’on va revenir à la normale, on va constater une augmentation sensible du nombre de faillites. D’où la nécessité d’avoir un système qui accommode la destruction créatrice. Dans le livre, on insiste beaucoup sur les vertus à cet égard du modèle danois. Quand un individu perd son emploi au Danemark, l’impact sur sa santé est de zéro. Ce n’est pas un drame lorsqu’une entreprise fait faillite à partir du moment où on peut réorienter les employés et les entrepreneurs. Il faut donner à la fois aux uns et aux autres la possibilité de se recycler, de redémarrer, de rebondir grâce à un système qui aide et qui prend la main des acteurs.
Il faut aider les entreprises viables et lorsque les entreprises non viables ferment leurs portes.
Il faut aider les entreprises viables et lorsque les entreprises non viables ferment leurs portes, il ne faut pas laisser tomber les employés et les employeurs. L’important est donc se préparer à la remontée des faillites d’entreprises. Quant aux secteurs à haute technologie qui ont été touchés par le confinement, telle l’aéronautique, ma conviction est qu’ils vont repartir même si cela prendra un certain temps et même si beaucoup de cadres qui ont découvert les visioconférences, ne sont pas près de reprendre leurs habitudes de voyager à l’identique.
À l’origine du processus d’innovation se trouve la figure de l’entrepreneur capitaliste, les Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et autres Bill Gates qui se retrouvent à la tête de fortunes gigantesques constituées par à leur rente d’innovation. Y a-t-il une limite, à vos yeux, au-delà de la morale, à l’acceptation de cette accumulation de richesses dans les mains de quelques-uns dans la logique même de la destruction créatrice ?
Je n’ai pas de problème a priori avec les riches. Que monsieur « Skype » soit devenu très riche en Suède ne me dérange pas. Ce qui est important est que les riches ne puissent pas utiliser leur richesse pour biaiser la concurrence, pour empêcher l’entrée de nouvelles entreprises innovantes sur leur marché, pour faire pression sur le gouvernement afin que ce dernier n’entreprenne pas les réformes nécessaires pour ouvrir les marchés, pour corrompre le jeu politique.
Aux États-Unis, les grandes entreprises existantes inhibent l’innovation, font beaucoup de lobbying, sont souvent en collusion avec le pouvoir exécutif et biaisent la concurrence en leur faveur. Rappelons qu’aux États-Unis, une firme peut financer un parti politique sans limite ce qui n’est heureusement pas le cas en France. Pour moi, le problème ce ne sont pas les riches, ce sont les pauvres, les trappes à pauvreté et l’absence de mobilité sociale.
Qu’il y ait des gens riches en soi ne me gêne pas. Je ne regarde pas l’assiette des autres ! Pour autant, je ne suis pas contre par principe, de taxer les riches. J’applaudis l’idée du G7 de taxer les bénéfices des multinationales à 15% et je serais même monté plus haut à 21%. De même, c’est une bonne idée que le taux de taxation des successions se base sur la richesse du bénéficiaire et il est important de traquer l’évasion fiscale. Par ailleurs, je suis en faveur d’une fiscalité progressive sur les revenus du travail et sur les successions, sans omettre pour autant le fait que la France est déjà l’un des pays du monde qui taxent le plus les revenus du capital et les revenus des entreprises. La taxation est essentielle pour financer une éducation et une santé gratuites et d’excellentes qualités, pour financer l’éducation supérieure et la recherche, pour financer la formation tout au long de la vie, une véritable flexisécurité et une politique industrielle adaptée aux besoins actuels, mais elle n’a pas réponse à tout. Il faut aussi utiliser d’autres outils telle la politique de la concurrence - celle-ci doit s’adapter à la révolution digitale - et il faut des règles très strictes de financement des campagnes électorales et des instruments de lutte contre le lobbying. L’une des clés essentielles pour lutter contre les inégalités est l’éducation et le soutien aux élèves en difficulté avec des externats d’excellence comme nous l’avons mentionné plus haut. Mais évidemment une telle solution a un coût qu’il faut prendre en charge.
Les entreprises innovantes créent davantage de « bons emplois » qui mettent en valeur ces soft skills, que les autres entreprises.
N’y a-t-il pas un risque de voir les chefs d’entreprise qui mènent des restructurations se dédouaner de toute responsabilité à l’égard de leurs salariés en considérant que les emplois qu’ils suppriment seront de toutes les façons remplacés ailleurs par d’autres que lui ?
La meilleure réponse selon moi est la flexisécurité danoise qui est un système qui responsabilise tout le monde. L’entreprise doit avoir une certaine flexibilité pour embaucher et pour licencier, mais ne doit pas en abuser en multipliant les contrats courts et les licenciements. Les employés doivent bénéficier de la sécurité qu’on leur donne pour se recycler et se reformer mais en même temps ne pas refuser tous les emplois qu’on leur propose dès lors que ces emplois correspondent à leur qualification. Le système ne peut fonctionner que si chaque acteur agit de manière responsable.
L’innovation est le plus formidable ascenseur social qui soit nous dites-vous. C’est sans doute vrai pour les innovateurs qui sortent du lot et pour les employés qualifiés qui bénéficient de la création de « bons emplois ». Vous ajoutez à la liste des bénéficiaires les salariés peu qualifiés. Votre mariée n’est-elle pas trop belle ?
Comme nous montrons dans un travail récent avec mes co-auteurs Antonin Bergeaud, Richard Blundell, et Rachel Griffith, même les employés qui n’ont pas de diplôme peuvent déployer des qualités de comportements qui n’apparaissent pas directement sur leur CV dans les entreprises innovantes. C’est ce que l’on appelle an anglais les soft skills par contraste avec les hard skills, c’est . dire les qualifications acquises par l’éducation.
Or il se trouve que les entreprises innovantes créent davantage de « bons emplois » qui mettent en valeur ces soft skills, que les autres entreprises. Voilà un levier à travers lequel l’innovation a le potentiel de relancer la mobilité sociale. Mais ce levier doit être encouragé en aidant les entreprises qui jouent le jeu, c’est-à-dire qui embauchent sur des emplois plus longs et qui offrent davantage de perspectives d’avancement et de promotion. L’autre levier est celui de la destruction créatrice : les nouvelles activités et entreprises innovantes remplacent les anciennes activités, cela génère automatiquement de la mobilité sociale.
La destruction créatrice ne doit donc pas faire peur…
Attention, la destruction créatrice n’est pas un processus dont les effets sont automatiquement positifs. Schumpeter lui-même était pessimiste. Il pensait que les premiers innovateurs se transformeraient progressivement en gros conglomérats qui s’opposeraient à de nouvelles innovations. Dans notre livre, à ce pessimisme nous opposons un optimisme de combat. On pense qu’il y a des leviers pour conjurer cette prédiction de Schumpeter.
Entreprises, État et société civile forment un triangle magique pour un capitalisme qui génère de l’innovation mais de façon plus verte et plus inclusive.
Le premier levier est la séparation des pouvoirs, l’exécutif étant dans nos régimes démocratiques contrôlé par le législatif et le judiciaire. Lorsqu’il y a connivence entre l’exécutif et des intérêts privés, normalement le pouvoir judiciaire intervient pour mettre des garde-fous.
Par ailleurs, deuxième levier, la société civile qui joue un rôle très important, car en cas de collusion entre l’État et les entreprises existantes pour empêcher de nouveaux entrants : la société civile, c’est-à-dire le mouvement associatif, les syndicats, et les médias sont là pour dénoncer ces connivences. Au total, entreprises, État et société civile forment un triangle magique pour un capitalisme qui génère de l’innovation mais de façon plus verte et plus inclusive.
Entretien mené par Philippe Plassart
Biographie de Philippe Aghion
Philippe Aghion est économiste, professeur au Collège de France où il dirige et enseigne à la chaire Économie des Institutions, Innovation et Croissance ainsi qu’à la London School of Economics et à l’Insead.