« Nous risquons de rentrer dans un scénario à la japonaise. Cela fait vingt ans que ce pays fait des déficits extravagants financés par la création monétaire sans aucun effet positif sur la croissance » prévient, dans cet entretien exclusif accordé à Sociétal, l’économiste Patrick Artus pour qui le seul moyen de redonner des marges de manœuvres à l’action publique en France est de reculer l’âge de la retraite.
Entretien réalisé par Philippe Plassart, rédacteur en chef au Nouvel Économiste et membre du comité éditorial de Sociétal.
Sociétal.- Comment s’analyse économiquement une dette ?
Patrick Artus.- La dette est un moyen de transférer du revenu du futur vers le présent. Lorsqu’un État s’endette, il peut distribuer des revenus instantanément et à l’inverse dans le futur, il devra prélever de la ressource pour rembourser sa dette. Et c’est la même chose pour un ménage qui emprunte pour acquérir un logement. On dit souvent que c’est un transfert intergénérationnel mais c’est exagéré : les maturités de dettes ne sont pas en général à l’échelle d’une génération, les ménages s’endettent le plus longuement sur vingt ans, les États entre huit et dix ans, les entreprises à cinq ans. L’idée qui prévaut à ces transferts intertemporels est qu’il est optimal d’avoir plus de revenus aujourd’hui et moins demain. Cependant, si cet endettement sert à financer des investissements générateurs de revenus à l’avenir, la séquence est globalement bénéfique. Ce qui veut dire que la dette publique est admissible dans deux cas. Pour lisser le cycle et pour financer des investissements publics.
Faut-il craindre une crise de surendettement à plus ou moins brève échéance ? Quel en serait le déclencheur ?
L’interrogation centrale porte sur l’évolution des taux d’intérêt. Sommes-nous certains que nous allons rester dans un environnement où les taux d’intérêt sont durablement plus bas que le taux de croissance économique ? Tant qu’on reste dans cette situation, le taux d’endettement diminue spontanément, la dette évoluant en fonction du taux d’intérêt plus faible et le revenu en fonction du taux de croissance plus élevé. Une situation relativement pathologique dans laquelle nous sommes cependant installés depuis maintenant plus de dix ans et qui paraît devoir se prolonger. Néanmoins, on ne peut écarter le risque d’une remontée des taux. Il y a deux écoles parmi les économistes. La première affirme que ce qui détermine le niveau des taux, c’est toujours la politique monétaire. Dans ces conditions, le taux d’intérêt peut demeurer inférieur au taux de croissance tant que les banques centrales le décideront c’est-à-dire pour très longtemps car jamais elles ne prendront le risque d’enclencher une crise. La deuxième école, plus classique, postule que les taux d’intérêt dépendent de l’équilibre entre épargne et investissement. Or avec le surcroît d’investissement rendu nécessaire par la transition énergétique d’une part et, d’autre part, la moindre épargne du fait du vieillissement démographique un nouvel équilibre peut s’établir qui pousserait à la hausse les taux d’intérêt. Un scénario qui doit inciter à la prudence. Empiriquement, les deux thèses sont valides mais le consensus n’est pas établi. À l’instar, d’une part de Bruno Le Maire qui met régulièrement en garde sur un niveau excessif d’endettement et d’autre part des économistes, par exemple de l’OFCE, qui écartent le danger d’une remontée des taux en raison de la surabondance d’épargne.
Cette montagne de dette sera-t-remboursée ?
Il s’agit non pas de rembourser la dette mais de la « rouler ». La seule question pertinente est la capacité de l’État à se refinancer et donc sa solvabilité. Le problème pour l’état français qui émet des OAT1 d’une durée moyenne de 12 ans est de retrouver à cette échéance des investisseurs nouveaux. Renouveler ces emprunts est une question de confiance dans la capacité de l’État à payer les intérêts une douzaine d’années supplémentaires. La soutenabilité de la dette est facilement assurée lorsque les taux d’intérêt sont inférieurs aux taux de croissance et, extrêmement plus difficile à assurer dans le cas inverse.
Certains experts n’en militent pas moins pour une annuler la dette, notamment la partie détenue par la banque centrale au motif que cette dernière résulte d’une pure création monétaire. Que faut-il en penser ?
C’est une vision totalement erronée des choses. Il faut comprendre en quoi consiste la monétisation de la dette dans la vraie vie et non dans les modèles théoriques. Sachant que la banque centrale est une filiale à 100 % de l’État, il faut regarder le passif consolidé du tout. Lorsqu’un État monétise sa dette publique, il remplace à son passif des obligations par des comptes de réserves des banques. La dette obligataire détenue en général par des compagnies d’assurance devient une dette monétaire à court terme détenue par des banques. Cela n’a aucun sens d’imaginer annuler cette dette et idem pour la dette obligataire que l’État se fait à lui-même. Plaider pour une annulation n’a donc non seulement aucun sens mais cela n’a non plus, aucune utilité.
Les pays occidentaux sont parvenus après la seconde guerre mondiale à réduire significativement leur endettement qui était, comme aujourd’hui, très élevé. Quelles leçons retenir de cette période ?
On est en effet à peu près dans la même configuration. Après la guerre, la réduction de l’endettement s’est faite alors que les taux d’intérêt étaient de l’ordre de 2 à 3 % et que le taux de croissance nominale atteignait de l’ordre de 25 % à 30 % en rythme annuel. Si bien qu’en trois ou quatre ans, le problème fut réglé. L’idée de nos jours est de jouer sur cet écart mais en prenant plus de temps. Avec des taux d’intérêt à dix ans à 0,2 % et une croissance nominale de long terme de 3 % face à un endettement public autour de 120 % du PIB, on allège le poids de la dette de trois points par an. Si bien qu’en dix ans, à ce rythme, on peut réduire le poids de la dette de 30 points. Il faut reconnaître que cela équivaut à une forme de défaut lent. Pourquoi les investisseurs en effet garderaient-ils des obligations aussi faiblement rémunérées ? C’est qu’on leur impose des taux d’intérêt bas ce qui équivaut à les taxer, un mécanisme de « répression financière ». Les régulations forcent les agents financiers à détenir des obligations d’État qui ne rapportent rien. Enfin, si l’on entend souvent dire que la bonne solution c’est l’inflation, encore faut-il que l’inflation ne fasse pas remonter les taux faute de quoi on n’éponge rien.
La remise en ordre des finances publiques n’en n’est pas moins incontournable…
La contrainte budgétaire qui s’exerce sur l’État est beaucoup moins sévère si les taux d’intérêt sont inférieurs au taux de croissance. Il faut regarder le solde primaire, hors charge d’intérêt qui rend la dette soutenable en permettant d’écarter tout de problème de solvabilité. Dans ce cas, l’État peut se permettre de dépenser l’équivalent de ce qu’il gagne sur les intérêts de sa dette. Aujourd’hui, l’État français paie un point de PIB d’intérêt sur sa dette contre trois points de PIB il y a vingt ans. Cela donne une marge de manœuvre pour les dépenses publiques d’environ deux points de PIB. Tout compte fait, il faudrait avoir un déficit budgétaire primaire de deux points de PIB environ alors qu’il est actuellement de quatre points. Ce qui veut dire que même si l’on bénéficie de taux d’intérêt bas, il faut réduire de deux points le déficit structurel, soit grosso modo, 50 milliards de réduction des dépenses ou de hausses d’impôt.
Ce qui n’est pas une mince affaire…
La réponse à la crise sanitaire est essentiellement passée par une hausse du déficit structurel. On a multiplié des dépenses permanentes en allégeant, par exemple, les impôts de production, en organisant le Ségur de la Santé, en dépensant pour l’Éducation nationale. La vraie question est de savoir identifier dans ces dépenses celles qui sont de nature à augmenter le taux de croissance de PIB en distinguant les bonnes dépenses et les mauvaises dépenses. La difficulté est qu’il y a beaucoup d’investissements nécessaires qui ne fabriquent pas de croissance à long terme. Isoler des logements par de la laine de verre génère du PIB sur le moment mais pas au-delà. Or, on est dans ce cas de figure pour un grand nombre d’investissements réalisés dans le cadre de la transition énergétique. Ces dépenses ne devraient donc pas être financées par la dette car elles ne s’autofinanceront jamais. Tout le problème de nos finances publiques est là : un déficit structurel trop élevé auquel on ajoute des dépenses non génératrices de croissance à long terme et de recettes fiscales supplémentaires. Il y a trois sortes d’investissements. Tout d’abord, les investissements rentables pour le secteur privé, ensuite les investissements qui ont des rentabilités intermédiaires qui requiert un mélange de ressources privées et publics, enfin les investissements qui n’ont pratiquement aucune rentabilité. Ces derniers ne doivent pas être financés par la dette mais par l’impôt.
Où se trouvent alors les marges d’action ?
Idéalement, il faudrait faire le tri entre les dépenses. Il y a eu des dizaines de commissions à ce sujet depuis la Commission Pébereau à la Commission Attali. Il y a des lobbys partout et derrière chaque niche fiscale, il y a un chien. Couper une dépense publique est politiquement très compliqué. La France dépense plus que ses voisins essentiellement pour les retraites, le logement, et le militaire. C’est facile de faire des effets de manches en proclamant que l’on va optimiser les dépenses mais, en réalité, les marges de manœuvre ne sont pas si grandes hormis sur le logement mais c’est difficile et surtout sur les retraites mais alors l’hostilité à faire des économies est très grande. On dépense six points de PIB de plus sur les retraites que les autres pays de la zone euro. Si on renonce à toucher aux retraites, il est difficile de réduire la dépense publique dans notre pays. Pour autant, il ne faut pas chercher à baisser le niveau des retraites car les actifs vont, dans ce cas, épargner plus en prévoyance de cette baisse. Il faut allonger le nombre de trimestres de cotisations pour permettre aussi de maintenir l’avantage pour ceux qui ont commencé à travailler jeune à partir plus tôt, c’est une question d’équité.
La mise en œuvre du « quoiqu’il en coût » a permis d’éviter la catastrophe économique. Tout cet argent a-t-il été bien dépensé ?
Le « quoiqu’il en coûte » a été institué en huit jours. Au bout d’une semaine, le chômage partiel indemnisé était déjà mis en place. Difficile dans l’urgence de faire complètement intelligent. Et on ne peut pas le reprocher au Gouvernement. Côté entreprises, les aides ont été correctement distribuées, la meilleure preuve étant la baisse spectaculaire des faillites. Les ménages ont reçu beaucoup d’aides qu’ils n’ont pas pu dépenser : on parle d’une sur-épargne de 170 milliards d’euros. Avec cette épargne, ils achètent des actifs existants, des actions ou des logements anciens. D’où la constitution de bulles qui sont la contrepartie des déficits publics dont l’efficacité est questionnable. Sur les deux dernières années, sur les dix-sept points de déficits publics, il y a grosso modo sept points qui n’ont servi à rien de constructif sinon de faire monter les prix de l’immobilier. La plupart des pays en ont fait trop et il aurait fallu cibler les aider sur les ménages vraiment en difficultés. Une critique facile à faire ex-post car la boîte à outils n’existait pas et nous étions dans l’urgence.
Avec quelles conséquences ?
On a distribué de la liquidité à des agents économiques qui n’en n’avaient pas l’utilité. Cela génère une économie de la spéculation - y compris sur les matières premières ou les monnaies numériques - qui nourrit une très grande déperdition de l’épargne. Mettre 2 000 milliards dans les crypto-monnaies est complètement inutile et inefficace car cela ne crée aucun revenu, ni emploi. Le Japon nous montre la voie. Cela fait vingt ans que ce pays fait des déficits extravagants financés par la création monétaire sans aucun effet positif sur la croissance. La dette se constitue sans contrepartie de capital productif. Un scénario dans lequel nous risquons d’entrer.
Concomitamment à la hausse de l’endettement, le déficit extérieur de la France s’aggrave comme jamais depuis 1982. Comment interpréter cette évolution ?
Il y a eu, à l’occasion de cette crise sanitaire, une très forte déformation de la demande des services vers les biens. Une évolution très défavorable à la France du fait de sa structure de production faiblement orientée vers les biens, contrairement à l’Allemagne et à la Chine. Et cette tendance à l’achat de biens est solidement installée. D’où ce boom des importations. La France n’a pas de problème particulier à financer ce déficit extérieur car nous restons protégés par la zone euro qui est globalement en excédent d’épargne. Ensuite, la Banque centrale européenne (BCE) assure tout le monde. Enfin les investisseurs doivent avoir une part d’obligations françaises dans leur portefeuille. Notre déficit de balance courante est nettement plus faible – autour d’un point et demi de PIB - que notre déficit de balance commerciale en produits manufacturés – autour de trois points de PIB - du fait, en particulier, du rapatriement des bénéfices des multinationales françaises. Il y a une grosse différence entre les États-Unis et l’Europe qui tient au fait que les États-Unis se financent auprès du reste du monde car ils ont la capacité d’attirer les capitaux sur leur marché obligataire de dette public, y compris en provenance des pays émergents. Mais nous n’avons pas ce privilège exorbitant avec l’euro.
Pourquoi cette tendance en France à vouloir toujours dépenser plus ?
La dépense publique ne peut être la réponse à toutes nos difficultés. Beaucoup de nos problèmes viennent de l’insuffisance de compétences de la population active. Or cette insuffisance ne se traite pas forcément avec de la dépense publique supplémentaire. Nous dépensons beaucoup d’argent dans le système éducatif avec des résultats en termes d’efficacité plus que médiocres. Cela tient essentiellement aux techniques éducatives qui ne mettent pas en confiance les enfants. Il faudrait s’inspirer du système d’organisation des classes finlandais dans lequel on enseigne très différemment. Idem pour la santé, on dépense trop dans le soin et pas assez dans la prévention. Or un euro dépensé dans la prévention permet de réduire de deux euros et demi les dépenses de soins. Dans beaucoup de cas, la réforme de l’État doit régler un problème d’organisation et ce n’est pas une question de manque de moyens.
La structure de nos impôts n’est-elle pas aussi un handicap ?
La France se distingue en effet dans sa structure fiscale par deux impôts : les cotisations sociales, notamment celles sur les retraites et les impôts de production. Cette pression fiscale spécifique à hauteur de six points de PIB crée de grosses distorsions. Si on était dans un régime dictatorial intelligent, on augmenterait progressivement de quatre ans le nombre de trimestres de cotisations à la retraite ce qui permettrait de gagner quatre points de PIB. Sur ces quatre points de PIB, on en prendrait deux pour réduire le déficit structurel ce qui laisserait encore deux points de PIB de disponibles que l’on pourrait affecter aux investissements nécessaires. Hélas, on se heurte à une résistance très forte de l’opinion à une réforme des retraites qui est extraordinairement impopulaire. Le seul programme d’économie politique qui a du sens en France est de donner moins aux retraités en repoussant l’âge de la retraite par le nombre de trimestres. Cela garantirait la soutenabilité de la dette tout en redonnant des marges de manœuvre pour l’action publique. Le vrai défi est de diminuer notre déficit public et de réaliser tous ces investissements nécessaires. Il n’y a pas d’autres moyens pour concilier les deux que d’avoir le courage de faire une réforme des retraites. On aura enfin des règles budgétaires intelligentes lorsqu’on arrivera à repérer les dépenses publiques véritablement productives de richesse et donc finançables par la dette, ces règles n’étant pas nécessairement les mêmes pour chacun des pays de la zone euro.