Quelque dix mois après la publication d'une des contributions les plus remarquées de son numéro "C'est possible, voici comment" sur la renaissance industrielle de notre pays, Sociétal a demandé à son auteur, Olivier Lluansi, associé de PwC Stratégy& et Senior Fellow à l’ESCP, de prolonger sa réflexion sur la méthode à déployer pour atteindre cet objectif ambitieux et prioritaire. L'ex-délégué aux Territoires d’industrie, qui fut également conseiller à l'industrie et l'énergie du président de la République (2012-2014), propose en exclusivité ces trois "petits récits" complémentaire. Ils ont tous les trois vocation à contribuer à un grand récit national qui porterait notre renaissance industrielle et qui reste à écrire.
Trois « petits récits » pour notre renaissance industrielle
En mars 2022, Sociétal publiait dans son dossier spécial « C'est possible, voici comment », une tribune « Notre renaissance industrielle ». Elle soulignait que notre récent consensus autour de l’industrie est paradoxalement fondé sur une image passéiste et caricaturale de l’industrie, ne correspondant plus à sa réalité. Même ses défis ont changé aujourd’hui, ce sont ceux « du toujours moins » : moins de matières, moins d’énergie, moins d’impact sur notre planète, soit très loin des rêves de puissance du XIXe et du XXe siècle et du « toujours plus » de cette époque : plus vite, plus puissant, plus haut, plus grand, etc. Cette tribune faisait ainsi le pari qu’il est possible de raccrocher la renaissance de notre industrie et du génie industriel français à trois narratifs, simples et complémentaires :
- Mettre notre écosystème national productif, d’innovation et de recherche en conquête (1) de solutions pour la survie de notre mode de vie dans un environnement fortement dégradé (notamment le dérèglement climatique) mais aussi (2) de percées technologiques qui nous différencieraient dans le concert des puissances et permettrait de passer d’une dépendance subie à une dépendance choisie
- Mettre (3) nos écosystèmes productifs territoriaux au service de notre sécurité d’approvisionnement en générant dans nos territoires des centaines de fabriques de produits de base, d’accès sûr et abordable et au bénéfice de notre cohésion territoriale.
Ces trois « petits récits » de la renaissance de notre industrie ne sont nullement exclusifs, mais au contraire complémentaires. Quand l’un privilégie la transition écologique, l’autre favorise d’abord la souveraineté et le troisième la cohésion avec toutes les combinaisons possibles.
Pourquoi « petits » ?
Seule leur intégration dans un grand récit sera à même de révéler cette vision qui porte notre renaissance industrielle, avec son sens et sa légitimité par-delà même les déclarations politiques. Cette vision, ce « grand récit », holistique et inspirant, sera la production d’un collectif et non pas l’ouvrage de seuls experts et sachants. Ce sera la prochaine étape. Aussi ces trois « petits » récits, sorte de fictions qui s’affranchissent des sujétions actuelles de notre industrie, sont-ils à la fois un aboutissement et un point de départ, que nous vous invitons à découvrir.
- Premier récit pour notre renaissance industrielle
« Productivité, compétitivité, circularité » - Une génération de néo-industriels en quête de symbiose avec l’environnement
Productivité, compétitivité, circularité : ces trois mots vous semblent être du charabia ? Pourtant, réunis ensemble, ils constituent le sésame qui ouvre à la compréhension des développements et des contractions de notre outil productif sur presque un siècle.
Entre 1950 et 1975, la France se reconstruit, puis se modernise. Les échanges internationaux sont limités. Les figures de proue de cette reconstruction, les grands programmes gaullo-pompidoliens, sont la partie émergée de l’iceberg. Avec un emploi industriel en croissance qui concerne presque le tiers de la population active, ce sont d’abord toutes les usines et leur productivité croissante qui répondent aux besoins massifs d’équipements des ménages français : frigos, voitures, TV, etc. C’est également l’industrie qui nous fait rêver avec le paquebot France, la Caravelle, le TGV, l’aérospatiale, le nucléaire, etc. Toujours plus loin, plus haut, plus vite, plus long, plus puissant, telle est la devise de ces temps-là.
Entre 1975 et 2015, le commerce international s’ouvre. Qui se souvient du cycle de Tokyo (1976) ou de l’Uruguay (1986) réduisant significativement les droits de douanes sur des centaines de milliards d’échanges commerciaux ?
Les pays sont désormais en concurrence, les uns contre les autres. Le mot d’ordre est à la « compétitivité » sur différents modes. L’Allemagne s’insère dans cette nouvelle économie mondiale en s’appuyant sur son industrie haut de gamme, la « Deutsche Qualität » et en exportant. La France, elle, préfère délocaliser sa production milieu de gamme et importer. La première recherche la « compétitivité hors coût », l’autre la « compétitivité coût ».
Est alors venue la période suivante : 2015-2035. Pourquoi 2035 ? Parce que nous n’avons plus beaucoup de temps face aux enjeux environnementaux.
Oui ! Industrie et environnement vont désormais de pair ! L’industrie, ce n’est pas seulement un ensemble d’usines, ce sont d’abord des femmes et des hommes dont les savoirs permettent de transformer la matière, souvent avec de l’énergie et de nombreuses autres technologies.
Leurs compétences furent mobilisées, parfois glorifiées, lors d’un « âge d’or » industriel, quand il fallut livrer tous les biens d’équipement que réclamaient les ménages français dans le cadre de la société de la consommation.
Puis vint le temps où il fallut transférer les usines en Chine. Pour ces mêmes femmes et hommes ce fut alors un véritable crève-cœur. Mais malgré leur légitime réticence, ils se montrèrent loyaux et s’exécutèrent.
Gageons que demain, ils mobiliseront leurs savoirs avec la même loyauté sinon avec un enthousiasme renouvelé pour répondre aux défis de notre planète et de son environnement !
Recyclabilité, durabilité, réparabilité, économie en énergie pour les produits tout au long de leur cycle de vie, pas ou peu de pollution, limitation de l’usage des métaux rares et des matériaux dont nous sommes dépendants, production en « têtes d’épingles » pour préserver les espaces naturels, production à proximité pour éviter les transports inutiles, etc. Tels sont les défis, que nous nommerons globalement « circularité » par facilité, pour lesquels il va falloir mobiliser tout notre génie industriel !
Alors oui, en 2035 …
Ils auront réinventé tous nos objets du quotidien, qu’ils travaillent pour des grands groupes, des ETI, des PMI ou dans des start-ups industrielles.
Ils auront dessiné les nouveaux modèles de l’économie du partage, à la fois pour répondre à la baisse du pouvoir d’achat, mais aussi pour développer l’efficacité de notre politique environnementale. Ils auront inventé le mobilier recyclable, les matériaux de construction en boucle.
Ils auront repensé tous les équipements de la cafetière à l’avion en passant par le bus et la voiture pour être entièrement démontables, réparables, recyclables. Ils auront imaginé réutiliser nos habits pour une fibre à nouveau teintée, tissée, assemblée, cousue.
Ils auront créé une économie qui tourne à l’électricité décarbonée et aux bio-fuels. Ils auront repensé l’agriculture qui aura alors retrouvé et démultiplié des savoirs du passé pour éviter la pollution des sols et leur perte de fertilité. Ils auront constitué des fabriques en réseau combinant compétences et machines pour tout produire à quelques centaines de kilomètres de chez soi.
Alors oui, en 2035 nous pourrons clamer : « Ils l’ont fait ! ».
Mais qui ça « ils » ? Une génération de néo-industriels, de nouveaux alchimistes de la matière, pas forcément des ingénieurs ou des scientifiques, mais des femmes et des hommes habités par la grande cause de la circularité.
Épris de liberté et d’esprit entrepreneurial, ils auront été des milliers à réinventer, reconcevoir, repenser. Avec un sens du business, intuitif, parfois disruptif, ils se seront battus contre les interdits de la pensée et les conservatismes économiques, « les acteurs installés et leurs parts de marché » et les réglementations plus que tatillonnes. Pas plus Elon Musk que d’autres n’auront été leurs modèles. Ils n’auront pas été une poignée de « grands capitaines » d’industrie à la tête d’empires, mais d’abord des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de chefs de commando qui, produit après produit, auront reconquis un territoire jusque-là abandonné aux dogmes de la « productivité » puis de la « compétitivité ».
Certains ont déjà commencé, Damian P., Audrey R. Louis L., Nicolas C., Thomas H., Carine G. etc., sans bruit et sans éclat parce que nous n’avons pas encore compris l’ampleur de leur tâche, et le fait qu’elle est déjà incontournable, inéluctable. Ils sont là, présents dans notre quotidien.
Parfois, leurs rêves nous font sourire quand ce ne sont pas leur énergie ou leurs convictions. Certains fléchiront et feront faillite, mais d’autres continuerons de porter haut le flambeau parce que nous n’avons pas le choix, parce qu’ils le savent et que nous, nous l’ignorons encore aujourd’hui.
Oui ! En 2035 chaque famille, chaque cercle amical aura la fierté d’avoir en son sein, un ou une de ces néo-industriels ! Certes, ils n’entreront pas au Panthéon car ils seront trop nombreux, mais ils auront une place spéciale dans nos cœurs.
En effet, ils auront réinventé et réenchanté tous les objets de notre quotidien et aussi ceux qu’on ne voit pas, ces machines cachées au cœur de notre économie. Ce faisant, ils auront effectué leur part du travail quand nous, nous aurons changé nos habitudes pour faire la nôtre… et pourquoi pas, sauver la planète !
- Deuxième récit pour notre renaissance industrielle
« À la reconquête de notre souveraineté économique » - Un État techno-stratège et sa poignée de grands commis de l’ambition nationale
Les crises à répétition que nous venons de traverser, ont dévoilé nos failles. Profondes. Même les technologies que nous pensions être nôtres, nous échappent. Quand le pays d’Alcatel, 1er équipementier télécom du monde en 1990, passe à côté de la téléphonie mobile et devient l’ombre de ce qu’il fut, quand le pays de Pasteur passe à côté de l’ARN messager, cela fait mal. À l’égo et à l’honneur, comme à l’économie et au porte-monnaie. Malheureusement ces deux exemples ne sont pas isolés !
Airbus, notre fleuron aéronautique, voit le chinois Comac et son C919 se hisser dans le club très fermé que nous partagions seulement avec Boeing. Space X ridiculise Ariane et les Européens, l’un avec ses atterrissages verticaux de premiers étages réutilisables, les autres avec leurs retards et leurs dérapages budgétaires. Notre TGV est rattrapé par les développements du réseau chinois[1]. Aura-t-il le même sort que notre industrie navale, déjà dépassée depuis quelques décennies par celle de la Corée ? Les plateformes numériques dédiées entre autres au télétravail, sont toutes simplement américaines, comme les « clouds » qui stockent nos données.
Remparts ultimes de notre souveraineté énergétique, nos centrales nucléaires sont affectées de cet étrange mal dénommé « la corrosion sous contrainte » dont nous ne parvenons pas à les guérir. D’où, ravalant notre fierté, notre appel à la rescousse aux compétences américaines !
Dans ces conditions, peut-on aujourd’hui prétendre avoir la maîtrise de notre destin collectif, « être souverain » ?
Si nous ne savons plus faire face à des crises ou à des évolutions de notre société, sans quémander voire payer des solutions technologiques à d’autres pays, cela s’appelle la vulnérabilité, la pire de la dépendance. Alors faut-il se résigner ?
À ne pas en douter, notre pays, grand par son histoire et sa philosophie, n’est qu’un pays intermédiaire en termes économiques et petit s’agissant de la recherche. Effet collatéral du modèle post-industriel que nous avons épousé, l’industrie finance 70% de l’effort privé de recherche, notre recherche n’atteint que 2,2 % du PIB loin de nos partenaires et concurrents allemands. Pire, la seule dépense de R&D d’Alphabet est équivalente à la dépense publique française dans le domaine, environ 22 mds€ (2019).
Imaginons ensemble le scénario d’un sursaut.
Au milieu de 2023, avec la crise des marchés de l’énergie, l’inflation sous-jacente qui se révèle, les politiques monétaires plus restrictives, la raréfaction des financements… les valorisations des start-ups se réalignent sur la création réelle de valeur et non sur le seul talent des « pitchers ».
Pour le moment, les milliards engloutis dans la Start-Up Nation, un pari et une promesse, n’ont généré que 26.000 emplois soit moins de 0,1% de la population active[2]. Une délégation de cent start-ups au CES, aussi prometteuses soient-elles, ne suffira sans doute pas à renforcer une économie dont le déficit commercial annuel s’élève à 150 mds€…
Alors la « new economy » ou nos bons vieux grands groupes ? Il serait vain et contreproductif d’opposer les différentes organisations, plus ou moins agiles, plus ou moins rentables. Nous sommes tellement affaiblis par quarante ans de désindustrialisation que nous avons besoin de toutes les innovations et de tout le monde, start-up, PMI, ETI, groupes, etc.
Une autre évidence ? Nous ne sommes plus en mesure d’assurer la détention et la maîtrise de toutes les technologies clés dont nous avons besoin. C’est fini ! Seule l’Europe en aurait les moyens si elle en avait la volonté…
Notre espoir ? Celui de l’interdépendance, concept bien sophistiqué, pis-aller de notre déclin technologique. Nous aurons désormais, et pour des décennies, des dépendances technologiques majeures. Dans ces conditions, il vaut mieux vaut qu’elles soient choisies que subies.
Un leadership dans quelques domaines sélectionnés avec soin devrait permettre de négocier l’accès à d’autres technologies dans des conditions acceptables, en contrepartie de l’accès que nous garantirions aux nôtres. Alors lesquelles ? L’ordinateur quantique ? Les microréacteurs nucléaires ? Les technologies de l’hydrogène ?
Si nos politiques publiques sont correctement définies, les candidats sont déjà dans France 2030.
Comment s’y prendre ? Peut-être faudrait-il mobiliser des commandos, comme ceux originellement évoqués par le Président de la République en novembre 2022 ? Une dizaine de commandos consacrés à la reconquête de notre indépendance technologique avec leurs équipes resserrées disposant d’une large délégation sur les moyens financiers publics mis à leur disposition, d’une capacité à conclure des partenariats avec les entreprises, y compris de long terme, et enfin de spécialistes des technologies concernées avec de francs partis pris. On gagne à force de conviction, pas avec de l’eau tiède !
Ce pourrait être eux les héros de la reconquête de notre souveraineté technologique, une poignée de commis de l’ambition nationale, issus du public comme du privé, des durs à cuire, des « kamikazes ».
Mais pour cela il faudra qu’ils « marchent sur l’eau », qu’ils s’affranchissent des modes administrés et « comitologisés » d’allocation des moyens publics à la recherche et à l’innovation, qu’ils sautent par-dessus les interdits tacites selon lesquels public et privé ne peuvent faire cause commune, qu’ils bravent les réunions interministérielles où tout est sujet à chicaneries pour des luttes de pouvoir.
Oui ! Ce seront leurs épreuves, leurs douze travaux d’Hercule. Car ils ne se battront pas seulement pour résoudre des défis sujets scientifiques et techniques ; ils feront une course de vitesse contre d’autres États-puissances, européens ou non ; ils déjoueront l’intelligence économique, l’intox et l’espionnage, les débauchages et les taupes … comme le font toutes les DARPA du monde. Tout cela en composant avec la lourdeur de notre administration nationale, au sein de laquelle la notion de « projet » est largement incomprise.
Sur les dix objectifs de France 2030, seuls deux, trois peut-être quatre caractériseront la France : un leadership mondial, une filière industrielle et un écosystème de recherche. A défaut d’être suffisant – ce ne sera jamais suffisant – ces succès occulteront certains de nos échecs et insuffleront une confiance renouvelée pour lancer d’autres aventures similaires, d’autres quêtes technologiques.
Lorsque ces femmes et ces hommes auront réussi, nous espérons qu’ils auront droit aux honneurs de la Nation reconnaissante, qu’on leur offrira des médailles et une couverture médiatique à la hauteur de celles et ceux qui ont rejoint notre Panthéon.
Nous pouvons en effet conduire tous les débats possibles sur nos choix de société, ils sont nobles et légitimes, mais l’Histoire nous enseigne que sans souveraineté, nous serons conduits à accepter le modèle de société d’autres pays.
- Troisième récit pour notre renaissance industrielle
« Une armée de ‘résistants’ qui s’éveille » - La Renaissance industrielle des territoires et par les territoires
« Nous sommes des résistants, nous avons survécu à un Pacte social contre l’industrie organisé au sommet pendant quarante ans »
Bien sûr, les industriels des territoires ont des représentants qui montent sur les estrades pour des discours inspirants, sous le coq bleu de la FrenchFab. Mais leur immense majorité reste dans leurs usines, arpentant les ateliers, semonçant les mauvais payeurs, des grands groupes trop souvent.
Ils ne sont pas la FrenchTech, avec son modèle si particulier de financement, ses pitchs et ses élans pour changer le monde. Eux doivent être rentables pour vivre et pour investir, donc croitre. Pas de bulle pour les PMI, ils le savent.
S’ils ne sont pas les adeptes de la DeepTech, ces innovations de rupture qui découlent d’une recherche technologique de pointe, cela ne veut pas dire qu’ils n’innovent pas. Il existe de multiples formes d’innovation[3] : incrémentale, de services & d’usage, de procédés ou d’organisation, de marketing, de modèle d’affaires, etc.
Ils sont les femmes et les hommes du business concret. S’il existe un marché, qu’il soit de haute valeur ajoutée ou pas, ils sont capables d’aller le prendre : cotons tiges, pièces plastiques, boulons de sécurité, etc.
Ils sont responsables, de leurs employés et parfois même de leur territoire. L’échec n’est pas une option. Leurs entreprises ne sont pas des start-ups qui se font et se défont. Si elles se défaisaient, qu’adviendrait-il de leurs équipes et de leur famille ?
Ils sont des techniciens, ils travaillent la matière, ils en acceptent les règles. Un produit est dans les spécifications ou pas, dans le standard ou pas. Un point c’est tout ! Pas de « fake it till you make it » pour eux. Ces industriels sont ainsi une armée de « résistants » disséminée dans nos territoires, décimée par un demi-siècle de désindustrialisation, une armée qui s’ébroue et s’éveille. Qui l’eut cru ?
Avec Territoire d’industrie puis France Relance, ils ont démontré qu’ils en avaient sous le pied. Ils ont explosé tous les compteurs des appels à projets, ceux de modernisation de leurs sites par exemple. Ils ont déposé bien plus de demandes que les lignes budgétaires, mêmes réabondées, ne pouvaient financer.
Si vous saviez combien dans leurs têtes ou dans leurs cartons fourmillent de projets de développement et de réindustrialisation de nos territoires. Des milliers sans aucun doute
Comprenez-les ! Pendant quarante ils ont été « chefs d’entreprise » dans un pays qui adore les statuts mais pas celui de patron. Ils auraient dû être fonctionnaires ou cadres de grands groupes, de préférence dans les services, la banque et l’assurance idéalement. En fait, ils ont été « dans l’industrie », parfois nés dedans, ce secteur dénigré, méprisé, has beendont on leur répétait en boucle que sa fin serait sinon proche, que c’était inéluctable.
Alors pour faire tourner leurs usines il se sont emmurés dedans, derrière les bardages de tôles ondulées, les grilles qui encerclent les sites. Et cela arrangeait tout le monde. Plombés par cette incompréhension mutuelle, leurs projets et leurs idées sont restés sans suite, somnolant dans leur tête pour éviter qu’ils deviennent source de tracas.
Mais les choses changent. Certains l’ont quantifié, 15.000 projets sommeillent, 500.000 emplois industriels additionnels sont possibles.
Le trait est audacieux, l’ordre de grandeur plausible : mieux que France 2030 et ses percées technologiques ! Oui, les territoires et leurs industries recèlent un potentiel plus grand encore que les métropoles et les percées technologiques !
Pas de gigafactories qui font les premières pages des journaux, mais des milliers d’ateliers à construire, de centaines de halls de production endormis auxquels il faut redonner vie. Leur force collective, c’est la densification du tissu industriel. Depuis la grande phase de notre désindustrialisation, nous avons celui qui en Europe est le moins dense avec la Grèce, c’est dire.
Parions qu’ils peuvent donner à notre pays un supplément de souveraineté et certaines réponses aux défis environnementaux. Et par-dessus tout cette indispensable cohésion qui nous fait tant défaut aujourd’hui !
Leurs projets industriels sont l’outil par excellence de l’ascenseur social et de la formation continue. Ils veulent fabriquer des produits qu’on voit, mais surtout qu’on touche. Ils sont des pourvoyeurs de fierté, du sentiment du travail bien fait. Ils sont surtout l’antidote au poison de la division… Ce sont eux qui créeront les richesses des villes moyennes. En effet, en redonnant prospérité et fierté aux territoires, ils infléchiront l’opposition de celles-ci aux métropoles.
Leurs usines ne sont pas encore toutes 4.0, mais demain elles le deviendront. Après demain, elles seront également vertes. C’est impératif car leurs entreprises ne tiendraient pas longtemps, ni économiquement ni réglementairement, ni en image, s’ils ne respectaient pas ces deux impératifs, digital et environnemental. De surcroît, c’est grâce à cela qu’elles donneront le sentiment à de nombreux territoires et leurs habitants d’être en phase avec les transitions de notre temps
Si ce scénario se réalise, leurs entreprises feront de ces territoires des acteurs du récit économique national. Elles seront le terreau sur lequel pourra renaître une classe moyenne tout en stoppant la polarisation sociale de notre économie servicielle entre riches et pauvres, entre petits employés et cadres extrêmement bien payés.
Nos résistants ne promettent ni de changer le monde, ni de nouvelles prouesses technologiques. Ils désirent simplement offrir à notre société l’assise dont elle manque tellement, leurs projets redistribuant les richesses à travers le territoire national.
Nos résistants ne demandent, ni gloire, ni Panthéon. Ou alors pour le « résistant inconnu » qui les représentera tous. Ils sont des héros du quotidien, des territoires. Les médias et les réseaux sociaux les amusent, mais ils ne sont pas pour eux des miroirs dans lesquels on se contemple. Le regard complice de leurs équipes et de leurs communautés leur suffit.
On connait la Vallée de l’Arve pour son art du décolletage, la Vallée de la mécanique autour de Figeac si distante de tout, la Vallée électrique naissante à Béthune… C’est là que sont nos résistants !
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Aucun de ces petits récits ne sont exclusifs, notamment les uns et des autres. Et cependant il est probable qu’un grand récit émerge bientôt. Qui mettra-t-il en avant ? Ces nouveaux industriels, les néo-industriels, qui réinventent un modèle circulaire pour notre outil productif ? Des programmes étatiques, plus ou moins directement inspirés des approches de souveraineté gaullo-pompidolienne ? Ou bien encore, l’impensé de nos politiques industrielles, une approche décentralisée impulsée par les territoires eux-mêmes et leurs acteurs ?
[1] La Chine dispose plus de 80% des lignes ferroviaires à grande vitesse
[2] Roland Berger, Baromètre d’impact des entreprises Next40/120, juin 2021 : emplois directs créés 26.000 emplois ; emplois industriels dans les technologies d’avenir d’ici 2025 : 3.000 emplois
[3] Cf. BPIFrance, Innovation Nouvelle Génération : un nouveau regard sur l’innovation, Paris, 2020