Dans ce long entretien, Nicole Notat, dont le rapport coécrit avec Jean-Dominique Senard a posé les fondations de la loi PACTE, revient sur la genèse et les conséquences de cette modification de l’article 1833 du Code civil, dont « nous ne mesurerons peut-être pas encore le changement fondamental ». L’ancienne secrétaire générale de la CFDT (1992-2002) et PDG-fondatrice de la première agence de notation européenne Vigeo-Eiris (2002-2020), souligne par ailleurs le rôle de pionnier que la France insuffle sur la conception et la gouvernance durable de l’Entreprise auprès de ces voisins européens et l’utilité fondamentale de la présence d’administrateurs-salariés au sein des conseils d’administration – tout en se « démarquant » de certaines revendications paritaires en la matière.
Propos recueillis par Aude de Castet
SOCIÉTAL.- Pouvez-vous nous rappeler les objectifs et les principaux dispositifs de la loi PACTE et nous délivrer un premier bilan d’étape ?
Nicole Notat.- Constatant que le Code civil donnait de la Société - la notion d’entreprise n’y figure pas- une définition réduite à sa relation avec ses apporteurs de capitaux, il est apparu un décalage évident entre les textes fondamentaux et les pratiques contemporaines. Procéder à leur actualisation s’est imposé d’emblée.
Suivant la recommandation de notre rapport, la loi PACTE a précisé dans le Code civil, que l’entreprise « a un intérêt social et prend en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Ces termes sont désormais ancrés dans le droit. Ils consacrent l’idée essentielle que l’entreprise a un intérêt propre, qui ne saurait se réduire à celui de ses actionnaires. Il ne s’agit pas d’évincer leurs droits, mais de donner aux dirigeants une responsabilité élargie à d’autres parties prenantes.
Nous ne mesurerons sans doute pas encore la portée de cet élargissement socio-juridique de l’entreprise. C’est une nouvelle façon de réguler les différences d’intérêts. Un nouvel âge du capitalisme pourrait voir le jour, à condition évidemment que les pratiques suivent. Il a encore du chemin à faire à cet égard.
Les questions de rentabilité des entreprises passent alors au second plan ?
Ce n’est pas la vision de notre rapport ni de la loi PACTE. La rentabilité des investissements et la rémunération des investisseurs institutionnels ou épargnants individuels gagnent à s’inscrire dans une stratégie de long terme en cohérence avec l’intérêt social de l’entreprise.
Les défis de développement durable, du dérèglement climatique, de la sauvegarde de la biodiversité, de l’évolution des modes de consommation, l’attention portée au capital humain appellent des changements des modes de production, de modèle économique sans lesquels l’entreprise se mettrait en risque. L’investissement en recherche et développement, dans l’innovation produits, dans la formation, la requalification voire le reclassement de salariés, dans des méthodologies de mesure d’impacts ne peuvent plus être sacrifiés sur l’autel de la maximisation et de l’immédiateté de valeur pour l’actionnaire.
Il reste à traduire ces exigences dans la répartition concrète de la valeur ajoutée au moment de de la détermination de la part à distribuer en dividendes, en investissements pour préparer l’avenir et en rémunération des dirigeants et des salariés. Nous ne sommes qu’au début de cette réflexion à mener, la crise sanitaire l’a mise en évidence, des initiatives ont été prises, souhaitons qu’elles irriguent et stimulent la pensée et l’action futures.
Y-a-t-il d’autres évolutions notables pour l’entreprise que l’article 1833 du Code civil modifié par la loi PACTE, a permises ?
Faute de définition légale de l’intérêt social, c’est la jurisprudence qui en avait précisé le sens en retenant une acception large, intégrant « la prise en compte des intérêts des parties prenantes. » La Cour de Cassation a affirmé que « l’intérêt social était distinct de l’intérêt des associés » en référence au Code civil avant sa modification par la loi PACTE. Le législateur a consacré cette interprétation.
L’autre innovation importante réside à mes yeux dans l’affirmation de la notion de « raison d’être » La raison d’être explicite l’objet social de l’entreprise, elle énonce les principes qui vont guider les décisions stratégiques et opérationnelles des dirigeants. En ce sens elle est une promesse qui engage quant à la vision dont se dote l’entreprise pour accomplir ses responsabilités sociales et environnementales. La loi PACTE lui a donné une consécration statutaire, en la faisant voter en assemblée générale. Elle devient de ce fait en quelque sorte « opposable » aux actionnaires.
C’est-à-dire…
C’est-à-dire que la reconnaissance juridique de l’objet social d’une part et la raison d’être inscrite dans les statuts conduisent les actionnaires eux-mêmes à admettre que leur intérêt propre ne s’oppose pas à l’engagement des dirigeants en direction de leur écosystème.
On peut regretter que la portée de ces innovations introduites par la loi PACTE aient été insuffisamment diffusées et popularisées au-delà du cercle des initiés. Notons toutefois que l’Union européenne avance sur la promotion de la finance durable, un processus qui converge avec la loi française. C’est une avancée certaine. C’est encourageant.
Il faut se rappeler des levées de boucliers contre cette loi et précisément la modification de cet article 1833 du Code civil. Certains craignaient qu’à cause de cette modification, les tribunaux ne se remplissent, qu’elle favorise une certaine judiciarisation...
L’objection du risque de développement de contentieux juridiques, Jean-Dominique Senard et moi-même l’avons prise au sérieux sans céder à la recommandation de s’en tenir au statut quo.
C’est la raison pour laquelle nous avons été particulièrement vigilants sur la formulation de nos recommandations. Certains de nos interlocuteurs auraient souhaité que l’on propose la « prise en compte des intérêts des parties prenantes » en lieu et place de « la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux relatifs à l’activité de l’entreprise ». Lier l’objet social à la notion d’intérêt des parties prenantes, outre que ces dits intérêts sont difficiles à définir en dehors de ce qu’en expriment les dites parties prenantes elles-mêmes, auraient fait l’impasse sur la notion d’intérêt propre de l’entreprise au regard de sa pérennité, de sa durabilité et de sa capacité d’innovation. Notre choix était au contraire de l’affirmer en donnant aux dirigeants et au conseil d’administration le soin de définir les enjeux dans un dialogue fécond avec ses parties prenantes.
Quant au risque de contentieux, avant même la loi PACTE, le nombre de controverses dont certaines débouchent chez les juges et se référant à des sujets sociaux, éthiques, environnementaux, étaient déjà légion ! L’entreprise est sous surveillance permanente, c’est un fait. J’ajoute que cette objection a été portée par quelques juristes que nous avons auditionnés et avancée par les représentants des chefs d’entreprises, plus que par les dirigeants d’entreprises eux-mêmes.
Est-ce que cette loi PACTE entraine un nouveau mode de gouvernance de l’entreprise ?
La modification du Code civil était nécessaire pour consacrer en droit des conceptions et des pratiques déjà établies en France et au-delà. Notre ambition validée par le législateur était de les accélérer, de les amplifier, de les ancrer dans la gouvernance dans le maximum d’entreprises quelle que soit leur forme juridique. À ce titre le Code du commerce a précisé que les conseils d’administration, ou tout autre organe de gouvernance, devaient exercer leurs prérogatives en tenant compte de l’article 1833 du Code civil modifié, c’est-à-dire en intégrant sa modification. Autre innovation, permettre à celles qui voulaient aller encore plus loin de se définir comme « entreprise à mission ».
L’inscription de la raison d’être dans les statuts de l’entreprise impacte également la gouvernance. La loi a également renforcé la présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration, moins fortement que la recommandation du rapport, mais réelle.
Comment cette loi a-t-elle été perçue ?
Force est de constater que le rapport dit Notat Senard a reçu un accueil positif au-delà de ce que nous avions imaginé. Dans sa globalité et en particulier, sur la raison d’être qui a eu un réel écho. Signe qu’il y avait une attente et que le sujet était mûr.
Le rapport et la loi ont joué un rôle d’accélérateur de la réflexion comme de l’action. En particulier pour des entreprises, conscientes qu’elles ne pouvaient plus, dans le monde d’aujourd’hui, opérer derrière une frontière étanche entre l’entreprise et la société et qui étaient sincèrement engagées dans des politiques de responsabilité sociale intégrées à leur stratégie et à leurs opérations.
Remarquons également le nombre de tribunes, d’articles dans les médias, de livres publiés qui ont alimenté la réflexion et popularisé ces nouveaux concepts, révélé de bonnes pratiques.
Cet intérêt médiatique a aussi mis en lumière les réalités de ceux qui se contentaient de discours et communication sans que cela fut appuyé sur des engagements réels et de résultats tangibles.
Près de deux ans après la promulgation de la loi PACTE, quelles sont vos premières observations ?
Une dynamique s’est créée, c’est incontestable. Des raisons d’être ont été formalisées avec ou sans inscription dans les statuts, l’attraction pour l’entreprise à mission se manifeste. Mais, nous avons affaire à un mal français - est-il seulement français ? - qui nous pousse à croire que, parce qu’on a écrit et voté une loi, tout va découler d’office. Or, la question de l’exécution est centrale. C’est d’elle dont dépendra la portée réelle que la loi a voulu impulser. Procéder à son évaluation est indispensable. Pas pour donner des notes, mais pour être en capacité d’analyser comment les acteurs s’en sont saisis, selon quelles interprétations et modes de construction donnés à ces nouveaux concepts de raison d’être et d’entreprise à mission, quel rôle les organes de gouvernance ont-ils joué ?
On le voit et cela ne me choque pas, qu’il y a plusieurs interprétations et différentes voies pour se mettre en conformité avec la loi, selon l’activité et la taille de l’entreprise, selon son degré de présence à l’international, selon sa culture. Il est salutaire à mes yeux que les entreprises apportent en fidélité à la loi leur touche propre.
Il est pour autant nécessaire et utile de procéder à une sorte d’état des lieux rendant compte du nombre d’entreprises engagées, de repérer les meilleures pratiques, de comprendre les freins et se donner les moyens de les lever. C’est en quelque sorte, vérifier que la pratique est cohérente avec l’esprit et la lettre de la loi.
Pensez-vous que cet aspect optionnel de loi sur la définition de la raison d’être était le plus approprié ? Fallait-il la conditionner, comme certains syndicats le préconisent, à l’attribution d’aides publiques, ou la rendre obligatoire aux entreprises ?
Je crois beaucoup, quand il s’agit de faire bouger de telles lignes, à des lois qui incitent à l’action avant d’en faire des lois impératives. Il est bon que l’expérience et la pratique éclairent les mesures législatives. L’incitation responsabilise les acteurs et permet de tester la bonne granularité de la loi.
Ceci ne vaut pas pour tout et l’obligation peut et doit dans certains cas utilement suivre une phase optionnelle. Le législateur devrait d’ailleurs annoncer au départ le temps qui précédera la généralisation des mesures après une phase d’ évaluation. Quant aux aides publiques conditionnées à tel ou tel engagement a priori tout est dans la nature de l’engagement attendu.
Il n’est pas illégitime que des aides publiques ciblées soient assorties de garanties. Encore faut-il s’entendre sur leur nature. Je me souviens du cas d’Alstom en 2014 et du rachat controversé de sa branche Énergie de General Electric. Le ministre de l’Économie de l’époque a obtenu l’engagement du repreneur de créer 1 000 emplois sur trois ans. À défaut General Electric devait s’acquitter d’une amende à payer à l’État français. Les 1 000 emplois n’ont pas été au rendez-vous, l’entreprise a versé en compensation 50 millions d’euros… dérisoire ! Préfigurer un nombre de création d’emplois de cette manière n’est évidemment pas une garantie réelle, elle relève davantage d’un effet d’annonce pour la puissance publique et d’une concession à la réalisation du deal pour le repreneur. Un marché de dupes en quelque sorte.
La question des garanties est donc complexe. Cela dit, elle mérite d’être approfondie dans son principe et dans ses modalités. Il m’apparaît que l’information, la consultation, la négociation sociale de bonne foi et en continu, me semblent le moyen le plus sûr pour que les aides publiques ne dévient pas de leur trajectoire.
La loi PACTE permet un nouveau statut, celui d’entreprise à mission. De quoi s’agit-il ?
L’entreprise à mission trouve son origine aux États-Unis. Il s’agissait d’obtenir pour les dirigeants une sécurité juridique face au risque de condamnation pénale, leur responsabilité fiduciaire imposant la maximisation de la valeur pour l’actionnaire. Celle-ci pouvait être jugée contradictoire avec des actions en direction de parties prenantes de l’entreprise. Le label « Be Corp » est né avec le statut d’entreprise à mission.
Beaucoup d’entrepreneurs en France se sont engagés dans cette démarche avant la loi PACTE. L’idée était de la faire reconnaître dans le droit français. La loi a reconnu cette possibilité avec l’obligation d’inscrire la « mission » dans les statuts.
Qu’est-ce qu’il y a de différent ?
Le terme de mission rejoint sur le fond celui de raison d’être mais permet d’identifier des entreprises qui manifestent un niveau d’engagement plus fort. Les entreprises qui s’en recommandent doivent obligatoirement inscrire la mission dans les statuts, créer un comité de mission et se faire évaluer par un tiers externe indépendant.
Quel est l’intérêt d’un comité à mission ?
Le comité de mission est le garant du bon alignement de « la promesse » formulée dans la mission avec la stratégie, les objectifs et décisions opérationnelles de l’entreprise associés à leurs résultats. Il produit un rapport indépendant du conseil d’administration rendant compte de ses observations, formule le cas échéant des recommandations.
Alors que les entreprises en général sont tenues de publier sous la responsabilité de leur organe de gouvernance un rapport rendant compte de leur performance extrafinancière l’entreprise à mission confie cette publication au comité de mission indépendant. C’est un gage d’authenticité supplémentaire.
Ce comité se concentre exclusivement sur l’effectivité de la promesse dans la stratégie, les opérations et les résultats de l’entreprise.
Est-il souhaitable d’inclure des salariés dans le comité de mission ?
La loi le prévoit, donc oui des salariés sont présents dans le comité aux cotés de personnes extérieures à l’entreprise.
Comment gérer les inévitables tensions entre les différents enjeux de l’entreprise ?
L’engagement des actionnaires de l’entreprise à se prononcer sur une raison d’être et sur les conséquences qui en découlent en matière de maitrise des impacts de l’entreprise sur son écosystème, ne suffit pas à concilier magiquement les enjeux sociaux, écologiques, financiers et économiques. Selon le moment, l’activité de l’entreprise, les problèmes auxquels elle est confrontée, les transformations qu’elle doit conduire va mettre exergue des nécessités, des urgences particulières, des décisions et des arbitrages qui les mettront en tension. Il ne s’agit pas de verser dans l’idéalisme du consensus coopératif naturel entre tous les intérêts en présence. Ce qui compte c’est que les arbitrages après une analyse approfondie et convaincante, après les phases de dialogue et de consultation soient reconnus comme incontournables. Quand après cette analyse approfondie et partagée, il s’avère que l’entreprise confrontée à un changement de modèle économique ou de transformation de ses activités et des métiers, doive se restructurer, fermer un site ou supprimer des emplois, alors il sera attendu que l’entreprise assume sa responsabilité, s’engage en direction du territoire pour contribuer à la naissance de nouvelles activités et en direction des salariés concernés pour assurer leur reconversion et en tout cas ne pas recourir aux licenciements secs.
On mesure dans ces deux cas de figure combien le besoin de s’inscrire dans le temps long soit compris et soutenu par les investisseurs.
Comment peut-on embarquer les salariés dans tous ces changements de gouvernance ?
Une entreprise qui veut, de manière honnête, progresser dans la voie d’une raison d’être formalisée, d’une mission formulée, et qui imaginerait pouvoir le faire sans embarquer ses salariés, ferait assurément fausse route. L’enjeu de cette raison d’être ou de cette mission, c’est d’éclairer le cap. La méthode est cruciale.
L’association des salariés sous diverses formes, plateformes numériques, groupes de parole, sondage, l’implication des représentants des salariés confortent la pertinence de la raison d’être, renforcent l’adhésion, crée du lien et de la reconnaissance. Il serait évidemment paradoxal voire contreproductif que la première partie prenante, ceux que d’aucuns nomment « partie prenante constituante » avec les actionnaires et autres financeurs ne soient pas sollicités dans l’élaboration de la raison d’être ou de la mission.
Évidemment cela n’exonère pas les dirigeants d’être à l’écoute de leurs autres parties prenantes en particulier leurs clients mais aussi leurs fournisseurs et sous-traitants. Des formes originales de consultation ont vu le jour.
Dans les systèmes actuels d’évaluation, de notation, faut-il imaginer de nouveaux indicateurs de progrès pour les entreprises ?
La Commission européenne réfléchit à créer un socle d’indicateurs accessibles et comparables. Une mission a été confiée à Patrick de Cambourg à cet effet. L’idée de concevoir un socle d’indicateurs, un tronc commun opposable à tous les acteurs, est pertinente. Il faudra toutefois veiller à reconnaître que des spécificités et indicateurs sectoriels le complètent. Une certaine harmonisation est nécessaire en particulier pour l’évaluation de la performance extra-financière des sociétés, les comparer et faciliter les décisions d’investissement. Pour certains indicateurs il faut enfin avoir à l’esprit que les méthodologies de mesure sont complexes et encore à perfectionner. C’est évidemment le cas pour les émissions carbone et les mesures d’impact sur la biodiversité, par exemple.
L’investisseur peut-il être un levier de progrès dans ses choix d’investir dans telle ou telle entreprise ?
Les investisseurs s’appuient sur un certain nombre de critères pour forger leur décision d’investissement en particulier ceux qui relèvent des comportements sociaux, éthiques, environnementaux des entreprises en se rapportant souvent aux informations et opinions fournies par les agences extra-financières. Une pratique en développement qui a fait son apparition auprès d’un certain nombre d’entre eux.
Non qu’ils agissent en philanthropes, mais ils ont pris progressivement conscience que la sécurité et la rentabilité de leur placement pouvaient à terme se dégrader, tout comme leur réputation. La réalité est très hétérogène et les débats sont vifs sur la profondeur de leur démarche. C’est ce qui a fait naître le label ISR1 créé par l’état sous l’impulsion de Michel Sapin qui connait un réel succès. Il donne aux épargnants individuels qui veulent donner du sens à leur épargne une certaine confiance sur les produits présentés par les banques à leur intention.
La Commission européenne a, dans la foulée d’une obligation créée en France et dans le cadre de son action visant la promotion de la finance durable, conçu un règlement obligeant les investisseurs à rendre compte de leurs réelles politiques et pratiques d’intégration de critères extra-financiers dans leurs placements. La pratique de l’investissement à impact - visant à mesurer comme son nom l’indique l’impact réel de ses placements - connaît un certain attrait quand bien même les méthodologies de mesure restent à parfaire. On comprend qu’il n’est pas encore aisé de mesurer finement un impact sur la faune ou la flore, par exemple.
Le dialogue actionnarial s’installe doucement en France. Plutôt que d’avoir recours au choix binaire « je rentre chez toi ou je sors » des investisseurs engagent avec les entreprises un dialogue les invitant à progresser sur leurs points faibles au regard des priorités qu’ils portent. Ils visent à s’assurer que les dirigeants maîtrisent les risques que pourraient leur faire courir une négligence sur telle ou telle dimension extrafinancière.
On le voit, l’investisseur peut faire effet de levier sur le développement de l’intégration de facteurs extrafinanciers dans leur stratégie et dans les différentes fonctions de l’entreprise. Ces pratiques se sont développées significativement en France et en Europe ces dernières années, elles font école au-delà.
L’Europe a une carte à jouer pour faire éclore un capitalisme responsable.
Quel peut être le rôle des agences de notation ?
L’investisseur recherche des informations fiables pour forger ses choix d’investissement. À cet égard les données collectées, traitées et qualifiées, les produits conçus par les agences extra-financières lui sont précieuses. Il peut les solliciter pour mesurer la qualité de son portefeuille d’investissement au regard par exemple de niveau d’émission carbone qui en ressort.
Une agence n’est pas prescriptive, elle fournit des données et des opinions. L’investisseur en tire ses propres conclusions au regard des critères et des méthodologies qui président à la sélection de ses placements.
Faut-il renforcer la place de salariés en augmentant le nombre et en élargissant le rôle des administrateurs salariés dans les conseils d’administration ?
Avec Jean-Dominique Senard, nous avions fait une recommandation plus ambitieuse que celle finalement retenue par le législateur mais la dynamique est engagée. Cette prudence prend en compte les appréhensions souvent exprimées par les dirigeants quant à la présence d’administrateurs salariés dans les organes de gouvernance. Pourtant leur apport est incontestablement utile.
Pourquoi ?
Les conseils d’administration y gagnent quand la confiance s’est installée. La diversité et la complémentarité des expériences et des centres d’intérêt des administrateurs dans un conseil est une richesse. Ce n’est plus à démontrer. Or, s’il y a une catégorie à même d’apporter un point de vue singulier ce sont bien les administrateurs salariés. Ils connaissent l’entreprise de l’intérieur, éclairent les débats du point dont ils parlent, leur présence est donc irremplaçable. Encore faut-il qu’ils soient considérés et se considèrent eux-mêmes comme des administrateurs à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. À l’exception de quelques comportements caricaturaux leur apport est reconnu.
Leur intégration et la confiance se construisent comme pour tout nouvel administrateur qui fait son entrée dans un conseil.
Est-ce qu’il faut aller plus loin, jusqu’à la parité comme le propose des partis politiques à l’instar de l’Allemagne ?
La cogestion a été inventée en Allemagne dans un contexte très particulier, elle a généré une culture particulière des rapports sociaux et fait de la pratique contractuelle une quasi norme acceptée par tous. Ce n’est pas le cas en France où la culture du conflit a longtemps prévalu et si la culture du contrat a trouvé sa place, elle ne donne pas lieu au développement que connaissent aussi les pays du Nord. La France n’est pas prête à cela. J’ai d’autre part de sérieuses réserves sur le fond. Le pouvoir donné à ces administrateurs en fait des acteurs clés pour décider des choix stratégiques et en contrôler la bonne exécution par les dirigeants.
C’est une confusion des genres ! Administrateur oui, mais aussi régi par un lien de subordination avec son employeur qui à ce titre n’en fait pas des administrateurs comme les autres. Il y a donc un paradoxe de taille pour s’engager dans cette voie.
Faut-il renforcer les prérogatives des conseils sociaux et économiques (CSE) ?
Les relations entre les dirigeants et les représentants des salariés d’une entreprise, ont besoin d’être structurées, sincères et ouvertes. Ce n’est pas en limitant le champ de l’information, de la consultation et de la négociation collective que l’entreprise y trouvera son compte. Ce serait faire fausse route que de l’imaginer. Surtout à l’heure des défis et mutations que connaît et connaîtra l’entreprise. Ce n’est pas un hasard si la crise sanitaire a d’une certaine manière réhabilité le dialogue social. Le CSE doit trouver sa place et jouer son rôle sans rogner ces principes. Un bilan de cette réforme serait utile sur le long cours.
Vous dites que la loi PACTE est arrivée à un moment où la réflexion était mûre. Est-ce que l’étape d’après est l’Europe ? Est-ce que l’Europe est mûre également pour une nouvelle définition de l’entreprise, d’une gouvernance durable de nos entreprises ?
Des initiatives existent pour espérer avancer dans ce sens. Le programme de consultation engagée par l’Union européenne, en particulier pour la révision de la directive sur l’obligation de réédition de la performance extra-financière des entreprises, les discussions sur la prise en compte au niveau européen de la loi française sur le devoir de vigilance marquent un tournant en Europe. Il reste à traduire ces initiatives en décision à 27, ce qui nous le savons nécessitent un grand art dans la recherche de compromis. La logique voudrait que la loi PACTE entre dans le programme. À la France de l’impulser !
Est-ce que les crises actuelles, sanitaires et économiques, sont de nature à transformer les comportements ?
Elles les ont déjà modifiés. Si la pandémie a d’abord conduit à une sidération générale, certains acteurs économiques, parfois en mode survie ont fait preuve d’adaptation et d’imagination pour garder ou inventer une activité qu’ils n’auraient pas imaginé sans la crise. Le développement du télétravail a connu une ampleur inimaginable.
Un retour d’expérience de ce mode de travail sera nécessaire, il n’est de mon point de vue pas une panacée. Réjouissons-nous aussi que la crise ait permis de redécouvrir la nécessité et les bienfaits du dialogue social, de la négociation collective dans les entreprises et au niveau interprofessionnel dans ce contexte inédit.
La crise a débloqué l’Europe. Elle a démontré à l’occasion de la crise sanitaire une formidable réactivité, fait preuve de responsabilité, pris en raison des conséquences économiques de la pandémie des initiatives et décisions inédites et transgressives au regard de ses crédos d’hier et su dépasser les particularismes nationaux. La politique a retrouvé ses droits et c’est une bonne nouvelle.
Qu’aurons-nous appris de cette crise ? Saurons-nous en tirer tous les enseignements, anticiper celles qui se profilent, agir en meute, continuer à penser global, l’économie, le sanitaire, le social ensemble en premier lieu dans le traitement des conséquences sociales qui se profilent ? Il est trop tôt pour le dire, les facilités d’hier, les postures pavloviennes peuvent revenir au galop. Pourtant, cette expérience collective a tellement impacté nos modes de vie, questionner nos certitudes qu’il est permis d’espérer qu’il y aura un avant et un après de cette crise sanitaire.
Pour gérer la crise sanitaire et ses conséquences, le gouvernement a pris des mesures budgétaires, économiques et sociales très fortes. Assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle place de l’État dans le fonctionnement de l’économie ? L’État doit-il définir les besoins vitaux et les secteurs stratégiques et en tirer les conséquences ? Que pensez-vous de la décision du gouvernement de s’opposer au rachat du groupe de distribution Carrefour par le canadien « Couche-Tard » ?
En tout cas la mise en évidence de notre dépendance pour l’accès à des biens vitaux dans le domaine de la santé en particulier ne pourra pas rester sans réponse. La question de la souveraineté n’est pas taboue à condition de la poser au bon niveau.
C’est au niveau européen que les solutions doivent être pensées dans le cadre d’une coopération entre États. Si les gouvernements s’accordaient pour faire de l’Europe le bon niveau de la définition et de protection des intérêts vitaux des européens, nous aurions alors tiré les meilleures leçons de la crise sanitaire. Sans oublier que l’implication des acteurs collectifs, des citoyens selon des modalités appropriées constituera un facteur de succès.
Mais il faut en parallèle réhabiliter le multilatéralisme. Aucun État, aussi interventionniste soit-il ne peut réduire seul la complexité des défis climatiques, sanitaires, des inégalités de développement ou du risque terroriste. La coopération dans des institutions multilatérales réinventées est certes une gageure mais une nécessité pour dessiner le monde d’après.
Quant au refus du gouvernement de laisser les actionnaires du Groupe Carrefour céder une partie de leurs titres à un opérateur canadien, c’est me semble-t-il une décision à forte charge symbolique dans un moment où l’État français engage le débat sur les implantations d’activités stratégiques. Je n’imagine pas qu’il sonne le glas de tout type d’opérations d’achat ou de croissance externe.
Biographie Nicole Notat
Nicole Notat a été la première femme à diriger une confédération syndicale en devenant de 1992 à 2002, secrétaire générale du syndicat CFDT.
En juillet 2002, elle fonde Vigeo - devenue Vigeo Eiris à la suite de la fusion de Vigeo avec l’acteur britannique Eiris - dont elle fut PDG jusqu’en 2020, où elle s’engage pour une conception du développement durable.
Le 9 mars 2018, elle remet avec le président de Michelin Jean-Dominique Senard le rapport Entreprise, objet d’intérêt collectif sur le rôle de l’entreprise dans la société française au ministre de l’Économie Bruno Le Maire.
Elle est nommée en mai 2020 par le gouvernement à la tête du « Ségur de la santé », qui doit proposer des solutions pour mettre fin à la « paupérisation » des personnels soignants.
Elle est aussi présidente de Coup de Pouce, une association qui agit pour la prévention de l’échec scolaire précoce.