Michel Offerlé, professeur émérite de sociologie du politique à l’ENS, observe que l’« environnement » tend aujourd’hui à être la « partie prenante » la plus essentielle de la raison d’être d’une entreprise. Il rappelle pourtant qu’il convient de n’en oublier aucune.
La raison d’être est devenue un nouvel objet social à la mode, comme un succédané plus large et plus vaste, de l’entreprise citoyenne d’il y a quelques décennies, du projet, ou de la culture d’entreprise, voire de son « ADN ».
Elle est devenue aussi une exigence, certes non juridiquement sanctionnée, après que la loi Pacte, qui a très partiellement réinvesti le rêve de la « Réforme de l’entreprise », en a fixé les contours.
Cette catégorie implique également un certain nombre « d’auto-obligations » qui ont pu être prises comme autant d’opportunités, puisque la concurrence des raisons d’être peut devenir un élément de distinction et de démarcation vis-à-vis des autres groupes agissant sur le marché.
Il peut s’agir de courtes phrases et/ou de nouvelles chartes démontrant la bonne volonté éthique et sociétale de leurs auteurs, et leur capacité à décliner dans des mots, les intentions et les prétentions des voix entrepreneuriales à revendiquer toute leur place dans la « vie de la Cité », à faire « de la politique dans le sens noble du terme » et à mettre en exergue les contributions d’entreprises au « bien commun ».
D’entreprises et non des entreprises, car cet exercice de style est élitiste, et ne concerne qu’une infime petite fraction des entreprises françaises. On peut certes imaginer son boulanger afficher dans son magasin des mots d’ordre tels « De la farine française dans votre pain durable au service de votre proximité ». D’ailleurs, les représentants de l‘Artisanat français avaient devancé cet enrôlement en inventant quelques identifiants que l’on peut trouver sur les sites professionnels : « L’artisanat de proximité constitue un vecteur de développement durable et d’aménagement équilibré du territoire, permettant aux communes et groupement de communes de maintenir des services aux populations et une capacité d’attractivité, d’accueil et de fixation de la population. » (Portail des Chambres de Métiers et de l’Artisanat).
Le projet d’entreprise, moi c’est pas de m’enrichir, c’est pas d’enrichir l’actionnaire qui contrôle le capital. Le projet de l’entreprise, c’est durablement de… c’est assez curieux ce que je vais dire, je crois, pour moi l’entreprise… il y a une forme d’exemplarité. J’aimerais que mon entreprise soit citée comme un exemple de bonnes pratiques sociales, sociétales et environnementales en fait. Donc on parle effectivement de raison d’être, on pourrait parler aussi de bonnes pratiques.
Cette appétence pour un exercice qui n’est pas simplement de marketing et de communication a sans doute intéressé très diversement des directions d’entreprise très inégalement passionnées par ce genre d’interventions.
Il y a quatre catégories de grands patrons, ceux qui ne s’intéressent qu’à leur entreprise et, au delà, qu’à leur secteur. Ceux qui souhaitent prendre position et faire valoir leurs points de vue sur des enjeux plus larges ne concernant pas seulement leur entreprise. Ceux que l’on peut appeler les « patrons politiques » qui accumulent les positions de pouvoir dans les organisations patronales, les think tanks, les colloques, les commissions, les engagements mécénaux et philanthropiques compatibles avec leurs niveaux de responsabilité et avec leurs estimes de soi, et pensent pouvoir peser individuellement et collectivement sur la construction des problèmes publics (ce qui est digne d’être discuté, ce qui doit être écarté), sur le cadrage des solutions, et donc sur la définition des agendas de politiques publiques.
Il y a enfin les patrons en politique. Ils sont désormais rares parmi les grands dirigeants, dans des mandats parlementaires, ils sont parfois ministres cooptés par les dirigeants politiques. Certains sans mandat peuvent s’inviter ou être invités dans des tables conseillantes, directement politiques, comme amis ou comme visiteurs du matin ou du soir, des palais présidentiels.
Je n’ai pas fait une recherche systématique sur la manière dont ont été rédigées les « raisons d’être », et sur les modalités de leur élaboration. Mais on peut imaginer, en fonction des orientations de leurs dirigeants que cet exercice a pu prendre des contours très contrastés, entre le petit texte par lequel on se conforme à l’air du temps, la commande qui est passée à un cabinet publicitaire, jusqu’à la mobilisation de compétences internes et externes, jouant dans la rédaction même du texte une sorte de symphonie des parties prenantes ; réalisant ainsi pas seulement un coup publicitaire, une opération de frontispice ou un purpose washing, mais prenant le prétexte d’une mise en mots identitaire pour s’ausculter et confronter leurs visions et leurs pratiques au sein de séminaires de re-mises en question. « Des ateliers d’appropriation de la raison d’être » ?, « Des ateliers de passage à l’action avec des pitchs d’actions opérationnelles concrètes » ? ou bien des séminaires de réflexion associant une large panoplie d’intervenants internes et externes, par exemple des « critical friends ».
Afficher une raison d’être ce peut donc être un simple tour de passe-passe communicationnel ou une réflexion identitaire, à vocation performative. L’identité peut être un mot attrape-tout ou une revendication d’identité longue et « durable », cristallisée, produit d’une histoire, balisant les possibles futurs et revendiquant des points d’appui tangibles qui sont autant de preuves de la « vérité » de la mise en œuvre de la raison d’être. Ce peut aussi être une manière particulière de dépasser la formule ressassée du « durable donc rentable ».
Quelle que soit la portée de ce type de déclaration qui est une antienne des interrogations entrepreneuriales (« donner du sens » et « mobiliser ses équipes »), il faut sans doute aller plus loin. D’abord dans le déclaratif. Revenir sur les deux rapports Viénot (base du code Afep-Medef) est assez instructif. En quatre ans (1995-1999) on a changé de définition de l’incitation et de la finalité de l’action d’entreprendre :
« Dans les pays anglo-saxons, l’accent est principalement mis sur l’objectif de maximisation rapide de la valeur de l’action, alors que, sur le continent européen et en particulier en France, il est plutôt mis sur l’intérêt social de l’entreprise. (..)L’intérêt social peut ainsi se définir comme l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même, c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome, poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun, qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise. » (AFEP-CNPF 1995)
« Il est fondamental pour une bonne pratique du gouvernement d’entreprise que le Conseil procède à l’évaluation de sa capacité à répondre aux attentes des actionnaires qui lui ont donné mandat d’administrer la société. » (AFEP-Medef 1999)
L’actuel code (Code de gouvernement des entreprises cotées mis à jour janvier 2020) prévoit : « Le conseil d’administration exerce les missions dévolues par la loi et agit en toute circonstance dans l’intérêt social de l’entreprise. Il s’attache à promouvoir la création de valeur par l’entreprise à long terme en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de ses activités. Il propose, le cas échéant, toute évolution statutaire qu’il estime opportune. »
Une nouvelle déclaration de principes serait sans doute une première marque collective pour choisir clairement entre le rapport Viénot 1 et 2. Et pour inclure toutes les mobilisations qui se sont déroulées depuis deux décennies sous l’effet des différents militantismes qui ont pu progressivement trouver écho dans une partie du patronat réformateur. Contre l’idée que la raison d’être d’une grande entreprise est de faire du profit, ou contre celle qui veut qu’une entreprise n’appartienne qu’à ceux qui « y ont mis » de l’argent, d’autres visions ont pris corps : « Une conviction : l’entreprise a une raison d’être et contribue à un intérêt collectif » (Rapport Notat-Senard). « Vous venez de déboulonner une statue de Milton Friedman. Ça peut en inquiéter certains, mais qu’ils se rassurent, il y en a encore beaucoup » (E. Faber).
Mais au-delà encore de ces formules, il est sans doute nécessaire de passer de la raison d’être aux raisons d’agir.
Dans le domaine des sciences sociales, l’indicateur primordial a été longtemps la classe, la profession ou le statut socio-professionnel. Désormais, d’autres indicateurs tendent à prévaloir dans certaines recherches, et à prendre le pas sur le statut social, il peut s’agir du genre ou de « l’origine ethnique ». Dans le domaine des grandes entreprises, un phénomène assez semblable est en train de se produire. C’est l’environnemental qui tend à être la « partie prenante » la plus essentielle ; c’est à la nature, à l’environnement, au climat qu’il faut rendre des comptes, et les autres dimensions possibles de la raison d’être d’une entreprise tendent à être subsumées derrière cette variable. Or, si l’on veut parler en termes de parties prenantes, il convient de souligner ce qui est important, ce qui a de la valeur. Et n’en oublier aucune, par exemple l’État ou les collectivités territoriales. La liste de Larry Fink, récemment converti à une autre raison d’être, n’est pas vraiment exhaustive : « Les entreprises doivent bénéficier à l'ensemble de leurs parties prenantes, dont les actionnaires, les salariés, les clients et les communautés dans lesquelles elles opèrent. »
Je dois pouvoir juger une entreprise sur la qualité et l’utilité de ses produits, sur ses performances strictement économiques, mais aussi sur la politique fiscale (« planification fiscale agressive »). Ainsi, il a été adressé cette année aux groupes du CAC 40 des questions simples permettant de cerner leurs pratiques fiscales, notamment : « Disposez-vous d’une charte de responsabilité fiscale ? Est-elle publique ? » « Publiez-vous un rapport sur l’organisation fiscale du groupe et les taxes acquittées pays par pays ? » « Adhérez-vous à des standards de responsabilité fiscale ? Si non, pourquoi ? ». Le résultat est assez inquiétant. Seules vingt-cinq entreprises du CAC 40 ont répondu. Et les réponses sont très souvent allusives. (Rapport du FIR, 11 mai 2020).
Par ailleurs, on peut aussi demander des comptes sur la politique sociale (conditions de travail et de rémunérations en France et dans le monde, ratio d’équité, égalité femmes-hommes, mesures de la « performance des dirigeants », salaires supérieurs à 1 million d’euros), sur la politique environnementale (le plan de décarbonation pour soi et pour ses fournisseurs, la certification B Corp –Benefit Corporation –, la mesure des externalités négatives, etc.) ; et sur la politique à l’égard des fournisseurs (délais de paiement, caractère offensif des négociations). On pourrait aussi inclure à la liste (le côté « sociétal » de la raison d’être) les engagements mécénaux et philanthropiques des entreprises. Une concurrence entre les évaluateurs et les observateurs ne cesse de se développer, tant il est difficile d’inventer des indicateurs clairs et consensuels et d’intégrer dans une formule unique les engagements et les réalisations sur lesquels on peut demander des comptes aux grandes entreprises.
L’année 2020 et la crise du Covid-19 ont été propices à des mobilisations de « l’aile marchante du patronat » comme l’on disait dans les années 1970, à des appels, tribunes, coalitions. Si l’on retrouve parmi les signataires les habituels réformateurs du patronat, ceux de l’économie sociale et solidaire, ceux de « l’entreprise libérée », des entrepreneurs proches de la doctrine sociale de l’Église, ou quelques patrons du CAC 40 intervenant sur ces thématiques, ils sont parfois signataires aux côtés de dirigeants qui n’ont sans doute pas la même éthique entrepreneuriale. Il est ainsi possible de signer des appels différents, à la fois avec Axa, la Société générale, la Maif, Danone ou Total (son assemblée générale a ouvert une marche très lente, à échéance 2050, pour le volet environnemental). On peut estimer que ces prises de position ne sont pas des postures (il faut prendre au mot les bonnes volontés réformatrices). Il persiste une forme de solidarité systémique entre grands patrons (liens personnels et participations croisées), qui ont pu empêcher certains de condamner la cécité et les revirements des dirigeants du Medef et de l’Association française des entreprises privées (Afep), sur le moratoire écologique et sur le « travailler plus », au printemps 2020…
Christian Topalov, socio-historien, a pu parler de « nébuleuse réformatrice », d’un « champ réformateur », de « laboratoire du nouveau siècle » pour désigner les multiples initiatives qui ont été prises, à la fin du XIXème siècle, par des congrès, des ligues, des associations, des livres et des brochures pour inventer le « social » et le « sanitaire ».
Cette nébuleuse est peut être sous nos yeux en train de transformer, certes à la marge, mais de transformer, un capitalisme toujours inégalitaire. Un œil plus vigilant sur ces plaques tectoniques patronales peut permettre de comprendre ces raisons d’être en action (et en inaction) et les raisons d’agir des protagonistes, qui vont de la digestion et de la rentabilisation de la critique environnementale du capitalisme, au souci d’ouvrir de larges et fragiles autres possibles.
Biographie de Michel Offerlé
Professeur émérite de sociologie du politique à l’ENS (Ulm).
Il est l’auteur de Les patrons des patrons. Histoire du Medef, Odile Jacob, 2013. Il a dirigé, aux éditions La Découverte, Patrons en France.
Son ouvrage : Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des mondes patronaux, est paru, chez Gallimard, en janvier 2021.