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Christian Gollier : L’avantage de cette crise, c’est qu’elle n’est pas structurelle
LE CLIMAT

L'interview de Christian Gollier : L’avantage de cette crise, c’est qu’elle n’est pas structurelle

3min
#LE CLIMAT Le grand témoin

Le Directeur Général de la Toulouse School of Economics (TSE) était le grand témoin de la conférence sur le climat organisée à l’Institut de France par Sociétal en partenariat avec l’Académie des sciences morales et politiques. Le Président de l’Association Européenne des Économistes de l’Environnement qui a publié Le climat après la fin du mois : plaidoyer pour le prix du carbone, analyse « comment résoudre collectivement le défi climatique » dans un grand entretien.

Philippe Plassart - Cela fait près de trente ans que la première alarme climatique a été lancée au sommet de Rio en 1992. Depuis, les émissions de CO2 dans l’atmosphère n’ont pas cessé de croître. Quelle est l’explication économique à notre manque de réactivité face au danger du réchauffement de la planète ? 

Christian Gollier - La course de lenteur dans cette guerre mondiale contre le changement climatique est la conséquence immédiate du fait que quand une personne, une entreprise ou un pays fait un effort de réduction des émissions de CO2, il porte 100% du coût de cet effort, et essentiellement 0% du bénéfice climatique, qui est partagé avec le reste de l’humanité dans un temps assez éloigné. Dans ce contexte, il est rationnel pour chacun de ne rien faire, et d’espérer que les autres feront les sacrifices dont tout un chacun bénéficiera. C’est la stratégie du « passager clandestin ». D’une certaine façon, on retrouve le même problème dans la crise du SARS-CoV-2. Mes efforts vous protègent, et vos efforts me protègent. Là aussi, il peut être tentant de ne pas faire beaucoup d’effort de confinement, en attendant que les autres fassent ces efforts à votre place.

À l’équilibre, personne ne fait rien, et le monde se dirige tout droit vers une augmentation de la température comprise entre 3 et 4 degrés Celsius d’ici la fin du siècle. Comme quoi, la somme des rationalités individuelles peut conduire à une irrationalité collective radicale. Les économistes ont depuis longtemps identifié cette défaillance, qui n’est pas spécifique au capitalisme ou à l’économie de marchés. 

Vous avez raison de dire que nous voyons se réaliser sous nos yeux depuis trois décennies cette prédiction des économistes. Les conférences COP sur le climat ne sont qu’une longue séquence illustrative de cette course de lenteur, avec l’échec radical du Protocole du Kyoto, puis la mort annoncée des Accords de Paris, un traité incohérent, sans engagement, sans système de vérification ou de pénalisation des passagers clandestins. L’humanité n’a jamais émis autant de CO2 qu’en 2019 ! Nous savons que nous fonçons dans le mur, et on se trompe de pédale… 

Le modèle capitaliste de développement du chacun pour soi n’est-il pas lui aussi en cause ?   

Beaucoup d’idéologues pensent que pour résoudre le problème du climat, il faudra d’abord détruire le capitalisme. Notons d’abord que l’URSS avait une empreinte carbone plus importante que l’Europe avant son écroulement. Ce qui montre qu’il n’y a pas de lien évident entre capitalisme et environnement. L’égoïsme fait hélas partie de la nature humaine. 

Les constructions révolutionnaires fondées sur l’émergence d’un homme nouveau se sont toujours mal terminées, de Moscou à Phnom Penh en passant par Münster (1535) et Jonestown (1978). 

Toute la difficulté consiste à contourner le problème du passager clandestin au niveau de chacun d’entre nous tout en préservant une des valeurs qui nous est la plus chère, la liberté. 

La décroissance permettra-t-elle de résoudre la crise climatique ?  

Il semble exister une relation mécanique entre niveaux de consommation et d’émissions. Durant la crise des subprimes et de la zone euro, la consommation a fortement baissé en Europe. On a observé en même temps une baisse conséquente des émissions. D’où l’idée que pour réduire massivement les émissions, il suffit de réduire massivement la consommation. 

Naomi Klein par exemple, égérie de la cause environnementale en Amérique du Nord, propose de revenir au niveau de consommation des années 70, c’est-à-dire une division par deux du pouvoir d’achat en moyenne, et bien plus pour les riches. 

Une telle solution permettrait de résoudre l’essentiel du problème climatique, mais pour quelle casse sociale ? Les Gilets Jaunes ne voulaient-ils pas plutôt accroître leur pouvoir d’achat ? La fin du mois doit-elle être sacrifiée sur l’autel de la fin du monde ? 

Ce qui est étrange dans ce débat, c’est l’idée qu’il faille réduire toutes les consommations, même celles qui n’engendrent que peu d’émissions. Nous devrions au contraire réfléchir à une organisation de la société qui implique une décroissance très sélective, celle du carbone.

Vous plaidez pour la fixation d’un prix au carbone. Vous ne jurez que par ce seul moyen pour lutter contre la propagation des gaz à effet de serre. Sur quoi se fonde votre conviction ?

Mais oui, et je suis loin d’être le seul ! Il existe aujourd’hui un consensus massif parmi les économistes académiques dans le monde pour dire qu’on ne parviendra pas à résoudre le problème sans imposer à l’ensemble de la société un prix du carbone. 

Quel est l’argument ? Quand vous achetez un croissant pour votre petit-déjeuner, vous payez un prix qui correspond au coût que la société a subi pour vous permettre cette consommation : valeur des efforts du boulanger, coût de la farine, etc. 

Ce « signal-prix », comme disent les économistes, est un élément clé de l’économie de marché qui fait que les consommateurs ne consomment que des biens et services pour lesquels ils donnent plus de valeur que ce qu’il en coûte à la société de les produire. Reconnaissons que c’est un principe d’efficacité plutôt intuitif, comparé par exemple à un système économique où les biens sont gratuits, mais la rareté est gérée par un mécanisme de rationnement ou de copinage politique. 

Quand vous décidez d’émettre du CO2, vous n’avez aucune incitation à intégrer le dommage climatique induit dans votre décision, qui est un sacrifice porté par la société et pas par vous. L’idée d’un prix du carbone égal à ce dommage est de nous forcer à l’intégrer dans notre décision. Ce signal-prix aligne notre intérêt privé avec l’intérêt général, exactement comme pour le prix du croissant. Ce prix du carbone nous conduit à nous comporter envers le climat comme si le pollueur était la victime de sa propre pollution. L’idée d’un prix du carbone n’est en fait rien d’autre que l’application du principe pollueur-payeur au climat.

Quelles sont les conséquences concrètes de la mise en place d’une taxe carbone ? 

La mise en place d’une taxe carbone conduira à un renchérissement du prix relatif des biens et services qui nécessitent beaucoup de CO2. Cela incitera les consommateurs à modifier leurs habitudes de consommation. Ils achèteront des voitures moins polluantes, se déplaceront plus souvent en vélo ou en transport en commun, consommeront moins de tomates produites en serre et plus de produits fabriqués localement. 

Jouer sur les prix pour modifier les comportements, ça marche. Depuis des décennies, le prix de l’essence est moitié moindre aux États-Unis, et les voitures y sont beaucoup lourdes, puissantes et énergivores. 

Quand la France impose une taxe sur les fenêtres entre la révolution de 1789 et les années 1920 pour financer les services publics, les Français réduisent le nombre de fenêtres de leur habitation ! 

C’est l’annonce aujourd’hui d’un prix du carbone qui devra croître rapidement année après année qui déclenchera la transition. Beaucoup d’investissements de la transition ont des durées de vie très longues, d’une dizaine d’années pour une voiture électrique à un demi-siècle pour une centrale nucléaire. Il est donc crucial que ce prix élevé du carbone soit crédible, de manière à faire comprendre que les investissements bruns aujourd’hui seront massivement pénalisés tout au long de leur vie. Cette crédibilité est très faible aujourd’hui. 

Comment rendre crédible un prix élevé du carbone ? 

Je propose avec mon collègue Jacques Delpla et le think tank Astérion que l’Union Européenne délègue à une agence indépendante, que nous nommons la Banque Centrale du Carbone (BCC), la gestion des émissions de CO2 et de leur signal-prix. L’Union fixerait démocratiquement l’objectif de réduction des émissions à un, dix, vingt et trente ans. La Banque Centrale du Carbone gérerait les émissions de permis et leur prix pour atteindre cet objectif, et redistribuerait aux États les revenus de cette politique. 

Cette solution duplique une idée qui fut un des plus beaux succès de l’Union, celui de la BCE. Dans la deuxième partie du XXème siècle, les pays européens ont été incapables de rendre crédible leur politique monétaire, ce qui a conduit à des vagues d’inflation dévastatrice. En déléguant cette politique à une BCE indépendante et en lui confiant le mandat démocratique d’un objectif d’inflation à 2%, l’Union a définitivement gagné la bataille de la crédibilité de sa politique de lutte contre l’inflation. Nous proposons de faire la même chose avec la politique climatique.

N’existe-t-il pas d’autres moyens pour encourager la transition énergétique ? Par exemple, l’imposition de normes anti-CO2, l’octroi de subventions aux énergies renouvelables. Pourquoi ces moyens ne trouvent-ils pas grâce à vos yeux ? 

Pour gagner la guerre mondiale contre le changement climatique, il va falloir mettre en branle très rapidement une myriade d’actions, des plus petites et plus grandes, à exécuter par des milliards de gens et d’entreprises. Imaginer qu’on va pouvoir organiser cela d’en-haut relève d’un cauchemar orwellien. L’expérience des économies planifiées où le petit père du peuple détermine qui peut consommer quoi devrait nous apprendre que cette façon de faire n’est pas très efficace. Dans ce débat sur le changement climatique, j’ai parfois l’impression qu’on se refait le film de la Guerre froide où l’on débattait des avantages relatifs de l’économie de marché et de la planification soviétique ou maoïste. 

Désirer interdire les vols intérieurs ou les grosses voitures, ce n’est pas une très bonne idée d’un point de vue de l’efficacité économique. Effectivement, certaines personnes, qui ont une valeur du temps plus faible, devraient prendre le train plutôt que l’avion, tandis que pour d’autres, les vols intérieurs sont cruciaux. Pour les familles nombreuses, une grosse voiture vaut sans doute mieux que deux petites pour se rendre sur le lieu de villégiature. Donner à l’État, ou je ne sais qui, le droit de juger qui devrait faire quoi me semble très problématique. Le prix du carbone évite de devoir faire ces choix d’en-haut qui crisperont inéluctablement nos sociétés. Il met chacun devant ses responsabilités.

Les nombreuses micro-politiques climatiques mises en place par la France sont-elles efficaces ?

Ces politiques ont un coût considérable. Prenez l’exemple du soutien au développement des panneaux photovoltaïques par la mise en place d’un tarif de rachat de l’électricité à un prix garanti pendant 20 ans. Pour les panneaux installés en 2010, ce prix de rachat était de 60 centimes le kilowatt-heure (kWh), à comparer aux 6 centimes le kWh du coût moyen de production de l’électricité produite en Europe. Ce système multiplie donc le coût de l’électricité d’un facteur dix ! 

C’est un bel exemple du coût de la transition, d’autant plus que ce coût est évidemment payé par le citoyen, soit dans la facture d’électricité, soit par ses impôts. Certes, l’électricité solaire ne produit pratiquement pas de CO2, alors que l’électricité européenne en produit 400 grammes par kWh. Cela signifie qu’entre 2010 et 2030, les citoyens français acceptent de payer 54 centimes pour éviter l’émission de 400 grammes de CO2, ce qui revient à 1350 euros par tonne de CO2 évitée. 

Pour rappel, les « Gilets Jaunes » sont parvenus à empêcher la hausse de la taxe carbone de 44 à 55 euros. S’ils avaient conscience qu’ils paient en catimini 25 fois plus pour l’électricité solaire !    

Serait-il coûteux pour les Allemands et les Polonais de produire de l’électricité en abandonnant le charbon pour le gaz naturel ? 

Les Polonais produisent 80% de leur électricité avec du charbon, et les Allemands plus de 40%. Le charbon est pourtant la plus terrible des énergies fossiles. Comparé au gaz naturel, il émet pratiquement le double de CO2 par kWh, sans compter les autres pollutions qu’il engendre (micro-particules, smog, etc.). En Europe, le gaz naturel est un peu plus cher que le charbon, d’où cette dépendance massive de ce dernier dans le mix électrique européen. Mais il n’en coûterait aux consommateurs européens que 30 euros par tonne de CO2 évitée pour passer du charbon au gaz naturel. Et pourtant, on ne le fait pas. 

Les Allemands promettent de sortir du charbon d’ici 2030. Les Polonais n’y pensent même pas. Donc on voit qu’on réduit nos émissions à un coût social de 1350 euros d’un côté, alors qu’on ne réduit pas nos émissions de l’autre alors qu’il n’en coûterait que 30 euros ! Cette politique de gribouille est tout simplement catastrophique pour le pouvoir d’achat des Européens. D’autant que les économistes ont calculé le coût caché important de beaucoup d’autres de ces micro-politiques climatiques, des normes automobiles (qui renchérissent le prix des voitures) et thermiques (qui renchérissent le prix des habitations), en passant par les biocarburants, le bonus-malus auto, l’éolien, ou les subventions à certains secteurs verts.      

L’État français doit-il imposer une politique climatique ?  

Je ne suis pas opposé au principe que l’État impose des politiques climatiques spécifiques, en particulier tant qu’un prix du carbone n’est pas imposé à l’ensemble de l’économie. Mais il est crucial que l’État réalise les évaluations socio-économiques de ces politiques, et qu’il soit transparent sur leur résultat. Dans le passé, la France n’a pas brillé dans sa culture de l’évaluation de l’action publique. Aux États-Unis, cette évaluation est une obligation légale depuis l’administration Nixon. L’agence fédérale de l’environnement, la très puissance EPA, est bien connue pour ses analyses dans le domaine de l’amiante, du plomb et de beaucoup d’autres pollutions. 

En France, ces efforts sont plus récents, avec la création du Secrétariat général pour l’investissement (SGPI) sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

Le financement de la recherche doit-il être soutenu par l’État ? Par les seules entreprises ? 

Le financement de la recherche est un élément clé de toute politique environnementale. Aujourd’hui, personne ne peut dire la forme que prendra la transition écologique, et les prospectives au-delà de cinq ans sur le mix électrique, la mobilité et l’aménagement du territoire doivent être pris avec la plus grande circonspection. 

On nous parle beaucoup de technologies qui vont peut-être nous sauver, comme la séquestration du carbone, le stockage de l’électricité, l’hydrogène, les biocarburants de troisième génération ou la fusion nucléaire, mais la plupart de ces technologies sont encore dans les limbes. 

Les politiciens promettent une économie européenne sans émission nette de gaz à effet de serre, mais personne ne sait comment on va y arriver. Il faut dire clairement qu’avec les technologies disponibles actuellement, on n’y arrivera pas sans une réduction drastique du pouvoir d’achat des ménages et une décroissance rapide de la consommation.

La recherche est donc vitale pour engendrer les innovations technologiques vertes nécessaires à la transition. La promesse d’un prix élevé du carbone devrait inciter les industriels à réaliser ces développements, mais cela sera insuffisant parce qu’ils ne capteront qu’une petite partie de la valeur sociale de leur innovation. Cela justifie un plan massif d’investissement dans la recherche publique et privée.

À quel niveau faudrait-il fixer la taxe carbone pour infléchir la courbe des émissions de C02 et atteindre l’objectif de la neutralité carbone en 2050 ? 

Le prix du carbone est le reflet de nos responsabilités envers les générations futures. Si ce prix est trop élevé, trop de sacrifices seront réalisés par la génération actuelle par rapport aux bénéfices que peuvent en attendre les générations futures. Si le prix est trop faible, comme c’est le cas aujourd’hui partout dans le monde, les générations souffriront trop de notre inaction. Le prix du carbone socialement désirable est celui qui incite chacun à intégrer le dommage climatique comme s’il en était lui-même la victime. 

Le prix de la tonne de CO2 doit être égal à la valeur actuelle du flux de dommages que cette tonne engendre. 

Beaucoup d’économistes dans le monde ont travaillé depuis les années 1990 pour développer des modèles climato-économiques qui permettent d’estimer ce flux et sa valeur actuelle. 

Par exemple, William Nordhaus, mon collègue de l’Université de Yale dans le Connecticut, qui a obtenu le prix Nobel d’économie en 2018 pour cela, a travaillé toute sa vie sur ce dossier. Son estimation tourne aujourd’hui autour de 50 euros par tonne de CO2. Mes travaux conduisent aux mêmes résultats.

Les économistes sont-ils tous d’accord avec le prix de 50 euros par tonne de CO2 ? 

Si les économistes sont très majoritairement en faveur d’un mécanisme de prix du carbone, ce consensus s’écroule quand il s’agit d’en déterminer le niveau. Un rapport célèbre paru en 2007, celui de mon collègue Nicolas Stern de la London School of Economics, a fait couler beaucoup d’encre parce qu’il propose un prix du carbone beaucoup plus élevé, de l’ordre de 150 euros. Stern et Nordhaus ne diffèrent pas vraiment dans la mesure du flux de dommages engendré par nos émissions de CO2. 

Par contre, ils s’opposent radicalement sur la manière d’en mesurer la valeur actuelle. Que vaut aujourd’hui la perte dans un siècle d’une vie humaine, d’une forêt australienne ou d’un kilo de riz ? Comment comparer une perte de pouvoir d’achat pour la génération présente avec une perte de pouvoir d’achat pour les générations futures ? 

Ce problème de valorisation intertemporelle est au cœur des enjeux relatifs à nos responsabilités envers les générations futures. Si, à tort ou à raison, on pense que la croissance se poursuivra dans les siècles à venir, alors il y a un argument pour favoriser les générations présentes dans l’analyse. 

Les débats que nous avons actuellement sur les inégalités montrent combien nous avons de l’aversion à ces inégalités, avec des collègues comme Thomas Piketty et Gabriel Zucman qui vont jusqu’à considérer leur réduction comme l’alpha et l’oméga de toute politique économique. 

Cette aversion aux inégalités, ici intergénérationnelles, est un argument puissant pour ne point en faire trop sur le climat. Cela milite pour un prix du carbone faible. Stern étant plus pessimiste que Nordhaus sur la croissance économique, le modèle du premier conduit à un prix du carbone beaucoup plus élevé que le second. 

Dans mes propres travaux, j’ajoute un ingrédient qui me semble essentiel dans cette controverse. Il est absurde de chercher l’optimum intergénérationnel en faisant abstraction des extraordinaires incertitudes économiques, financières, technologiques, climatiques et sociales pour les horizons temporels se mesurant en décennies et en siècles, comme le font mes collègues. Je montre que la prise en compte de ces incertitudes radicales penchent la balance vers un prix de 50 euros la tonne.

Il y a un problème néanmoins. Avec un tel prix, les efforts climatiques vont être insuffisants pour atteindre les ambitieux objectifs que les politiques se sont fixés sous les recommandations des scientifiques réunis sous les auspices du GIEC. Cela suggère que cet objectif de 2°C, et a fortiori celui de 1.5°C sorti du chapeau des négociateurs de la COP 21 à Paris en 2015, mettent trop l’accent sur les enjeux de la « fin du monde » par rapport à ceux de la « fin du mois ». Un objectif à 2°C devrait nous obliger à fixer un prix du carbone de 100 euros. Un objectif de neutralité carbone d’ici à 2050 devrait sans doute nous obliger à un prix du carbone à 150 euros dès aujourd’hui.

Il est fascinant de voir combien les dirigeants de nos pays, poussés par leur opinions publiques, s’offrent de beau discours avec des objectifs aussi ambitieux que ceux-là, et sont en même temps incapable de dire comment on va collectivement y arriver sans exiger des sacrifices considérables à leurs électeurs. C’est aujourd’hui un enjeu majeur de nos démocraties dans lesquelles les générations futures n’ont pas le droit de vote. La démocratie, c’est la dictature du présent ! Comme on l’a vu avec le mouvement des Gilets Jaunes, la société n’est pas prête à ces sacrifices, que ce soit par une taxe carbone honnie ou par toute autre atteinte à leur pouvoir d’achat dont ils ne tireraient pas le bénéfice. 

Le coût, c’est pour nous, mais les bénéfices sont pour des gens qui ne sont pas encore nés, et qui de plus ne seront même pas français. On en revient donc aux problèmes originels, celui du passager clandestin et de la tragédie des horizons spatial et temporel.

Vous annoncez des sacrifices et des efforts inéluctables. Vous ne croyez pas à une transition écologique heureuse ? 

Pour que cette transition soit heureuse, il faudrait que nous puissions produire de l’énergie à un coût moins élevé que le coût des énergies fossiles actuelles. On en est loin, très loin ! Beaucoup d’ingénieurs et de technologues nous disent que le génie humain a toujours su trouver des solutions aux challenges que le progrès a imposé à l’humanité : défi de l’énergie lors de la révolution industrielle, défi sanitaire lors de l’urbanisation massive, défi de l’information, etc. On saura bien se débrouiller face au défi du climat aussi ! Ce que je dis, c’est que c’est bien possible, mais en faire le pari sans une modification fondamentale du capitalisme (le prix du carbone) me semble suicidaire.

La taxe carbone soulève de nombreuses oppositions dont celle des Gilets jaunes qui lui reprochent d’être injuste. Y a -t-il un moyen de la rendre plus acceptable ?  

Vous avez raison. Les ménages les plus modestes consacrent une part plus importante de leur revenu pour leurs dépenses d’énergie. La transition va augmenter le coût de cette énergie, quelle que soit la politique économique pour la déclencher. Cette politique aura donc un effet anti-redistributif qu’il est indispensable d’intégrer dans l’analyse. 

Mais la politique fondée sur une taxe carbone permet justement de résoudre ce problème puisqu’elle engendre un revenu fiscal qui peut être utilisé pour faire de la redistribution ciblée sur les ménages les plus modestes. 

C’est ce que les économistes préconisent depuis longtemps. Ils ont en particulier proposé d’utiliser ce revenu fiscal vert pour réduire les charges sociales qui pèsent sur les emplois les moins qualifiés, permettant d’engendrer un « double dividende ». Cette affaire re-distributive est donc résolue. Les opposants à la taxe carbone feraient mieux de trouver d’autres angles d’attaque. Ceci d’autant plus que la plupart des micro-politiques climatiques actuellement mises en œuvre en France sont elles aussi très anti-redistributrices. 

Les locataires d’appartements HLM ne peuvent pas bénéficier de la manne du prix de rachat de l’électricité des panneaux photovoltaïques, mais en paient le prix dans leur facture d’électricité ! Il en va de même pour les prêts à taux zéro pour les investissements de rénovation thermique des bâtiments et plus récemment des primes à la conversion auto.

À défaut d’une taxe carbone universelle qui semble hors de portée, les Européens ne prennent-ils pas un risque en avançant seuls sur le sujet ?  

Vous avez parfaitement raison. Mais si les Européens ne le font pas, qui le fera ? L’Europe porte une responsabilité historique sur le climat, et s’honorerait à l’affronter. Elle peut provoquer un effet d’entrainement sur le reste du monde occidental, et puis sur le reste de l’humanité. Elle pourrait le faire en obligeant tous les producteurs extra-européens vendant leur produit en Europe à s’acquitter eux-aussi de ce prix du carbone, par exemple avec une taxe carbone aux frontières de l’Europe. Ce serait une manière de lutter contre le dumping environnemental, mais aussi d’exporter le signal-prix du carbone en dehors de l’Europe. 

Certaines entreprises ont choisi d’internaliser un prix du carbone dans leurs comptes et même dans leur résultat net.  Est-ce une voie prometteuse ?  

En l’absence d’un prix du carbone, le profit d’une entreprise ne mesure plus la création de valeur sociale de son activité économique. Il faudrait en déduire la valeur de ses émissions de CO2. Maximiser son profit, comme cherchent à le faire les actionnaires de cette entreprise, n’est pas compatible avec l’intérêt général. Certaines entreprises commencent à réaliser que cette dissonance pose un sérieux problème tant à leur rôle dans la Société qu’à leur image envers leurs employés, leurs clients et leurs investisseurs. 

Le développement massif des critères d’évaluation extra-financière dit « ESG » témoigne d’une prise de conscience des gouvernants d’entreprise, pour certains très sincère. 

Le problème, c’est que ces développements se font de manière extrêmement désordonnée, dans le cadre d’un capitalisme vert ou social qui n’a pas encore de réel corpus de pensée et de méthode opérationnelle. Si le profit n’est plus la bonne vigie, comment agir ? Quelle est la légitimité de chefs d’entreprise pour dire le bien et le mal sur cette terre ? 

Le prix du carbone a au moins l’avantage de le dire pour le sujet spécifique du climat. Je salue les entreprises qui, de façon transparente, ont mis en place ces dernières années un prix interne du carbone pour déterminer leur stratégie. Elles pourraient être les grandes gagnantes dans les années à venir parce qu’elles auront su se préparer aux chocs de la transition. 

Elles pourraient aussi être les grandes perdantes si la course de lenteur climatique se poursuit encore longtemps.

Mais il existe une myriade d’autres externalités sociétales engendrées par l’action de produire. Elles sont difficiles à mesurer, et encore plus à exprimer de façon intelligible pour les parties prenantes. Le « greenwashing » est tellement facile dans un tel contexte. 

La finance verte est à la mode. Christine Lagarde, Présidente de la Banque centrale européenne (BCE) annonce que la BCE compte s’y mettre. Que peut vraiment apporter la finance ? 

Le monde de la finance peut aussi se mobiliser. Par exemple, comme je le défends depuis plus d’une décennie, les fonds de gestion verts pourraient construire leur stratégie d’investissement en utilisant un prix interne du carbone pour mesurer et maximiser la rentabilité sociétale de leur portefeuille de façon transparente et compréhensible pour leurs épargnants. Quant aux banquiers centraux, ils pourraient déterminer leur stratégie de quantitative easing sur la même base. Mais il faut bien comprendre que cela comporte un risque. 

Si les États finissent par pénaliser les industries brunes, par exemple en imposant un prix élevé du carbone, cette stratégie verte aura permis d’éviter les pertes massives auxquelles ces industries seront confrontées. Au contraire, si les États laissent tomber les bras sous la pression des Gilets Jaunes, ces portefeuilles sous-performeront durablement le marché. 

La Commission européenne dans le cadre de son Pacte vert entend mettre sur la table 1 000 milliards d’euros pour accélérer la transition au cours des dix prochaines années. Quelle est la meilleure planification possible pour l’usage de ces fonds afin d’éviter la gabegie ?

Beaucoup d’experts militent aussi pour que les banquiers centraux et les gouvernements financent directement la transition, par exemple en émettant de la nouvelle monnaie. C’est une erreur dramatique de diagnostic. L’Europe croule sous les liquidités, et les industries vertes n’ont pas de problème pour accéder aux crédits. Par contre, leurs investissements ne sont pas rentables en l’absence d’un prix du carbone. Ce ne serait pas du tout une bonne idée de demander aux banques de financer des projets non rentables, sauf si on est prêt à affronter une nouvelle crise financière majeure. Tant qu’on n’aura pas un prix du carbone au moins égal à 50 euros la tonne dans le monde, l’industrie du charbon restera rentable. Et elle trouvera toujours des investisseurs pour leur prêter des capitaux. C’est cela la réalité.

Les experts climatiques du GIEC ont mis de longues années pour imposer l’idée de la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique. Les économistes risquent de mettre autant de temps pour imposer leur idée de taxe carbone et ce sera peut-être trop tard. Comment ne pas désespérer ?    

C’est vrai que cette bataille de l’opinion est loin d’être gagnée. À la convention citoyenne, on s’est arrangé pour que l’idée d’un prix du carbone soit soigneusement évitée, malgré les courageuses prises de position du président de la République Emmanuel Macron lors de son audition en janvier 2020. Si vous additionnez les climato-sceptiques avec les passagers clandestins et ceux qui croient en une transition sans sacrifice, vous avez une large majorité opposée à toute politique climatique ambitieuse. Briser cette coalition de fait nécessite beaucoup de pédagogie et de diplomatie, ce qui n’est pas nécessairement le fort des économistes ! Cette guerre mondiale durera des décennies, mais on n’a pas d’autre choix que de la gagner, tous ensemble unis avec un instrument simple et transparent, le prix du carbone. 

Quel sera l’impact de la pandémie du coronavirus sur les politiques des États en faveur de la transition climatique ? Affrontant une crise économique, les États disposent-ils des moyens financiers et de la crédibilité politique pour prendre des mesures ? Les entreprises vont-elles ralentir leurs investissements verts ? 

La crise du coronavirus nous apprend d’abord que lorsqu’on a la volonté politique, on peut mobiliser le pays pour obtenir les sacrifices nécessaires en vue d’abattre un péril de cette taille. Le problème du climat, c’est que le péril est encore assez flou, et éloigné dans le temps. Dans le cas du climat, et contrairement au coronavirus, un échec de la politique de prévention n’a aucun effet sur la probabilité de réélection de notre classe politique actuelle. Il n’existe dès lors pas de majorité politique pour imposer au pays les sacrifices nécessaires.

L’appauvrissement massif de la Nation que le confinement engendre va se traduire par une forte hausse de notre endettement public. Cela va réduire d’autant notre capacité d’investissement public. Il va donc probablement falloir mettre un coup de frein aux nombreux projets de subvention publique aux investissements verts. Du côté de l’opinion publique, on peut espérer un sursaut de même nature que le « plus jamais ça » de 1918. Sera-t-il suffisamment persistant, puissant et structuré pour mobiliser un large spectre de notre société pour affronter nos responsabilités envers l’humanité ? L’histoire nous enseigne qu’en France comme ailleurs, les forces sociales centrifuges sont capables d’annihiler rapidement la plupart de nos mobilisations altruistes.


Propos recueillis par Philippe Plassart, Rédacteur en chef du Nouvel Économiste, Vice-président de l’AJEF, membre du conseil éditorial de Sociétal. 

« L’avantage de cette crise, c’est qu’elle n’est pas structurelle », a expliqué Christian Gollier sur Franceinfo. La « clé de la sortie de crise » est la reprise de la production par les entreprises. À lire : ICI