La présidente et cofondatrice de Citizen Capital, fonds d’investissement spécialisé dans l’impact investing, qui a cofondé la Communauté des entreprises à mission, explique comment ce mouvement participe d’une bascule du monde économique. Laurence Méhaignerie insiste sur la particularité de ce modèle qui veut conjuguer impact et viabilité économique.
Sociétal.- Pourquoi vous êtes-vous investie personnellement sur le sujet des entreprises à mission ?
Laurence Méhaignerie.- D’abord c’est par mon éducation que je me suis intéressée au financement d’entreprises qui relèvent des défis environnementaux et sociaux. Je viens d’une famille où la question de l’utilité publique était majeure, je comptais d’ailleurs plutôt rejoindre la sphère publique. Et c’est mon expérience il y a une quinzaine d’années à l’Institut Montaigne où j’ai travaillé sur l’évolution des politiques publiques en matière d’égalité des chances et de diversité qui a constitué le déclencheur.
Avec le rapport que j’ai corédigé avec Yazid Sabeg, j’ai réalisé que ce sont surtout les entreprises privées qui se sont saisies de nos recommandations. Nous avons proposé une charte de la diversité soutenant que le secteur privé doit refléter la société dans laquelle il évolue. Quelque 36 groupes ont signé cette charte en 2004.
J’ai compris qu’une entreprise privée s’emparant d’un tel sujet peut le faire avec une efficacité redoutable tandis que l’avancement était très lent dans la sphère publique. Je n’avais pas envie d’attendre que cela bouge côté secteur public, aussi j’ai fait une sorte de saut quantique vers le privé.
En 2008, j’ai participé à la fondation de Citizen Capital avec l’idée de mobiliser du capital vers des entreprises qui ont pour objectif de répondre à des besoins sociaux au cœur de leur modèle économique.
Comment caractériseriez-vous le projet de Citizen Capital ?
Cela n’a jamais été un projet strictement de RSE. Je souhaitais développer des modèles économiques capables d’apporter des solutions innovantes aux grands problèmes sociaux et économiques en impliquant très souvent le digital.
Les chantiers sont de trois ordres : tout ce qui concerne la vie dans la dignité (santé, vieillissement, s’alimenter et se loger…), ensuite la réalisation personnelle de chacun indépendamment de son background (formation, participation à la vie publique…), et enfin, la transition vers une économie bas carbone.
Au bout de douze ans d’expérience, quel bilan dressez-vous de l’activité de Citizen Capital ?
Nous avons financé 20 start-up et PME avec des montants compris entre 1 million et 4 millions, en métropole mais aussi dans l’outre-mer. Avec notre première génération de fonds, nous avions deux axes de développement, le financement de parcours de dirigeants atypiques et l’impact de l’activité même de l’entreprise. À partir de 2014-2015 avec notre deuxième fonds, nous avons souhaité que l’impact soit inscrit dans le projet de l’entreprise. On ne pouvait pas seulement s’engager sur le profil du dirigeant.
Vous avez participé à la fondation de la Communauté des entreprises à mission. Où en est ce réseau ?
Nous avons créé une association il y a un an et nous venons de lancer l’élection de sa gouvernance. L’association est présidée par Emery Jacquillat (Camif Matelsom). Dans notre conseil figurent 70% de sociétés à mission, et 30% de personnalités qualifiées. Je suis une des administratrices, aux côtés de Pascal Demurger (MAIF) ou de Philippe Zaouati (Mirova).
Comment a émergé ce projet et s’est imposé ce sujet des entreprises à mission ?
Cela remonte à quatre ans avant la publication de la loi Pacte. En 2015, avec Emery Jacquillat, nous nous sommes réunis avec l’équipe de chercheurs des Mines dont les travaux sont à l’origine du concept d’entreprise à mission et de son appropriation par le gouvernement. A partir du cas de quatre entreprises (Citizen Capital, Camif, Nutriset et Nuova Vista), nous avons commencé à expérimenter avec eux sur ce qu’on appelait encore l’entreprise à objet social étendu. Je me suis reconnue dans cette démarche parce qu’elle portait l’idée d’une bascule du monde économique en général.
Une entreprise ne peut plus se limiter à sa définition napoléonienne (« être créée dans l’intérêt des associés pour en partager les bénéfices »), elle doit être aussi centre d’action et d’innovation, elle a des comptes à rendre à la société. Quatre sujets ont émergé : comment on définit sa mission avec les parties prenantes ? quels sont les objectifs à inclure pour accomplir la mission ? quelle gouvernance pour ce projet ? enfin, quelle évaluation ?
Cette expérimentation a nourri la loi Pacte. Nous avons été ensuite auditionnés dans le cadre du rapport Notat-Senard. Depuis le début, nous cherchons à accompagner des entreprises à mission auprès d’entrepreneurs désireux de dessiner l’horizon au-delà de l’impact.
Nous avons eu l’idée de fédérer des entreprises qui se reconnaissent dans cette démarche. Début 2018, on a réuni une cinquantaine de dirigeants, puis écrit une tribune promouvant l’entreprise à mission comme modèle de l’entreprise de demain. Notre objectif était de créer une communauté de dirigeants partageant les mêmes idées pour dessiner la suite de la loi Pacte. On estimait que celle-ci était une base et, comme le disaient les chercheurs, un objet semi-fini.
Aujourd’hui nous sommes environ 120 adhérents dont une quarantaine de sociétés à mission, les autres étant en chemin, certaines ayant déjà une raison d’être. Introduire la raison d’être dans les statuts ne suffit pas : s’il n’y a pas derrière des objectifs, cela peut être du washing total.
Notre association vient de créer des groupes de travail autour de thématiques comme le passage de la raison d’être à la société à mission, les 100 premiers jours de l’entreprise à mission ou les comités de mission. Nous allons développer des séances de partage entre pairs au cours desquelles un des acteurs présentera ses enjeux. Ces sujets posent en réalité beaucoup de questions en interne.
Quelles sont les réticences et les difficultés du trajet vers la société à mission ?
La première question des dirigeants est celle du risque juridique. L’inscription d’une raison d’être et d’objectifs dans les statuts expose à l’éventuelle contestation d’un tiers. Même sans beaucoup de recul, nous n’avons pas encore connu de cas de contestation.
Ensuite, viennent les questions sur le modus operandi : comment je travaille, qui j’associe, quelle organisation mettre en place. Pour transformer Citizen Capital en entreprise à mission, nous avons travaillé un an avec nos parties prenantes. Au début, on les a interrogées sur ce qu’ils pensaient de la mission de CitizenCapital, comment ils nous percevaient sur notre marché, et on les a revus à la fin pour confronter avec eux nos choix d’objectifs. Suivant la taille des entreprises, le processus peut durer entre 6 mois et deux ans.
Enfin les questions portent sur le comité de mission, sa composition et son fonctionnement pour qu’il garde à la fois son indépendance et un lien fort avec la société. Citizen Capital a décidé en janvier en assemblée générale de passer en société à mission et nous travaillons sur la composition du comité de mission. C’est un organe consultatif mais qui touche nos orientations stratégiques. Il réunit des gens venant de l’extérieur qui viennent discuter avec les dirigeants et les challenger, pour produire un rapport annuel sur l’accomplissement des objectifs. Nous y associerons un salarié, un ou deux investisseurs, une ou deux sociétés dans lesquelles nous avons investi et quelques experts.
Pouvez-vous nous donner un cas significatif d’une entreprise à mission appuyée par Citizen Capital ?
Notre portefeuille comprend trois sociétés à mission, OpenClassrooms, Ulule et Camif. Trois autres sont aussi en train de rentrer dans ce processus. Par exemple, je vous citerai Camif. Quand nous y sommes entrés en 2013 comme investisseur, Camif avait déjà défini sa mission clairement : proposer au consommateur une offre durable en équipement de la maison. Comme 95% de ces articles étaient alors réalisés en Chine, cela signifiait s’engager auprès des fabricants français, les pousser à innover, faire accepter aux consommateurs des prix un peu plus élevés. En 2013, les clients intéressés n’étaient pas nombreux, le portefeuille clientèle avait vieilli. En 2020, avec le premier confinement, on a assisté à un basculement grâce aussi au travail d’évolution de l’offre avec des articles plus variés et design visant la jeune génération.
La cohérence est totale par rapport à ce qui avait été annoncé sept ans plus tôt. Emery Jacquillat, le PDG, s’est montré très proactif dans sa filière. Il a annoncé clairement la trajectoire vers laquelle il voulait aller, il ne s’en est pas départi même si cela a été difficile certaines années et il en récolte les fruits 5 à 7 ans plus tard, en termes de chiffre d’affaires, mais aussi de marge et de rentabilité.
Toutes les entreprises doivent-elles évoluer vers le statut à mission ? Quelles sont les perspectives de développement de ce dispositif ?
Personnellement, je pense qu’atteindre 20 à 25% de l’économie d’ici à cinq ans serait très positif. Cette économie pionnière va connaître un coup d’accélérateur. Quelque 25% de l’économie sera en mesure de définir sa mission avec des objectifs dans le temps lui permettant d’affirmer sa contribution positive à la société.
Que vous inspire le cas de Danone ? Comment conjuguer revendication de groupe à mission avec rentabilité et plans sociaux ?
Emmanuel Faber a toujours dit que les exigences de rendement des sociétés sont trop fortes. Il soutient aussi que Danone doit investir dans l’évolution de son offre pour être en phase avec les exigences environnementales. Ces investissements coûteront de l’argent à court terme mais, à plus long terme, seront bénéfiques.
Cela illustre la tension actuelle entre un capitalisme de court terme et des exigences d’investissement à long terme. Le pilotage pour un grand groupe reste bien sûr délicat : il faut éduquer les investisseurs, de nature très court-termistes et faire monter la pression internationale et auprès des épargnants contre ce court terme, qui n’est plus bon pour l’économie. Mais il faut reconnaître qu’être entreprise à mission ne consiste pas à promettre un emploi à vie !
Pour un groupe comme Danone, transformer son offre exige des investissements massifs tout en ne perdant pas trop d’argent. Donc décider un plan social pour mener à bien sa mission ne doit pas être complètement impossible.
La crise sanitaire a-t-elle accéléré le mouvement vers le modèle entreprise à mission ?
Chez Citizen Capital, on constate que le fait d’être au croisement d’activités répondant à des besoins essentiels et relativement digitalisés est facteur de résilience. 60% de notre portefeuille en 2020 a fait plus de 50% de croissance, et l’ensemble a crû de 30% en moyenne. Nous sommes sur des secteurs résilients comme la santé et l’éducation et capables de continuer à offrir les services dans des périodes compliquées comme actuellement. Par exemple, Camif et OpenClassrooms ont fait en 2020 une croissance remarquable.
D’une manière générale, la crise accélère la réflexion sur la pérennité des modèles économiques qui s’exonéreraient du questionnement sur leur contribution. Les salariés de la nouvelle génération ont une exigence de sens. Plus question d’attirer les talents sans énoncer clairement de stratégie de contribution à l’amélioration des choses !
Faut-il envisager une deuxième étape de la loi Pacte?
C’est d’abord un cadre. La force de son approche est qu’elle est aux mains des parties de l’entreprise. A l’avenir, l’enjeu sera de communiquer différemment sur ses engagements. Il faudra sortir d‘une vision un peu papier glacé d’autocongration sur ses performances et être capable de dire au public qu’on n’est pas parvenu à ses objectifs à cause d’aléas, comme la crise. Les gens n’attendent pas d’une entreprise qu’elle soit parfaite mais qu’ils puissent la situer sur une trajectoire de transformation
Faut-il créer des instruments supplémentaires plus incitatifs ?
On pourrait créer une fiscalité plus avantageuse pour les sociétés à mission, faciliter leur accès aux marchés publics, mais, à ce stade, je n’y suis pas favorable, c’est trop tôt et cela créerait des appels d’air contre-productifs. Nous choisissons d’autres voies. Notre communauté vient de lancer l’observatoire des entreprises à mission en liaison avec Paris Tech pour permettre aux tiers et aux consommateurs d’accéder aux informations et de se faire leur jugement.
Quelle est votre vision du rôle de l’entreprise dans l’économie post-Covid ?
L’entreprise est un agent de civilisation. La création du smartphone ou l’arrivée de l’Intelligence artificielle façonne ainsi la société, d’où la responsabilité de l’entreprise à rendre des comptes à la société et pas uniquement à ses associés. La rentabilité n’est pas une fin, c’est un moyen.
Les travaux des chercheurs sur les entreprises à mission sont nés dans l’après-crise de 2008. On a renouvelé la pensée sur le rôle de l’entreprise dans la société mais on est au tout début de la prise de conscience par les différents acteurs. En fait, l’entreprise est devenue un objet plus politique à cause de son impact. Cela va au-delà de la RSE, en interrogeant l’impact cela va à l’essentiel.
Avec la crise sanitaire, l’Etat keynésien est venu au chevet des entreprises dont beaucoup vivent sous perfusion. Que se passera-t-il avec l’arrêt des aides ?
Celles qui se relèveront sont celles qui auront anticipé les impératifs sociétaux qui se sont accélérés avec la crise. Je le constate dans mon écosystème de Citizen Capital. Les entreprises sont en recherche de fournisseurs de produits et de services durables, les investisseurs veulent montrer aux épargnants comment, eux-mêmes, contribuent positivement au monde.
Celles qui ont des objectifs de carbone neutre à l’horizon 2030 ou 2050, celles qui proposent du mobilier traçable et durable comme Camif seront en meilleure position, c’est certain ! Un groupe comme L’Oréal est aussi très avancé là-dessus, c’est potentiellement une entreprise contributrice parce qu’elle se donne l’objectif de façon très précise d’être carbone neutre en 2030. Sa trajectoire annoncée est très claire même si L’Oréal n’a pas utilisé expressément les dispositifs raison d’être et mission. Il y a toujours plusieurs voies pour se saisir de ces sujets.
Et si les Français ne retenaient que le cas d’entreprises qui ne jouent pas le jeu ?
Il y aura toujours des entreprises à mission qui feront du washing. Ce sera à la communauté des entreprises à mission de mettre un niveau d’exigence suffisamment élevé pour challenger ces comportements. Ces entreprises seront confrontées à leurs mensonges et telle ou telle ONG les dénoncera. Cela constituera un gros risque pour elles de perdre leur réputation et les actionnaires seront les premiers à prendre leurs distances. Mais il faut se donner un peu de recul pour juger définitivement de tel ou tel cas.
À propos Laurence Méhaignerie
Laurence Méhaignerie est d’abord journaliste au Groupe Moniteur. En 2003, elle devient chercheuse associée à l’Institut Montaigne et est coautrice du rapport « les oubliés de l’égalité des chances ». En 2005, elle est conseillère technique auprès du ministre délégué à l’égalité des chances. Elle est propriétaire entre 2006 et 2008 du cabinet de conseil LM Partners. Depuis 2008, elle préside Citizen Capital qui possède actuellement quelque 14 participations.