Parce que la décennie à venir s’avère décisive en matière de lutte contre le changement climatique, Jean-Pierre Clamadieu plaide pour le renforcement de la collaboration entre acteurs publics et privés dans le domaine de la recherche, de l’enseignement et de l’orientation professionnelle pour accélérer la transition énergétique. Le président du conseil d’administration d’ENGIE met en exergue l’engagement et l’action de son entreprise dans la transition énergétique et climatique – dont l’ambition est d’en être un leader reconnu.
Dans la crise qui s’est ouverte aux portes de l’Europe, nos premières pensées vont bien sûr aux populations ukrainiennes. Le drame qu’elles vivent se déroule à quelques kilomètres des frontières de l’Union européenne, dont la vocation première, souvenons-nous en, fut d’installer une paix durable dans une Europe lourdement meurtrie par deux guerres mondiales dévastatrices.
Dans ces circonstances, et quelques mois seulement après avoir démontré sa solidarité, sa réactivité et sa capacité d’adaptation pour faire face à la crise du COVID, l’UE va de nouveau devoir faire la démonstration de sa force et de sa résilience. Et une fois encore, cette crise met en lumière l’absolue nécessité pour l’UE de trouver sa place – certains diront de « faire sa place », en tant que Puissance – dans le monde d’aujourd’hui.
Je parle bien de l’Europe, et non de la France seule, car je suis convaincu de la nécessité d’une approche européenne. En matière d’énergie, nos systèmes électriques et gaziers sont interconnectés et interdépendants. Ils reposent sur des mécanismes de solidarité. En temps normal, la complémentarité ainsi mise en œuvre est bénéfique. En période de crise, c’est bien dans un cadre européen que nous devons trouver les solutions aux défis du moment.
Plus que jamais, l’aspiration de l’UE à se réindustrialiser, à maitriser les chaines de valeur stratégiques et à réduire ses dépendances s’impose comme une priorité absolue. La crise du COVID avait déjà sonné le réveil européen, la crise russo-ukrainienne vient s’il en était besoin confirmer l’impérieuse nécessité de ce réveil, et plus encore, son urgence.
La réindustrialisation européenne, chacun le sait, appelle la disponibilité d’une énergie de plus en plus décarbonée à un prix « acceptable ». Cette double injonction était déjà un formidable et incontournable challenge ; l’équation vient se compliquer d’une nouvelle obligation : la sécurité d’approvisionnement énergétique, souvent dans l’ombre du débat mais qui avec la crise actuelle s’y réinvite avec fracas.
A l’échelon européen, et pour le bien tant des entreprises que des citoyens européens, la Commission et le Conseil sous l’impulsion de la Présidence Française, va devoir :
- Gérer l’immédiat : prix de l’énergie, approvisionnement européen en pétrole, gaz, charbon, métaux rares (sans parler bien sûr des sanctions, de l’aide aux populations fuyant l’Ukraine etc.).
- Préparer dès maintenant les fondamentaux de demain : comment se départir des dépendances fragilisantes aux matières premières comme aux technologies (nucléaire, spatial etc.), en utilisant au mieux les atouts européens et en tissant de nouveaux partenariats internationaux, plus équilibrés en nombre comme dans leur nature.
La crise sanitaire a été un révélateur de la fragilité de notre planète et a mis en lumière un certain nombre de dépendances. Elle a conduit à l’accélération des politiques de transition énergétique. La crise ukrainienne montre la nécessité pour l’Europe d’accélérer sa course vers l’indépendance stratégique, en premier lieu dans l’énergie. Il y a urgence. Avant le déclenchement du conflit, j’étais convaincu que la décennie à venir serait décisive en matière de lutte contre le changement climatique, pour atteindre l’objectif de neutralité carbone que l’Europe s’est fixée à l’horizon 2050. Je crois aujourd’hui que nous allons avoir besoin de prendre des décisions beaucoup plus vite encore si nous voulons retrouver notre indépendance.
Je souhaite partager quelques éléments d’analyse qui, selon moi, doivent guider nos choix.
L’avenir énergétique de la France passe par l’Europe
Le foisonnement et la complémentarité des infrastructures énergétiques entre la France et ses voisins européens nous est bénéfique. Les interconnexions électriques et gazières apportent une flexibilité nécessaire. La France peut par exemple bénéficier des prix faibles des capacités renouvelables allemandes, lorsque celles-ci produisent plus que le pays ne consomme.
La pointe électrique française requiert des importations. La France comportant un important parc de chauffage électrique, la puissance appelée est particulièrement sensible à l’évolution des températures. L’année 2021 a compté 78 journées avec un solde journalier importateur. Pour la première fois depuis l’hiver 2016/2017, le solde des échanges a été importateur en novembre et en décembre. Ces derniers ont affiché respectivement 23 et 25 journées importatrices, dont trois journées où la France a été importatrice sur toutes ses frontières.
A l’avenir, nos réseaux européens devraient également permettre à la France d’importer de l’énergie sous forme de gaz décarboné.
Notre scenario 2050 se construit dès aujourd’hui
Si la nécessité de diminuer les émissions de gaz à effet de serre ne fait pas de doute, la manière d’atteindre notre objectif de neutralité carbone, tout en assurant à tout moment l’équilibre entre l’offre et la demande en énergie, est moins évidente. A horizon 2050, les incertitudes technologiques sont majeures, de même que l’évolution des coûts des différents vecteurs énergétiques. Il faut pouvoir transformer le système énergétique, rapidement, dans un contexte de fortes incertitudes – et c’est donc dès à présent, dans la décennie en cours, que la puissance publique doit faire des choix compatibles avec cette incertitude.
C’est notre avenir qui se joue, et notre capacité à avoir in fine l’énergie décarbonée qui sert au mieux la compétitivité de nos entreprises et le pouvoir d’achat des ménages.
La guerre en Ukraine soulève cruellement la question de notre dépendance au gaz fossile, alors que la Russie fournit 40% du gaz utilisé en Europe.
Pourquoi le gaz est-il aussi important ? Car il s’agit d’une énergie de transition, en d’autres termes, c’est la moins polluante des énergies fossiles. Le remplacement d'une centrale au charbon par une nouvelle centrale à cycle combiné fonctionnant au gaz naturel réduit les émissions de gaz à effet de serre de plus de 50 %. On ne peut pas se passer du gaz pour réaliser la transition énergétique. Le gaz est le vecteur essentiel de décarbonation des pays pour lesquels le charbon représente une part importante du bouquet énergétique, en particulier l’Allemagne et l’Europe centrale. Il est également un complément efficace et indispensable des énergies renouvelables parce qu’il est stockable et flexible, capable de compléter et de remplacer la production d’électricité à partir de panneaux photovoltaïque ou d’éoliennes par nature intermittente. A titre d’illustration, les stockages souterrains français de gaz naturel permettent de stocker 120 TWh (25% de la consommation annuelle) et offrent une capacité de pointe de l’ordre de 100 GW (50% de plus que la totalité du parc nucléaire français), mobilisable quasi instantanément.
Il semble désormais acquis aujourd’hui qu’il va nous falloir sortir de la dépendance au gaz russe à moyen terme et la réduire fortement à court terme. C’est un objectif très ambitieux.
La première étape, pour les prochaines semaines et les prochains mois, est la diversification des approvisionnements européens, en important davantage de Gaz Naturel Liquéfié. Cette diversification doit s’accompagner d’efforts importants d’économie d’énergie et nous devons dès à présent être très attentifs à nos consommations. Elle nécessite également le développement d’infrastructures d’accueil et de déchargement des méthaniers transportant ces cargaisons de GNL, soit temporaires avec des FSRU – bateaux capables de regazéifier le gaz liquide – soit permanentes avec de nouveaux terminaux dont la construction prendra 2 à 3 ans.
La deuxième étape consiste à verdir ce gaz, d’abord avec du biogaz puis à moyen terme à partir d’hydrogène.
Le biogaz est une source d’énergie locale, dont le gisement se situe dans nos campagnes. Il est produit à partir de déchets agricoles, dans des méthaniseurs, puis injecté dans le réseau. Il représente aujourd’hui 1% du gaz distribué en France et les pouvoirs publics se sont donnés comme objectif d’atteindre 10% en 2030. Je suis persuadé que dans les conditions économique et géopolitiques du moment on peut aller beaucoup plus vite et beaucoup plus loin.
Au-delà je suis convaincu que l’hydrogène sera essentiel à une transition énergétique efficace en Europe. Il s’agit d’un vecteur énergétique qui se transporte et se stocke facilement sous forme gazeuse, avec une densité d’énergie élevée. On produit l’hydrogène vert à partir d’électricité renouvelable par simple électrolyse de l’eau et on peut à nouveau le transformer en électricité dans une pile à combustible ou le brûler en libérant de l’énergie et en produisant pour seul déchet de l’eau.
Pour comprendre l’importance de l’hydrogène, il faut réaliser que le « tout électrique » n’est pas une solution réaliste tant pour des raisons de faisabilité que de coûts. Que ce soit dans l’industrie, la chimie ou encore les transports lourds (maritime, aviation), certains usages de l’énergie ne peuvent pas être électrifiés. Par ailleurs, une électrification massive nécessiterait de renforcer les réseaux de transports et de distribution au-delà du raisonnable. Il s’agit de projets complexes dont la mise en œuvre est lente. Il est plus réaliste et moins onéreux de continuer à utiliser les infrastructures de transport de gaz actuelles et de les convertir progressivement au transport d’hydrogène. Les études réalisées par ENGIE montrent que le scénario SNBC « d’électrification poussée », actuellement la référence utilisée par la France, conduit à un surcoût d’environ 50% par rapport à un scénario équilibré s’appuyant également sur les gaz verts. Ce constat est particulièrement vrai à l’échelle des différents secteurs que sont l’industrie, l’aviation, le maritime ou le transport routier mais il est également pertinent dans le domaine du bâtiments.
Beaucoup d’initiatives ont été engagées ces dernières années pour soutenir différentes briques de la chaîne de production et d’utilisation de l’hydrogène. Le temps me semble aujourd’hui venu de nous fixer un objectif beaucoup plus ambitieux : développer, à l’échelle européenne, un réseau d’infrastructures de production, de transport et de stockage permettant de mettre de l’hydrogène décarboné compétitif à disposition de tous les consommateurs potentiels. Ceci permettrait d’accélérer la transition énergétique et de la rendre plus efficace et plus abordable car l’hydrogène constitue un complément idéal de l’électricité.
En complément du verdissement du gaz, la France doit considérablement accélérer le développement du solaire et de l’éolien et doit réduire pour cela le temps nécessaire pour obtenir les autorisations réglementaires et juger les recours des uns et des autres. On ne peut plus se permettre d’attendre 7 ou 8 ans le jugement d’un recours sur un projet d’investissement dans des éoliennes en mer ou sur des champs de panneaux photovoltaïques. Il faut que la prise de décision soit plus rapide, dans le respect du débat démocratique. Car les énergies renouvelables sont avant tout des projets de territoire. Si les Français restent majoritairement favorables à leur développement, les territoires sont en attente de plus de concertation et de participation active dans le développement des projets. Nous devons mettre davantage en valeur les atouts des ENR et combattre quelques idées reçues véhiculées par des détracteurs souvent motivés par des intérêts particuliers. Nous devons faire plus de pédagogie sur la compréhension des enjeux de biodiversité et la manière dont nous la respectons, la valorisation de l’intégration des installations dans leur l’environnement ou l’amélioration de la recyclabilité des installations (l’éolien et le solaire le sont déjà à plus de 90%) par exemple. Les énergies renouvelables représenteront en France, en 2028, au moins 100 000 emplois directs et indirects non délocalisables.
Enfin, il y a aujourd’hui en France un large consensus auquel je m’associe bien sur quant à l’importance du nucléaire comme source d’énergie. Sans elle, satisfaire les objectifs de l’Accord de Paris apparaît tout simplement impossible. Mais le nucléaire n’est pas une solution de court terme – les nouveaux EPR français ne seront opérationnels que d’ici 2035 – et cette source d’énergie doit faire partie d’un mix énergétique équilibré, pour des questions de coûts, d’équilibrage du réseau électrique et de résilience. Et bien sûr une attention toute particulière doit être portée au risque de défaut générique sur des longues séries pour éviter une situation comme celle que nous connaissons cet hiver qui nous prive de plus de 7 GW de capacité de production.
Ceci doit nous convaincre de l’importance de mobiliser des solutions technologiques diversifiées pour mener la transition énergétique, car c’est la rendre plus solide, plus sûre et moins coûteuse pour nos industries et pour la population. Transformer le parc électrique et plus globalement énergétique d’un pays, c’est faire évoluer le mix, mais aussi en assurer la fiabilité et garantir que les besoins seront couverts, y compris le temps de la transformation, et ceci alors que les chaînes d’approvisionnement sont bouleversées par les crises successives que nous connaissons.
La puissance publique et la sphère privée doivent coopérer davantage
Une récente étude de McKinsey conclut qu’il faudra mobiliser environ 1000 milliards d’euros par an jusqu’en 2050 pour financier la transition énergétique en Europe. La moitié de ce montant devra être investi par la puissance publique, faute de rentabilité de ces investissements. Il s’agit bien d’un changement massif des systèmes de production qui va également conduire à démanteler des installations encore en état de fonctionner mais qui ne s’inscrivent plus dans ces nouvelles trajectoires énergétiques.
Le rôle de la puissance publique est de fixer les objectifs et le cadre, à travers son pouvoir réglementaire et sa capacité à mobiliser massivement des financements. C’est dans cette logique que s’inscrit l’ensemble des textes appelés « Fit for 55 » présentés par la Commission européenne à l’été 2021, qui constitue l’ensemble législatif le plus ambitieux en matière de lutte contre le changement climatique jamais conçu. Son objectif est de permettre l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050, avec un point de passage important en 2030, date à laquelle nous devrions avoir réduit nos émissions de 55% par rapport à la situation de 1990.
C’est le sens des orientations de la nouvelle politique énergétique de la France que le Président de la République a présentées dans son discours de Belfort il y a quelques semaines.
ENGIE a réalisé un travail d’analyse et de recommandation très complet auquel je renvoie à la fin de ce texte, pour proposer aux pouvoirs publics des mesures concrètes afin d’accélérer la transition énergétique.
Je souhaite pour ma part insister sur la nécessité de renforcer la collaboration entre acteurs publics et privés, dans le domaine de la recherche, auquel nous devons allouer encore plus de moyens, mais aussi dans l’enseignement et l’orientation professionnelle. En France nous manquons déjà d’ingénieurs et de techniciens. Il nous faut parvenir à attirer davantage d’étudiants et d’étudiantes dans les filières scientifiques, et pour cela dépasser une vision parfois trop élitiste de notre enseignement scientifique et technique qui nous fait négliger les métiers indispensables à notre tissu industriel. C’est aussi la responsabilité conjointe des pouvoirs publics et des entreprises de proposer des projets mobilisateurs qui suscitent des vocation et donnent à ces talents l’envie de contribuer à nos futurs succès.
ENGIE a l’ambition d’être un leader reconnu de la transition énergétique
En 2020, le Groupe ENGIE a inscrit dans ses statuts que sa « raison d’être » est « d’agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone, par des solutions plus sobres en énergie et plus respectueuses de l’environnement. » En parallèle et en parfait alignement, le Conseil d’administration a redéfini les orientations stratégiques du Groupe et affirmé l’ambition de faire d’ENGIE un leader reconnu de la transition énergétique. Cela nous a amenés à clarifier les priorités du Groupe. Nous avons décidé de concentrer nos ressources et nos investissements sur 2 métiers où nous disposons de positions solides, les énergies renouvelables et les infrastructure énergétiques des collectivités et des entreprises. Nous engageons des investissements de croissance massifs dans ces deux métiers, de l’ordre de 4 à 5 milliards d’euros par an, ce qui devrait nous amener à connecter au réseau annuellement 3 à 4 GW d’ici 2025 puis 6 GW de renouvelables jusqu’à 2030. Nous visons en parallèle une production de biométhane de l’ordre de 4 TWh en 2030 et comptons convertir ou installer 300 km de réseaux dédiés à l’hydrogènes d’ici 2030, en complément de nos projets de production et de stockage d’hydrogène. Et nous sommes convaincus que l’hydrogène renouvelable prendra son plein essor après 2030, car il sera alors disponible et compétitif.
Cette stratégie s’accompagne d’engagements climatiques ambitieux. Nous nous sommes donnés comme objectif d’atteindre le « Net Zéro Carbone » sur l’ensemble de nos activités en incluant les produits que nous vendons (Scope 1,2 et 3 pour les experts) d’ici 2045 en suivant une trajectoire « well below 2°C » selon le référentiel « Science-Based Targets Initiative ». Ce référentiel mesure la contribution d’une entreprise à la réduction des émissions mondiales correspondant à un scénario d’augmentation de température.
Ces objectifs sont parfaitement cohérents et s’appuient sur la stratégie de transformation du Groupe rappelée plus haut. Nous allons par ailleurs achever notre sortie du charbon déjà très largement engagée en arrêtant toute utilisation de ce combustible fossile en Europe en 2025 et dans le monde en 2027.
Nous voulons par ailleurs accompagner la décarbonation de nos clients pour contribuer, d’ici 2030, à réduire leurs émissions d’au moins 45 millions de tonnes.
Enfin, nous avons fait évoluer notre gouvernance en mettant en place un budget carbone que nous allouons à nos différents métiers et qui devient, pour certains d’entre eux, un facteur essentiel de leur stratégie.
Au total je suis convaincu qu’ENGIE est aujourd’hui particulièrement bien préparé au scénario d’accélération de la transition énergétique et climatique qui s’engage sous nos yeux !
Lien vers le dossier ENGIE « La France et la transition énergétique. Vers la neutralité carbone grâce à un mix énergétique équilibré. »