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Sociétal - Jean-Marc Daniel

En s’appuyant sur les définitions de l’inflation et ses précédents historiques, le président de Sociétal, par ailleurs professeur émérite de l’ESCP Business School et de Mines ParisTech, revient aux fondamentaux de la théorie économique et nous livre ainsi des clefs de compréhension du phénomène actuel de l'inflation que nous traversons. 

De 2010 à 2020, l’arlésienne de l’économie occidentale aura été incontestablement l’inflation. On en parlait sans cesse, faisant parfois mine de l’espérer, mais on ne la voyait jamais ! Ainsi, à la fin du mois d’août 2020, le taux en glissement annuel d’évolution des prix était de 1,2% pour l’ensemble des pays de l’OCDE, de -0,2 % pour la zone euro et de 1,3% pour les Etats-Unis. Et depuis la naissance de l’euro, le taux moyen d’inflation a été de 2,1% entre 2000 et 2011 et de 1,3% entre 2011 et 2020, à tel point que certains dénonçaient il y a encore deux ans une politique monétaire européenne excessivement rigoureuse.  

Cependant, à compter de fin 2020/début 2021, la situation a radicalement changé. En glissement, l’indice des prix en zone euro a évolué de 2,95% entre août 2020 et août 2021 et de 9,1% entre août 2021 et août 2022.  

Pour comprendre cette rupture, un retour aux sources s’impose. Il convient d’abord de rappeler ce qu’est l’inflation. Selon l’Insee :  

« L'inflation est la perte du pouvoir d'achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix (…) La perte de valeur de la monnaie est un phénomène qui frappe l'économie nationale dans son ensemble (ménages, entreprises, etc). Pour évaluer le taux d'inflation, on utilise l'indice des prix à la consommation (IPC) » 

Effet Ricardo, effet Cantillon  

Vu cette définition, toute hausse des prix doit-elle être considérée comme de l’inflation ? Il faut en fait analyser précisément son origine. Les économistes font la différence entre l’inflation « au sens de Cantillon » (du nom d’un économiste franco-irlandais du XVIIIe siècle) et l’inflation « au sens de Ricardo » (du nom du célèbre économiste du début du XIXe siècle). Dans le premier type d’inflation, seuls certains prix augmentent. En pratique, ce sont ceux des secteurs peu concurrentiels si bien que le bon outil pour la faire disparaître est d’accentuer la concurrence. Dans le second cas, tous les prix augmentent pratiquement au même rythme, y compris le prix du travail que représentent les salaires.  

Et donc, l’inflation telle que définie par l’Insee correspond plutôt à « l’inflation au sens de Ricardo ».  

Rappels historiques 

Si on étend le champ historique, on constate que l’inflation en tant que hausse « générale et durable » des prix est relativement rare. Par exemple, en France, dans la période récente, les XIXe et XXe siècles ont eu des destins totalement contraires. Au XIXe siècle, l’indice des prix, sur une base 100 en 1820, était descendu à 76 en 1913. Voilà donc un siècle qui a connu une croissance économique soutenue et une modification en profondeur des conditions de vie et qui, placé sous le régime monétaire de l’étalon-or, a accru la valeur de la monnaie. En revanche, le XXe siècle, qui a amplifié la croissance du XIXe siècle mais s’est défait en 1976 de l’or comme référence monétaire, a connu une inflation phénoménale. Un franc de 1913 avait le pouvoir d’achat de 4 euros d’aujourd’hui. C’est-à-dire que, compte tenu du passage au nouveau franc dans les années 1960 et à l’euro dans les années 2000, les prix ont été multipliés en un siècle par… 2540 !  

En 1913, le franc français et le franc suisse étaient équivalents. Aujourd’hui, la monnaie française et la monnaie suisse sont de nouveau à parité. Mais pour arriver à un tel résultat, il a fallu, insistons là-dessus, changer deux fois la monnaie française, en 1960 puis en 1999, la divisant d’abord par 100, puis par 6,56. Cela représente une dévaluation relative par rapport au franc suisse de 99,8% !  

Cette incroyable dérive de la monnaie française depuis 1913 correspond pleinement à la définition de l’inflation telle qu’énoncée par l’Insee. Celui qui a probablement le mieux analysé les tenants et les aboutissants de cette situation est René Mayer. Nommé ministre des finances en 1947, il procède en janvier 1948 à une dévaluation du franc de 80% par rapport à l’or et au dollar. Pour lui, cette dévaluation doit être comprise comme la sanction inéluctable du « dirigisme inflationniste » qui fonde la politique économique du pays. Par cette expression, il caractérise une politique qui assoit l’évolution du pouvoir d’achat sur le déficit budgétaire et l’endettement public, qui prétend garantir une forte croissance grâce à des investissements publics qui se révèlent en pratique inutiles et dispendieux, et qui accepte le sacrifice de la monnaie et de l’épargne pour corriger les déséquilibres induits.  

Équation quantitative de la monnaie et effet Cantillon  

Pour tirer pleinement les leçons de cette histoire, il faut revenir aux fondamentaux de la théorie économique. Dans les années 1970, époque où l’inflation s’emballait, il était de bon ton de dire qu’à défaut d’élaborer une théorie convaincante de l’inflation, les économistes avaient produit, à son sujet, une inflation de théories. Pour mettre de l’ordre dans cette profusion, on commençait par écarter l’inflation au sens de Cantillon, inflation réclamant avant tout un renforcement de la concurrence ; puis on distinguait dans l’inflation au sens de Ricardo deux formes d’inflation : l’une par la demande, l’autre par l’offre, c’est-à-dire par les coûts.  

A cette approche qui garde ses mérites, on doit ajouter une analyse monétaire qui justifie l’introduction des banques centrales dans le processus. Cette analyse repose sur l’équation quantitative de la monnaie telle qu’elle a été formalisée, notamment, par l’économiste américain Irving Fischer. Cette équation s’écrie MV = pT, où M désigne la masse monétaire, c’est-à-dire la quantité de monnaie, V sa vitesse de circulation, c’est-à-dire le nombre fois sur une période donnée où un titre monétaire change de mains, T le volume des transactions à prix fixes et p l’évolution du niveau général des prix de ces transactions. L’inflation se traduit par une valeur de p supérieure à 1. On voit bien selon cette équation, que l’inflation suppose que M augmente, pourvu que V reste constante. En revanche, une augmentation de M débouche soit sur l’inflation, soit sur une hausse des transactions, hausse des transactions qui peut elle-même se porter soit vers les produits nationaux, soit vers les importations, soit enfin sur une baisse de V. Quoi qu’il en soit, comme M dépend du crédit, la Banque centrale est un acteur privilégié dans la lutte contre l’inflation du fait de son action sur les taux d’intérêt.  

Pourtant, il serait hasardeux et réducteur d’en rester là. Les « 10 principes de l’économiste » de Nicolas Mankiw, qui résument les fondements de la science économique, permettent d’aller plus loin et de revenir sur la distinction inflation par la demande/ inflation par les coûts. Les deux derniers principes portent sur le cas de l’inflation. Le 9e principe affirme : « Les prix augmentent quand le gouvernement imprime trop de monnaie ». C’est-à-dire que la première source d’inflation est la création de monnaie servant à financer le déficit budgétaire. Il est complété par le 10e : « A court-terme il existe un arbitrage entre inflation et chômage ». C’est-à-dire qu’en cas de plein emploi, les entreprises tendent à verser des salaires supérieurs à la productivité du travail, ce qu’elles compensent en augmentant leurs prix et qu’elles financent en faisant créer par les banques la monnaie nécessaire.  

Retenir ces deux principes de Mankiw permet donc de considérer que l’inflation par la demande provient, grosso modo, d’une demande publique excessive entretenue par le déficit budgétaire, l’inflation par les coûts étant issue d’augmentations de salaires déconnectées de l’évolution de l’efficacité du travail.  

Dès lors, l’inflation doit être perçue comme la double sanction d’un déficit budgétaire hors de contrôle et d’une faible croissance de la productivité.  

Sommes-nous dans cette situation ? Pas immédiatement, car ce que nous vivons en ce moment est une inflation au sens de Cantillon. La hausse des prix est portée par ceux de l’énergie. En août 2022, la hausse des prix sur un an en zone euro a été de 9,1% mais celle de l’énergie a été de 38,9%.  

Quant à l’évolution de la masse monétaire, pourrait-elle expliquer cette poussée d’inflation même si celle-ci doit être prise au sens de Cantillon ? La masse monétaire s’est de fait fortement accrue ces dernières années. Or, cette augmentation avait été jusqu’à présent sans conséquence immédiate sur les prix.  

Cela signifie comptablement que la vitesse de circulation de la monnaie n’a cessé de reculer. D’après le FMI, pour l’ensemble des pays de l’OCDE, sur une base 100 en 1960, elle était 54 en 2000 et de 45 en 2019. En fait, au gré des crises, la population s’est mise à thésauriser, accumulant les billets et laissant dormir des sommes de plus en plus importantes sur ses comptes courants. Le risque inflationniste est que soudain, perdant confiance en la monnaie, les ménages se ruent vers des achats massifs de biens de toutes sortes, enclenchant un brutal retour de flamme inflationniste.  

Conclusion 

Dès lors on pourrait penser que, comme le disaient les principaux banquiers centraux il y a encore un an, la hausse des prix est « temporaire ». Comme elle dépend assez grandement du prix de l’énergie et donc implicitement de l’évolution de la guerre en Ukraine, cette opinion ne manque pas de pertinence. Mais il faut raisonner à plus long terme. Les banques centrales ont engagé une nouvelle phase de leur action. La hausse des taux d’intérêt qu’elles mènent vise à limiter l’augmentation du crédit et donc à contenir celle du « M » de l’équation quantitative de la monnaie. Mais force est de constater que cela atteint ses limites.  

En fait, il faut retrouver l’esprit de René Mayer quand il dénonçait le « dirigisme inflationniste ». Il préconisait alors un « triple ajustement libéral » favorisant une évolution des prix et des salaires conforme à celle de la productivité, s’appuyant sur l’équilibre budgétaire et assumant une politique monétaire de défense du taux de change pour contenir l’inflation importée.