Aller au contenu principal

« Pendant des siècles, l’humanité s’est endettée de façon plus ou moins honteuse, sans vraiment théoriser la dette, notamment la différence entre la dette publique et la dette privée », analyse, l’économiste Jean-Marc Daniel. Le président de Sociétal est l’invité en tant que grand témoin du dossier sur l’un de ses thèmes de prédilection qui fut l’objet d’années d’étude pour ce professeur émérite des Mines-ParisTech et de l’ESCP Business School.

Evolution théorique

Celui qui a apporté une vraie rupture, une rupture qui va fonder l’économie moderne, est Saint Thomas d’Aquin. Il écrit :

« Celui qui prête de l’argent transfère la propriété de son argent à l’emprunteur ; par conséquent celui qui emprunte possède la somme à ses risques et périls et il est tenu de la rendre intégralement. Le prêteur ne doit donc pas exiger davantage. Mais celui qui prête son argent à un marchand ou à un artisan avec lequel il s’est associé, ne lui transmet pas la propriété de la somme, il en reste toujours le propriétaire, de telle sorte que c’est à ses risques et périls que le marchand commerce sur son argent ou que l’artisan travaille. C’est pourquoi il peut licitement recevoir une partie du gain qui résulte de là, comme étant le fruit de la chose »

La dette privée devient acceptable pourvu qu’elle soit coopération et non pas contrainte, mutualisation de moyens permettant d’accroître la richesse et non substitut illusoire à sa disparition.

Quant à la dette publique, Saint Thomas considère que le souverain doit se financer par la gestion de son domaine. Non seulement il écarte l’idée d’une dette du prince mais à ses yeux, l’impôt lui-même doit être exceptionnel.

Calvin conforte ses idées et prépare une authentique théorie de la dette publique.  Dans une lettre de 1545 adressée à un de ses disciples et amis du nom de Claude de Sachin, il distingue les « prêts commerciaux », encore appelés « prêts de production », qui financent des investissements privés et donc l’émergence d’une richesse permettant le versement d’intérêts, et les prêts destinés à secourir les gens en difficulté, appelés « prêts de consommation », qui devraient relever d’une logique de don assumée par l’Etat.

Ce disant, Calvin distingue l'État et l’entreprise. Et ce, à raison. En effet, alors qu’une entreprise est à même de mesurer les moments où elle se trompe dans ses investissements dans la mesure où, du fait de ses erreurs, ses concurrents lui prennent des parts de marché et l'acculent à la faillite, l’État, n’ayant pas de concurrent, ne perd jamais de parts de marché et n’a qu’une évaluation approximative de ses erreurs. Qui plus est, son objectif n’est pas la réalisation d’un profit permettant de rembourser ses dettes. L’assimilation entre État et entreprise se retrouve pourtant dans les propos que tiennent souvent les hommes politiques sur l’endettement public, Ils défendent l’idée d’une « bonne dette » publique et d’une « mauvaise dette ». La « bonne dette » serait celle qui finance des investissements car ceux-ci seraient par nature porteurs de croissance ; la mauvaise serait celle qui finance le fonctionnement. Cela suppose que les dépenses d’investissement préparent effectivement l’avenir tandis que celles de fonctionnement le sacrifient. Or, il est facile de voir que le salaire d'un chercheur prépare la croissance mais est comptabilisé en fonctionnement, alors que la construction d'un pont sur une route ne menant nulle part l’est en investissement. Au Japon, cette situation a pris un aspect caricatural. Après avoir construit des ponts sur des petites routes et avoir constaté que ces ponts n’enjambaient aucune rivière, les pouvoirs publics ont entrepris des travaux de terrassement visant à créer des rivières passant sous ces ponts.

En fait, le rôle de l’Etat a été précisé par l’économiste américain Richard Musgrave dans un texte de 1959 intitulé The Theory of Public Finance. Il lui attribue trois fonctions économiques :
-   La fonction d’allocation. L’État intervient dans l’allocation des ressources pour atteindre des objectifs jugés économiquement ou socialement plus satisfaisants que ceux qui résultent du marché. On prend souvent comme exemple l’utilisation de la fiscalité pour encadrer certaines consommations. C’est ainsi qu’en augmentant le prix du tabac, il incite la population à limiter l’usage de ce produit nocif ;
-   La fonction de redistribution. L’État démocratique cherche à corriger la répartition initiale des revenus afin de réduire les inégalités ;
- La fonction de stabilisation. L’État se donne comme objectif d’assurer une croissance équilibrée, c’est-à-dire d’assurer le plein emploi en évitant inflation et le déficit extérieur. Cette fonction s’incarne dans une politique budgétaire contra-cyclique où les emprunts que contracte l’État, permettant de corriger les difficultés du moment, sont assimilables aux prêts à la consommation de Calvin.

Cela signifie que toute dépense publique a vocation à être financée par l'impôt. Néanmoins, les cycles économiques ou les chocs subis par l’économie comme les confinements qui ont été imposés par la Covid-19 font qu’il ne peut y avoir parfaite simultanéité entre la perception de l’impôt et la réalisation des dépenses, d’où l’acceptation d’un déficit sur un temps donné. Une gestion bien menée des finances publiques repose sur la notion de stabilisateurs automatiques. Cela suppose de faire évoluer les impôts comme le PIB réel et les dépenses comme le PIB potentiel, c’est-à-dire le PIB dont disposerait le pays sans les aléas conjoncturels et les embardées cycliques. Avec une fiscalité construite pour faire agir les stabilisateurs automatiques, les impôts rentrent moins dans la période défavorable du cycle. Résultat, apparaît à ce moment-là un déficit conjoncturel qui correspond en quelque sorte à un découvert de trésorerie. En revanche, les rentrées fiscales se font plus abondantes dans la phase de reprise, apurant la dette de la phase récessive.

Déficit conjoncturel ; déficit structurel

On se doit donc quand on analyse la situation budgétaire d’un pays de séparer dans leur déficit public deux composantes : un déficit conjoncturel, correspondant à l’évolution du cycle et un déficit structurel, correspondant à la détérioration durable des finances publiques.

C’est en particulier ce que demande le traité dit « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance », soit encore « TSCG » qui régit les politiques économiques de la zone euro. Son article 3 stipule :
« Les parties contractantes appliquent les règles énoncées au présent paragraphe :

  1. la situation budgétaire des administrations publiques d'une partie contractante est en équilibre ou en excédent ;
  2. la règle énoncée au point a) est considérée comme respectée si le solde structurel annuel des administrations publiques correspond à l'objectif à moyen terme spécifique à chaque pays, tel que défini dans le pacte de stabilité et de croissance révisé, avec une limite inférieure de déficit structurel de 0,5 % du produit intérieur brut aux prix du marché;(…). »

Poursuivons la lecture cet article 3 :
« Les parties contractantes ne peuvent s'écarter temporairement de leur objectif respectif à moyen terme ou de la trajectoire d'ajustement propre à permettre sa réalisation qu'en cas de circonstances exceptionnelles, telles que définies au paragraphe 3, point b) »

Que sont les « circonstances exceptionnelles » ?
« Les "circonstances exceptionnelles" font référence à des faits inhabituels indépendants de la volonté de la partie contractante concernée et ayant des effets sensibles sur la situation financière des administrations publiques ou à des périodes de grave récession économique (…). »

Ce texte, tout abscons qu’il peut paraître dans son langage technocratique, fait le distinguo entre un « bon déficit » - le déficit conjoncturel qui apparaît quand la croissance ralentit et s’essouffle et qui s’efface quand elle est soutenue - et un « mauvais déficit » - le déficit structurel.

La légitimité de ce traité et de la politique qu’il recommande tient à la réalité historique récente. Depuis la fin de la phase de reconstruction de l’après-guerre, qui se situe à peu près au début des années 1960, l’économie des pays développés a connu un enchaînement de cycles conjoncturels d’une durée de sept à neuf ans dont les années les plus défavorables furent 1975, 1983, 1993, 2001 et 2009.

En France, le déficit structurel n’a presque jamais été résorbé et est resté depuis 40 ans supérieur à 2% de ce que l’on appelle le PIB potentiel. Et la France n’est pas un cas unique. Dans les comptes consolidés de l’OCDE, le déficit structurel était en 2016, année la plus favorable du cycle initié en 2010, de 2,5% pour l’ensemble de l’OCDE, de 4,3% pour les Etats-Unis et de 4,8% pour le Japon.

En Europe, les quatre pays dits « frugaux » -les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark, la Suède- ont exprimé leurs réserves sur l’augmentation tous azimuts des dettes publiques et rappelé à juste raison que le TSCG définit un cadre adapté à l’action budgétaire. Ils ont fait pourtant l’objet d’un procès en pingrerie. Le chef du gouvernement portugais parle à propos des réticences de son homologue néerlandais de « mesquinerie récurrente ». En fait, les « frugaux » ne s’opposent pas à la mise en œuvre d’une certaine solidarité au sein de l’Union. Ils rappellent simplement que celle-ci doit aller des riches vers les pauvres et non pas des pays qui respectent leurs engagements vers ceux qui ignorent constamment et sans vergogne les règles et les traités. En 2019, l’excédent structurel des Pays-Bas était de 1%, celui de la Suède de 0,6%, celui de l’Autriche de 0,4% tandis que le Danemark contenait son déficit à 0,5%. En revanche le déficit structurel de la France était de 3%, celui de l’Espagne de 1,9% et celui de l’Italie de 1,5%.

Et donc l’Europe n’a accepté en 2020 une augmentation inédite de la dette publique, qui a porté notre ratio dette/ Pib à près de 120% et celui de la zone euro à 100% que du fait de « circonstances exceptionnelles ». Il est inconcevable que cette dérive se poursuive.

Dangereux sophismes

L’indispensable prise de conscience est retardée par la multiplication des analyses saugrenues au sujet de l’endettement des États. 

C’est ainsi que certains parlent pour ne pas avoir à rembourser la dette publique d’émettre de la dette perpétuelle. Ils oublient qu’en pratique, elle est déjà perpétuelle. En effet, les Etats se contentent de verser les intérêts. Depuis le début du XIXème siècle, aucun crédit n’est inscrit dans leur budget pour le remboursement de leur dette. De nos jours, chaque fois qu’un emprunt arrive à échéance, il est immédiatement replacé.

Le paramètre sur la durée duquel on peut jouer n’est pas le montant de la dette, mais le taux d’intérêt qu’elle porte. Et éviter que ce taux d’intérêt n’évolue de façon trop erratique relève de l’action des banques centrales. Bien qu’indépendantes, celles-ci maintiennent désormais des taux très bas dans le but assumé d’alléger la charge d’intérêt des Etats. Pourtant, certains vont plus loin et proposent, pour réduire encore cette charge, d’annuler la part de dette publique détenue par les banques centrales. Mais cette annulation serait inutile sur un plan strictement financier. En effet, la banque centrale restitue à l’Etat les intérêts qu’il lui a précédemment versés sur sa dette.

Dès lors, certains se montrent encore plus radicaux et évoquent l’annulation de toute ou partie de la dette détenue par le public. Jadis, on appelait cela une banqueroute ; aujourd’hui, on parle de « haircut » … !  Quel que soit le terme utilisé, la banqueroute reste, pour reprendre une expression célèbre de Mirabeau dans un discours de septembre 1789, « hideuse ».

Dans cette prolifération d’arguties byzantines, certains soutiennent que, finalement, le meilleur moyen de traiter le problème de la dette publique est de l’ignorer… Pour eux, dette effectivement perpétuelle, bas taux d’intérêt et rachat par la banque centrale effaçant une partie de la charge d’intérêt constituent autant d’éléments autorisant les Etats à s’endetter sans limite. Ils prennent comme argument le cas du Japon. Selon la définition de la dette retenue par l’OCDE, son ratio dette publique/Pib est passé de 136% du PIB en 2001 à 226% en 2019. Le gouvernement nippon envisage sereinement qu’il puisse atteindre 600% en 2060. Son insouciance tient à ce que, grâce à une politique monétaire ultra-accommodante et à une détention de 40% de la dette publique par la Banque centrale, la charge nette d’intérêt a été ramenée à zéro en 2019.

Tous ces sophismes masquent une réalité qui devrait s’imposer à tous, à savoir qu’un endettement infini est impossible. Pour bien le comprendre et le faire comprendre, il convient de commencer par écarter certains poncifs erronés. Le plus courant est d’affirmer que c’est la raréfaction progressive des prêteurs qui fixe une borne au-delà de laquelle les Etats ne peuvent plus emprunter. Ceux qui pensent que les Etats sont in fine contraints par la nécessité de persuader « les marchés » de les financer, oublient que, dès lors que la banque centrale agit en prêteur en dernier ressort, les banques achètent et achèteront sans problème une dette dont elles pourront, si elles le souhaitent, se défaire en la lui revendant.

La question de fond est de savoir si un État peut vivre durablement en dépensant plus qu’il ne collecte. La réponse négative réside d’abord dans ce principe fondateur de la science économique qu’est l’égalité entre l’offre et la demande. Toute dépense publique non financée par un prélèvement sur la dépense privée augmente la demande. Si cette augmentation se pérennise, elle entraîne, soit un apport d’offre extérieure, c’est-à-dire un creusement du déficit commercial, soit la possibilité offerte aux entreprises d’augmenter leurs prix, c’est-à-dire une relance de l’inflation. Elle réside ensuite dans le fait que l’augmentation de la dette publique suscite des anticipations négatives chez les acteurs privés. Dans un premier temps, le réflexe d’épargne pour affronter un avenir fiscal rendu incertain par l’accumulation de dette conduit à une augmentation du prix des actifs dont les bulles immobilières sont les traductions les plus manifestes. C’est ce que les économistes appellent l’«équivalence ricardienne ». Dans un second temps ces anticipations négatives érodent la crédibilité de la monnaie. Nous assistons ces temps-ci à un retour en force de l’or, qui demeure dans l’inconscient collectif l’ultime recours monétaire, retour que souligne l’envolée de ses cours

Pour servir de conclusion : En juillet 2017, le tout nouveau Premier ministre Edouard Philippe déclarait à propos de la dette publique dans son discours de politique générale :

« Sous le regard inquiet des Français, nous dansons sur un volcan qui gronde de plus en plus fort. Certains continuent pourtant à nier l’évidence. « Combien de fois un homme peut-il tourner la tête en prétendant qu’il ne voit pas ? » aurait demandé le Prix Nobel de Littérature de l’année 2017 »

Le moins que l’on puisse dire est que par la suite il ne fut guère tenu compte de cette interrogation. Espérons que le prochain quinquennat soit, enfin, l’occasion de ne plus tourner la tête…


Jean-Marc Daniel

Économiste français, professeur émérite à l'ESCP Business School et Président du média économique de l’Institut de l’Entreprise, Sociétal. Il se décrit comme étant un libéral classique, Jean-Marc est chevallier de la Légion d’honneur et titulaire du prix Zerili-Marimo de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Il a publié :
La Politique économique, coll. « Que sais-je ? », PUF, 2008 et 5e édition ; 2017
Histoire vivante de la pensée économique, des crises et des hommes, Pearson, 2010 
Le Socialisme de l’excellence. Combattre les rentes et promouvoir les talents, François Bourin, 2011
Avec Henri Sterdyniak, Présidence Sarkozy : quel bilan ?, édition Prométhée, 2012
Huit leçons d'histoire économique, Odile Jacob
Ricardo reviens ! Ils sont restés keynésiens, Les Pérégrines, 2012
L'État de connivence - en finir avec les rentes, Odile Jacob, 2014
Le Gâchis français : histoire de quarante ans de mensonges économiques, Tallandier, 2015
Petite histoire iconoclaste des idées économiques, coll. Agora, Le cherche-midi éditeur, 2016 
Valls, Macron : le socialisme de l'excellence à la française, Les Pérégrines, 2016 
Les Impôts. Histoire d’une folie française. Soixante ans de matraquage fiscal, Taillandier, 2017
Macron, la valse folle de Jupiter, L'Archipel, 2018  
Il était une fois... l'argent magique - Conte et mécomptes pour adultes, Le cherche-midi éditeur, 2021  
Histoire de l'économie mondiale, Tallandier, 2021.