Le président du groupe leader en France du secteur de l’économie sociale et solidaire analyse comment la loi PACTE a contribué à développer les liens entre économie sociale et économie classique. Jean-Marc Borello, qui a accompagné depuis les années 80 la montée de ces thématiques, plaide pour des indicateurs de performance et des mesures d’impact social et écologique, notamment définies en collaboration avec des laboratoires de recherche.
SOCIÉTAL.- Dans votre livre L’entreprise doit changer le monde publié en janvier 2019 aux Editions Débats Publics, vous appeliez l’entreprise à devenir le pivot de l’émancipation individuelle et de l’amélioration collective. La loi PACTE a-t-elle aidé les entreprises à être au rendez-vous et à revivifier leur relation avec les Français ?
Jean-Marc Borello.- Le rapport Notat-Senard en passant par la loi PACTE jusqu’à la crise que nous connaissons, ce sont pour moi trois accélérateurs du fait que l’entreprise doit évoluer. L’arrivée de la crise doit finir de convaincre ceux qui n’ont pas encore compris ce changement. La loi PACTE, c’est d’abord la contribution de l’État pour rendre les choses possibles et les faciliter, comme pour l’apprentissage et la formation. Ce n’est pas le rôle des pouvoirs publics de faire, c’est celui de l’entreprise, qui est la plus rapide et la plus agile pour faire évoluer les choses.
Sur la loi PACTE, on a connu des pionniers comme Antoine Frérot et Emmanuel Faber, mais autour d’eux, des gens avaient envie d’avancer sur ce terrain mais ils n’osaient pas le faire. Dans les grandes entreprises, il y a le poids de l’actionnaire, de la nécessaire rentabilité, ce qui incite des gens à considérer que cette évolution serait accessoire. J’ai toujours pensé que la transition sociale, environnementale ou numérique devait se faire dans l’intérêt de l’entreprise et que les pouvoirs publics devaient être des facilitateurs et non pas s’inscrire dans un système de punitions ou de distributions de bons points.
Il faut faire confiance aux entrepreneurs qui globalement ont compris que cela rendrait l’entreprise plus solide, plus pérenne, plus crédible et donc plus rentable. L’idée de choisir entre l’impact économique, l’impact social et l’impact environnemental est une idée du vieux temps. Ces trois éléments doivent se conjuguer.
Comment concrètement a pu s’opérer selon vous cette prise de conscience par les entreprises ?
Il y trente ans, on a commencé à s’intéresser aux sujets d’impact social et écologique parce que les clients étaient demandeurs et que les entrepreneurs devaient donc en tenir compte. C’est aussi devenu une préoccupation des salariés. Dans les grandes entreprises, on constate que le choix des jeunes diplômés est de plus en plus lié au sens qu’ils trouvent à y évoluer. Avec la crise, on a vu ainsi de jeunes salariés super-diplômés quitter des groupes d’audit parce qu’ils ne trouvaient plus de sens à ce qu’ils faisaient. Enfin, la finance s’y est mise également : les actionnaires ont commencé à donner des consignes sur les fonds de pension et la recherche d’impact. N’importe quel patron qui voit ses clients, ses salariés et ses actionnaires considérer que ce sujet est important, ne peut maintenant que s’en saisir, on assiste à une évolution inéluctable vers ce type de dispositif. Et paradoxalement la crise accélère le mouvement avec cette urgence à donner du sens pour attirer les gens et s’adapter à leur nouveau mode de vie. Tout cela est désormais perçu comme de l’intérêt de l’entreprise, et donc les jeunes entreprises y viennent à leur tour et le rôle de l’État est d’en être le facilitateur.
Est-ce que la loi PACTE a amélioré la perception des Français sur l’entreprise ?
Objectivement, l’ensemble des Français n’ont certainement pas d’idée précise sur la loi PACTE et de ce que cela change dans les modalités de gestion de l’entreprise. Mais, comme le montrent les sondages, les entrepreneurs ne sont pas les plus mal vus dans la société par les Français, par rapport aux politiques ou aux hauts fonctionnaires. Les entrepreneurs s’en sortent bien globalement en termes d’image : 80 % des Français ont une image positive des dirigeants de PME… mais le chiffre chute dès lors qu’il s’agit des grands patrons. Les patrons de TPE sont les plus appréciés, un peu comme les maires parmi le personnel politique, parce qu’ils sont considérés comme plus proches, ce qui n’est sans doute pas le cas des patrons des Gafa.
Des lois dans le passé visant les entreprises comme la loi Dutreil ont réchauffé la relation des Français avec les entreprises, souvent des lois incarnées et comportant des mesures concrètes. Avec la loi PACTE constatez-vous aussi ce même élan ?
Chez les patrons que je croise, oui, absolument parce qu’ils attendaient ce texte. La loi PACTE est intéressante pour deux secteurs qui ne sont pas en concurrence : l’économie classique et l’économie sociale. Ce texte permet de rappeler qu’il n’y a pas deux économies distinctes et que l’important est l’impact créé et non pas la structure juridique. Qu’il s’agisse d’une société commerciale, d’une association ou d’une mutuelle, l’essentiel est l’impact mesurable créé par telle ou telle structure juridique.
La loi PACTE a fait du bien aux deux univers. D’abord parce que les chefs d’entreprise ont pu considérer que ces éléments mis en avant par le texte pouvaient faire partie de leur objet et de leur statut. Ils se retrouvent face à un impact qu’ils mesureront en termes social et environnemental. D’autre part, parce qu’un certain nombre d’entreprises sociales a considéré que ce n’était pas un gros mot de parler d’impact économique. Peu importe le statut de l’entreprise, l’important c’est la raison d’être qu’elles énoncent !
Est-ce plus important de calculer les impacts ou de définir sa raison d’être ?
Dans la pratique, on doit d’abord ouvrir un débat puisqu’on traite du projet de construction de l’entreprise avec les parties prenantes, ensuite on fixe une raison d’être et enfin, on évalue l’impact pour vérifier si on intègre ou non la raison d’être. Cela permet de faciliter la prise en compte des enjeux économiques et des impacts liés à cette raison d’être et d’impulser une transformation de l’entreprise. Il faut à la fois une raison d’être pour guider l’ensemble de l’entreprise et une mesure d’impact pour voir si cette démarche se limite à une stratégie de communication ou si c’est bien une réalité. Les deux éléments sont indissociables.
Le Groupe SOS a-t-il une raison d’être ?
Notre raison d’être est au coeur de nos statuts associatifs : c’est notre objet social. Depuis la création du Groupe SOS pendant les « années Sida », c’est d’agir sur le terrain et lutter contre toutes les formes d’exclusion et répondre aux défis sociaux et environnementaux du monde actuel. Nos équipes – nous couvrons une quarantaine de métiers - agissent sur un grand nombre de missions : hôpitaux non-lucratifs, EHPAD, structures sociales et médico-sociales, ateliers et chantiers d’insertion, crèches, établissements culturels, entreprises conciliant économie et projet sociétal, épiceries solidaires et cafés multiservices dans des territoires isolés, ONG internationales, etc.
Par ailleurs, être utile c’est innover en permanence et inventer. Il y a 35 ans, nous n’envisagions pas, au Groupe SOS, de travailler au coeur des territoires ruraux. Pourtant, la redynamisation des campagnes est un enjeu essentiel de notre temps, et nous y prenons notre part : créer 1 000 cafés dans 1 000 villages qui n’en ont plus, c’est être très utile.C’est la même chose concernant notre projet de sauver de manière durable et dans le respect de sa singularité l’emblématique cinéma La Clef, dans le Vème arrondissement de Paris. Le Groupe SOS, c’est un collectif de structures juridiques avec chacune leur raison d’être.
Est-ce que la loi PACTE vous a néanmoins amené à adapter votre organisation ?
Le Groupe SOS est composé de plus de 550 établissements et services. Quand nous créons une société par actions simplifiée (SAS), nous la faisons à mission, comme pour l’opération les 1 000 cafés. Sa mission ? Participer à la redynamisation des petites villes. La loi le permet, on s’en saisit. Le but n’est pas de distribuer des dividendes, mais d’augmenter le nombre de cafés dans les villages. Systématiquement nous développerons de plus en plus des société par actions simplifiée (SAS) à mission, quelle que soit la mission.
C’est un objet juridique qui nous est utile pour des raisons pragmatiques : en l’inscrivant dans des statuts, cela vous permet de légitimer ses actions. Mais nous ne sommes pas juridiquement un groupe à mission, nous sommes un groupe qui a une mission générale, être utile à ses contemporains, qui a pour objet la recherche de l’intérêt général à partir de ses ressources.
Estimez-vous que l’appropriation des dispositifs de la loi PACTE s’effectue à un bon rythme ou ne va pas assez vite ?
Je conseille aux patrons que je rencontre de prendre leur temps. Pour ceux qui découvrent le sujet, il faut prendre son temps, coconstruire cette raison d’être avec l’ensemble de ses parties prenantes. La pire des choses serait de coller dans la hâte une raison d’être un peu marketing. C’est plus délicat à conduire pour un grand groupe de dizaines de milliers de salariés. Si cela prend un an ou deux, tant mieux ! Il faut d’abord en discuter avec les salariés, ensuite avec l’ensemble des parties prenantes - clients, partenaires publics ou privés, actionnaires -, et donc accompagner tout l’écosystème pour parvenir à quelque chose de positif.
Que pensez-vous du cas Danone avec son dirigeant Emmanuel Faber pionnier sur le statut du groupe à mission et des actionnaires préoccupés par la rentabilité du groupe ?
Les premières discussions sur l’entreprise responsable chez Danone datent en réalité de la période Antoine Riboud. J’ai eu la chance d’assister aux échanges entre Gilbert Trigano (pour qui je travaillais) et Antoine Riboud. Ils se réunissaient au bistrot pour parler de ce sujet. Cette question est attachée à l’ADN de ce groupe. C’est vrai qu’Emmanuel Faber peut être mis en difficulté par un fonds de pension qui pourrait subordonner son maintien comme dirigeant à un accroissement des résultats du groupe.
On retrouve ici l’ambition de la loi PACTE : protéger le patron par rapport à ses actionnaires, l’entreprise restant entreprise à mission au-delà des péripéties actionnariales. C’est une garantie dans un contexte de capital volatil comme chez Danone. Il est utile d’inscrire les choses dans le marbre et les fonds savent alors à quoi s’en tenir lorsqu’ils investissent dans un groupe. Ce dispositif doit permettre de conforter des patrons comme Emmanuel Faber par rapport à des actionnaires mouvants.
Raison d’être et entreprises à mission peuvent-ils s’épanouir dans des groupes mondialisés ?
Cette question renvoie au sujet de la responsabilité des sous-traitants de groupes lors de l’élaboration de chartes par exemple pour lutter contre le travail des enfants chez ces partenaires. Un groupe anticipe des mesures sur cette thématique, pose des limites et des garde-fous, et les autres groupes devront progressivement s’aligner tôt ou tard. C’est la même mécanique concernant le marché du carbone et des droits d’émission. Ceux qui se sont préparés à ces sujets seront les grands vainqueurs de demain et eux aussi entraîneront les autres. Dans le monde économique, on part chaque fois d’idées sociales, on les transforme en business et à cette aune, vous verrez que dans le domaine des infrastructures, les collectivités territoriales choisiront Veolia pour son impact environnemental car elles considèreront ce groupe comme le plus en pointe. Cette prise en main de thèmes sociaux ou écologiques est devenue une condition de création d’entreprises durables.
Imaginez-vous un PACTE 2 avec l’entrée de représentants des salariés dans les conseils d’administration ?
Il ne faut pas tout mélanger. La participation à l’allemande repose sur une forte représentativité des syndicats.
Pensez-vous que la totalité des groupes du CAC 40 devront recourir à ces dispositifs ?
Ce sera demain difficile de rester en marge de ce mouvement. Il faut aller progressivement dans cette direction. Les patrons réaliseront que la réussite de leur entreprise passe par l’impact écologique et social. La génération des 25-35 ans est attentive à l’origine des produits, aux circuits cours, au bio.
Cette loi s’applique-t-elle aux filiales des groupes internationaux ?
Bien sûr. Ces dispositifs vont se diffuser dans ces groupes et leurs filiales, cela viendra peu à peu. Du point de vue de l’investisseur, la qualité de la relation sociale dans une entreprise devient un critère important en cas d’acquisition. Le dialogue social, l’absence de risque sont alors de vrais atouts. Sur ces bases, l’entrepreneur a conscience de prendre une décision raisonnable qui ne lui coûte pas forcément plus cher. Plusieurs grandes entreprises de rang mondial fonctionnent très bien en se fondant sur ces valeurs-là. Car, j’insiste, les clients d’aujourd’hui sont très attentifs à cette préoccupation.
La loi PACTE nous conduit-telle vers un capitalisme plus responsable ?
Étant moi-même un libéral solidaire, j’estime que les entreprises possèdent l’agilité que les pouvoirs publics ne peuvent pas avoir pour beaucoup de raisons. Les questions qui importent aujourd’hui consistent à savoir comment on partage la richesse entre les salariés et les actionnaires, et quelle est la part de la gouvernance que donne le fait d’être actionnaire. On a sans doute commis une erreur dans le passé en renvoyant aux assemblées générales certaines décisions qui étaient du ressort des conseils d’administration, par exemple sur la distribution de moins de dividendes. En déresponsabilisant, on a donné l’occasion aux actionnaires de mettre la pression sur les dirigeants.
Quels thèmes voyez-vous monter en termes de raison d’être et de mission ?
J’observe plusieurs couches successives. Les entreprises se sont d’abord beaucoup mobilisées sur l’impact écologique. Puis le mouvement des gilets jaunes leur a permis de prendre davantage en compte l’impact social. La plupart des sociétés qui nous contactent nous interrogent sur la mesure de l’impact social.
Par exemple, à travers une association du Groupe SOS sur l’insertion, nous travaillons avec Accor qui peine notamment à trouver des personnels comme femmes de chambre. Nous intervenons alors sur les process RH : dans le Nord de Paris ou en Seine- Saint-Denis, on va embaucher avec les directeurs d’hôtels des femmes de chambre ayant toute compétence mais sans la clause « lire et écrire » et on met en place à leur intention un dispositif d’alphabétisation. Idem pour des postes de réception d’hôtels à Bagnolet ou à Gennevilliers : on embauche des personnes ne parlant pas anglais, mais en contrepartie on prend en charge leur apprentissage de l’anglais pour qu’elles puissent travailler ensuite dans un autre hôtel à Paris. Nous avons d’ailleurs mis en place une plateforme, Les Bons Profils, qui met en relation des personnes qui sortent de l’insertion par l’activité économique dans nos structures et des entreprises classiques qui cherchent à recruter.
Au-delà des attentes des consommateurs, faut-il définir des indicateurs de performance, gages d’entreprises durables ?
À l’occasion de la crise des gilets jaunes, avec plusieurs patrons nous nous sommes réunis afin d’examiner les sujets d’embauches dans les quartiers difficiles et pour les personnes handicapées. Par exemple, on s’est rendu compte que les fournisseurs de Sanofi en France étaient tous des multinationales. Les standards et les process sont devenus tellement sophistiqués que l’artisan du coin ne peut plus être le fournisseur de l’entreprise de son secteur. Au vu de ce constat, la direction des achats de Sanofi a fait rectifier les choses. Au Groupe SOS, nous avons fusionné la direction les achats et le développement durable : c’est un levier efficace pour décliner une politique de responsabilité sociétale ambitieuse. Nous avons aussi ajouté à nos critères la dimension du local. Une partie des achats doit se faire au plan local, ce qui permet d’inscrire l’entreprise dans son territoire.
Comment devrait-on définir ces indicateurs ?
Je reste pragmatique. Il faut disposer de mesures d’impact rigoureuses et indépendantes, et repenser l’analyse des données d’une organisation à des fins d’impact et de pilotage. C’est à ce titre qu’il m’apparaît nécessaire que le monde universitaire se saisisse de ces sujets, avec la même implication qu’il mène l’évaluation des politiques publiques. Cette passerelle entre le monde universitaire et les acteurs de l’économie à impact, c’est ce que nous avons élaboré avec l’Impact Tank, un think tank ouvert lancé par le Groupe SOS et quatre universités de premier plan (Sciences Po, Dauphine-PSL, le Cnam, Sorbonne Université), pour gagner en qualité sur l’évaluation d’impact et favoriser la mise à l’échelle des innovations sociales les plus prometteuses.
Les indicateurs doivent se construire collectivement, se partager et être suivis sur le temps long. En faisant travailler ensemble ces structures, l’entreprise peut afficher, face à son investisseur, l’impact social et écologique. On attire ainsi tous ceux qui partagent ces objectifs. Je suis convaincu que les patrons auront de plus en plus intérêt à poser ce type d’impact. Si l’impact est positif, on avance, on développe et même, on peut changer d’échelle. Dans le cas contraire, on stoppe et on passe à autre chose. Mais rien n’arrête une idée dont le temps est venu. Et le temps est venu pour les entreprises de s’engager sur ce terrain et de changer le monde.
Propos recueillis par Aude de Castet et Philippe Reiller
Zoom sur L'Impact Tank
Lancé à l’initiative du Groupe SOS, première entreprise sociale en Europe, et quatre partenaires universitaires (Sciences Po, Dauphine-PSL, le Cnam, Sorbonne Université) l’Impact Tank croisera expertise académique et expérience de terrain pour développer à grande échelle des innovations sociales prometteuses.
L’Impact tank entend inspirer le débat public par une voix opérationnelle, où la comparaison des impacts prendrait le pas sur la comparaison des idéologies.
Les premiers sujets valoriseront des innovations « impactantes » sur la prévention de la perte d’autonomie, l’inclusion dans l’emploi, ou la revitalisation des territoires.
Zoom sur le Groupe SOS
Le Groupe SOS est la 1ère entreprise sociale en Europe. Né il y a plus de 35 ans, au coeur des « années Sida » le Groupe SOS a, au fil des années, diversifié ses domaines d’interventions, pour lutter contre toutes les exclusions.
Avec plus de 21 500 personnes employées et 550 établissements et services, les actions du Groupe SOS ont, chaque année, un impact sur plus d’1,7 million de personnes, en France et à l’international.
Dans le cadre de la lutte contre la Covid-19, le Groupe SOS a créé 1 000 postes d’apprentis et d’alternants, et recrute largement dans les métiers en tension du soin et du social.
Ses structures accompagnent chaque jour des entreprises et associations qui souhaitent accroître leur impact.