Selon Jean-Dominique Senard, l’innovation est « consubstantielle » au Groupe Renault, dont l’histoire témoigne d’une approche très large de celle-ci, tant technique, conceptuelle que sociale et liée au modèle d’affaire, de transformation et de gouvernance. Et son président d’affirmer qu’au sein de Renault Group « la technologie et l’innovation sont toujours au service de l’humain, et jamais le contraire ».
SOCIÉTAL.- Que vous ont apporté vos expériences respectives de dirigeant chez Péchiney, Michelin et Renault ? Chez Péchiney, vous avez vécu le rachat d’Alcan…
Jean-Dominique Senard.- L’expérience de Péchiney a été pour moi l’épreuve du feu. J’étais directeur financier d’une entreprise qui détenait la plus belle technologie mondiale dans le domaine de l’aluminium, et qui se retrouvait sous l’emprise d’une culture différente. J’ai vu des collaborateurs brisés entrer dans mon bureau. Cette période a été extrêmement difficile à vivre. Elle m’a aussi formé les tripes et confirmé que la dimension humaine de l’entreprise est absolument fondamentale. Je n’ai démissionné qu’après avoir pu considérer que j’avais fait mon devoir : m’occuper de tout le monde, et ne jamais trahir mes convictions.
Chez Michelin, l’enjeu c’était la modernisation ?
C’était en effet la transformation profonde et la modernisation de ce joyau qui n’était pas encore entrée dans le XXIème siècle. Il s’agissait, non pas de transformer ses valeurs, mais sa culture, pour en faire une entreprise où la responsabilisation était la règle. Cela a pris 10 ans. Car il faut du temps pour transformer en profondeur et dans le respect de chacun une entreprise qui, ne l’oublions pas, a longtemps pris en charge la vie de ses salariés, de la naissance jusqu’à la mort, et dont le règlement intérieur prévoyait au début du XXème siècle la prière en arrivant le matin à l’atelier ! Le défi a été d’insuffler une culture d’autonomie - qui n’est pas l’autogestion - et de mettre en place un système où le dirigeant est là pour fixer un cadre et aider au développement des personnes.
La noblesse consiste, non pas à commander de façon autoritaire et hiérarchique les collaborateurs, mais à les accompagner et à les faire grandir.
Cela a été difficile à accepter, notamment pour l’encadrement, qui a vécu cette transformation nécessaire comme un abandon de son autorité. Jusqu’au jour où les managers ont compris la noblesse qui consiste, non pas à commander de façon autoritaire et hiérarchique les collaborateurs, mais à les accompagner et à les faire grandir.
Et chez Renault, pour la première fois, vous avez à faire un actionnaire majoritaire : l’État ?
Chez Renault, mon expérience est encore récente. Il y a tout à construire. Le défi a d’abord été de ramener de la sérénité dans un groupe et une Alliance (Renault-Nissan Mitsubishi) secoués par une crise de gouvernance très médiatisée, tout en prenant des décisions indispensables de réduction des coûts, et en posant les bases d’une transformation profonde de la stratégie de l’entreprise. Et ce, dans un contexte de très forte exposition - car Renault, c’est le quotidien des Français. Les difficultés économiques et la crise sanitaire ont nécessité un travail sur tous les fronts, dans le cadre d’un dialogue avec toutes les parties prenantes de l’entreprise, et notamment avec les partenaires sociaux et l’État. Ce que je retiens de ces expériences, c’est un fil rouge et… une ligne rouge. Le fil rouge, c’est celui de la transformation, face à des crises qui sont devenues le quotidien des grandes entreprises, confrontées à tant de défis. La ligne rouge, c’est celle qu’il ne faut jamais franchir : celle qui fait de l’humain une variable d’ajustement. J’ai l’intime conviction que la performance peut être responsable, qu’elle peut rimer avec l’épanouissement humain et la défense du bien commun.
J’ai l’intime conviction que la performance peut être responsable, qu’elle peut rimer avec l’épanouissement humain et la défense du bien commun.
À 18 mois du début de la crise planétaire de la Covid-19, les marchés ont pourtant l’air rassurés par les perspectives économiques mondiales, comment le Groupe Renault sort-il de cette période inédite ?
Le Groupe sort de cette crise debout et la tête haute, mais il faut encore le consolider. Soyons clairs, la crise sanitaire a été une terrible épreuve. Elle est même arrivée au pire moment. Nous commencions tout juste à sortir la tête de l’eau. L’Alliance retrouvait de la sérénité, le plan d’économie était enclenché, les bases d’une refondation étaient posées, quand nous avons pris de plein fouet la déferlante de la crise sanitaire. Mais toute crise est un accélérateur et un révélateur. Celle-ci n’a pas échappé à la règle. La mobilisation de l’ensemble des parties prenantes, à commencer par les salariés, a été exceptionnelle. La crise a également donné lieu à des élans de solidarités de l’entreprise et des salariés à titre individuel, qui forcent le respect. L’arrivée de Luca de Meo comme Chief Executive Officer (CEO) de l’entreprise a apporté une formidable dynamique, et le plan stratégique « Renaulution » nous donne une feuille de route très claire. La Raison d’Être de l’entreprise, révélée lors de notre dernière Assemblée générale trace le futur désirable que nous voulons bâtir, en tant qu’acteur de la mobilité responsable. Je me souviens d’une rencontre avec des journalistes en juillet 2020. Je leur disais : nous allons rebondir. Un an plus tard, je suis très confiant !
Malgré le profond impact de la crise sur vos résultats, et sur le plan d’économies qu’il a induit, vous avez dévoilé votre ambition de faire de Renault un exemple européen en matière de RSE. Comment l’expliquez-vous ?
La démarche de Responsabilité sociétale d’entreprise (RSE) n’est pas à géométrie variable. On ne saurait imaginer une entreprise mettant en retrait ses ambitions RSE, sous prétexte d’une conjoncture économique difficile.
Car la RSE ne se distingue pas de la stratégie de l’entreprise, elle est en son coeur. Nous souhaitons en effet faire de Renault Group un exemple en matière de RSE, et Luca de Meo a présenté lors de notre dernière Assemblée générale le détail de notre stratégie, qui repose sur des engagements chiffrés et jalonnés dans le temps, avec la plupart des objectifs fixés à 2025 ou 2030. Notre démarche repose sur trois piliers : la réduction de notre empreinte carbone et un usage optimisé des ressources, au bénéfice de l’environnement et de notre performance économique ; la sécurité de nos clients sur les routes et des collaborateurs sur le lieu de travail ; enfin, l’inclusion.
La prise de conscience collective et mondiale de la préservation de notre planète remet-elle en cause l’industrie de l’automobile ? Et comment ?
Bien au contraire ! Et pour deux bonnes raisons. D’une part, n’oublions pas qu’une part très importante de la population mondiale n’a pas accès à des réseaux de transports collectifs et dépend uniquement de la voiture pour se déplacer. Et la voiture est encore très peu répandue sur bien des territoires. On compte par exemple moins de 200 voitures pour 1 000 habitants en Amérique du Sud, autour de 80 voitures pour 1 000 habitants en Asie, et moins de 50 en Afrique ! On est très loin des chiffres que l’on trouve en Europe (plus de 500 voitures pour 1 000 habitants) ou en Amérique du Nord (plus de 600).
La Raison d’Être de l’entreprise, révélée lors de notre dernière assemblée générale trace le futur désirable que nous voulons bâtir.
Or, comme nous l’exprimons dans notre Raison d’Être, la liberté de mouvement est une source d’épanouissement et de liberté. La voiture est donc un bien précieux pour l’humanité. On a tendance à l’oublier, dans notre vision occidentale, où la voiture est un bouc émissaire bien pratique, alors que les réseaux et infrastructures de transport sont très denses. La deuxième raison, c’est que l’industrie automobile a engagé depuis de longues années une impressionnante transformation.
Je connais peu de secteurs qui ont été capables d’améliorer leur performance écologique aussi rapidement que l’automobile - tout en intégrant d’autres normes, comme celles de sécurité. En 25 ans, le rejet moyen de CO2 par véhicule et par kilomètre a atteint plus de 30%. Et le secteur automobile s’est engagé dans une transition très rapide vers le véhicule électrique, l’hybride et l’hydrogène. Face aux enjeux écologiques, l’automobile ne fait pas seulement partie du problème. Elle démontre chaque jour qu’elle fait partie des solutions.
Vous avez renforcé votre position dans l’électrique. La crise a-t-elle permis d’accélérer la cadence dans ce domaine ? Quels sont vos nouveaux objectifs ?
Il y a huit ans déjà, le groupe lançait la première ZOE. Avec plus de 350 000 véhicules électriques en circulation, nous contribuons significativement à la réduction des émissions à l’usage, et nous sommes fiers d’être le leader européen du véhicule électrique. Le marché du véhicule électrique a littéralement explosé ces derniers mois. Ainsi, pour le seul premier trimestre 2021, les ventes mondiales de véhicules électriques ont atteint 750 000 unités, soit une hausse de plus de 140%. Et c’est une bonne nouvelle pour tous les constructeurs qui ont un avantage comparatif dans le domaine. Pour les années à venir, nous avons défini des objectifs très ambitieux : nous mettrons sur le marché 100% de nouveaux modèles de marque Renault en version électrique ou électrifiée dès 2025. Cette même année, avec le lancement de la nouvelle R5, notre batterie affichera une réduction de son empreinte carbone de -20% car elle sera assemblée en France, avec une énergie propre. Au global, Renault aura le mix le plus vert en Europe avec 65% de ses ventes électrifiées dès 2025, et 90% en 2030.
L’effort de votre entreprise en termes de décarbonation concerne-t-il surtout vos produits ?
Non. Au-delà de ces objectifs très ambitieux qui concernent nos véhicules, notre approche est beaucoup plus large. Nous avons mis en place une trajectoire de décarbonation en amont, en réduisant l’empreinte carbone de nos usines et de nos fournisseurs, et en aval, en industrialisant la rénovation, le démantèlement et le recyclage des véhicules et de leurs batteries, en fin de vie. Alors que notre usine de Tanger est déjà carbone-neutre, celle de Flins le deviendra à compter de 2025, et en 2030, toutes nos usines européennes seront carbone-neutre. Nous accélérons également dans les nouveaux services de mobilité, d’énergie et de données à travers notre nouvelle marque Mobilize.
Cette approche très globale a été récemment récompensée. Nous sommes heureux d’être le premier constructeur automobile à avoir obtenu la validation du Science Based Targets initiative (SBTi) pour sa trajectoire climat dès 2019.
Quels changements la crise pourrait-elle induire dans la compétition mondiale entre constructeurs automobiles ?
La crise sanitaire a révélé la fragilité et les dysfonctionnements de l’organisation industrielle mondiale. Certains dogmes bien ancrés dans le monde automobile pourraient être remis en question : les logistiques complexes et carbonées, le pilotage par le seul levier des coûts, le modèle low-cost…
Or, comme nous l’exprimons dans notre Raison d’Être, la liberté de mouvement est une source d’épanouissement et de liberté.
L’industrie automobile qui se dessine dans les décennies à venir pourrait rebattre les cartes sur des sujets comme la relocalisation d’activités stratégiques, le besoin de gagner en agilité, tout en accentuant certaines tendances déjà largement engagées : bien sûr la décarbonation, la customisation des produits et des services, le développement de l’usage plutôt que la propriété, la constitution d’écosystèmes agiles, le renforcement de tendances liées au digital, à l’instar du Cloud et des smart data, le support de l’intelligence artificielle à un nombre croissant de secteurs. Sans oublier – de manière transversale pour tous les secteurs – l’idée de responsabilité. Renault Group est un bon exemple de notre volonté d’abandonner certaines idées reçues de l’automobile : l’obsession des volumes et des économies d’échelle, à laquelle nous préférons la recherche de valeur ; la course au renouvellement accéléré des produits, que nous voulons compléter par une partie de ré-usage et de prolongement de la vie des véhicules ; le développement des services de mobilité pour accompagner l’essor de l’usage etc.
La crise a-t-elle changé le comportement des consommateurs : y-a-t-il une nouvelle promesse de l’utilisation de la voiture ?
La crise, qui a imposé la limitation, voire la fin des déplacements pendant les périodes de confinement, a provoqué une forte envie de renouer avec la liberté de se déplacer, un vrai désir de voyages et de rencontres, pas simplement en distanciel ! Avant la crise sanitaire, deux tendances lourdes étaient déjà largement engagées. D’une part, bien sûr, la tendance à opter pour des véhicules plus « verts », qui s’est traduite par une très forte accélération des ventes de véhicules électriques et hybrides. D’autre part, la poursuite du développement de l’usage automobile par rapport à la propriété. Cette tendance structurelle - qui est d’ailleurs motivée en partie par des préoccupations écologiques - touche davantage certains pays (l’Europe du nord, par exemple) et certaines catégories de population (notamment les plus jeunes), mais elle gagne régulièrement du terrain. C’est pour cette raison que Renault Group a créé la marque Mobilize, la marque spécialisée dans l’offre de services automobile (autopartage, location courte mobilité, covoiturage), qui permet par exemple à un client de louer un véhicule pour une durée d’une heure à une semaine ou plus, tout cela à partir d’un smartphone.
Que signifie « innover » pour un groupe automobile ?
Tous les constructeurs automobiles doivent bien sûr innover, au risque de disparaître. Cependant, pour certains, l’innovation n’est pas seulement une caractéristique parmi d’autres, mais bien une dimension « consubstantielle » ! C’est le cas de Renault Group, qui est né d’un exploit : la remontée en 1898 de la rue Lepic, grâce à l’innovation de la boite de vitesse à prise directe. Parce qu’elle est une partie de l’ADN du Groupe, nous avons inscrit l’innovation au fronton de notre Raison d’Être : « Nous faisons battre le coeur de l’innovation pour que la mobilité nous rapproche les uns des autres ». À travers cette phrase, nous exprimons le rôle central joué par l’innovation, la créativité, l’inventivité, ainsi que la dimension humaine et même émotionnelle de l’entreprise. Car chez nous, la technologie et l’innovation sont toujours au service de l’humain, et jamais le contraire. Par ailleurs, toute l’histoire du Groupe témoigne d’une approche très large de l’innovation. Elle est technique bien sûr (de la prise directe au véhicule électrique en passant par le turbo), conceptuelle (le monospace, le ludospace), sociale, ou bien encore liée au modèle d’affaire (Dacia), au modèle de transformation (la Refactory à Flins) ou à la gouvernance (l’Alliance).
Nous avons inscrit l’innovation au fronton de notre Raison d’Être : « Nous faisons battre le coeur de l’innovation pour que la mobilité nous rapproche les uns des autres ».
Pourquoi Renault ne veut plus être « une entreprise automobile qui intègre des technologies » mais « une entreprise tech qui fabrique des automobiles » ? Est-ce à cause de la concurrence des GAFAM ou de Tesla ?
Ce changement qui a été annoncé lors de la présentation du plan stratégique « Renaulution » par Luca de Meo prend acte d’une transformation en profondeur de la chaîne de valeur de la mobilité. Globalement, les revenus générés par la mobilité vont croître très fortement dans les années à venir. D’après différentes études, ils devraient passer à l’échelle mondiale de 7 000 milliards de dollars aujourd’hui (près de 10% du Produit Intérieur Brut mondial) à 11 000 milliards en 2035 - soit une croissance de 60% ! Mais dans le même temps, la répartition de ces revenus devrait très fortement évoluer : ainsi, les sources traditionnelles (liées à la vente de véhicules thermiques, à l’après-vente, à la distribution) diminueraient de 25%, tandis que les nouvelles sources (véhicules hybrides, électriques, autonomes, services de mobilité) seraient multipliées par… neuf. La batterie sera bientôt le composant le plus coûteux de la voiture, le logiciel, le nouveau moteur, la data, la nouvelle pépite, et le composant électronique, la nouvelle pièce stratégique.
C’est pour anticiper ce mouvement que nous avons décidé de devenir une entreprise de tech, de data, d’énergie et de services. C’est pour la même raison que nous avons créé la marque Mobilize, qui propose des solutions de mobilité et d’énergie flexibles, et qui vient s’ajouter aux autres marques automobiles du Groupe (Renault, Dacia, Alpine, Lada).
Et puisque l’heure est aux éco-systèmes collaboratifs, comment votre Groupe travaille-t-il avec les acteurs de la tech ?
Renault Group été à l’initiative de la création il y a quelques mois de la Software République, un écosystème d’open-innovation créé avec quatre leaders du monde de la technologie - Atos, Dassault Systèmes, STMicroelectronics et Thalès, qui a pour objectif - en mettant en avant l’expertise des cinq partenaires dans la mobilité, l’intelligence artificielle, les big data ou la cybersécurité -, de créer des systèmes de mobilité intelligentes et des écosystèmes d’énergie permettant de simplifier l’accès à la charge électrique. Et nous avons annoncé il y a quelques jours la signature d’un partenariat spécifique avec l’un des membres de la Software République - STMicrolectronics. L’entreprise franco-italienne dirigée par Jean-Marc Chéry est l’un des leaders mondiaux des semi-conducteurs. Elle va développer des produits et des solutions sur mesure pour améliorer l’efficacité et la performance énergétique des véhicules électriques et hybrides de Renault Group, et accélérer leur décarbonation. Cette coopération stratégique est une bonne illustration de la transformation menée au pas de course par notre entreprise.
Quelle sera la voiture de demain ? Remplie d’innovations technologiques ou avec un design particulier et différenciant ?
Globalement, la voiture de demain sera connectée, électrique, et de plus en plus autonome. Mais cette évolution ne sera pas homogène dans tous les pays et toutes les régions du monde. Quand viendra le moment d’une autonomie totale, la voiture qui n’aura plus besoin de conducteur sera vraiment le prolongement de la maison et du bureau et sera dotée de toutes les fonctionnalités et technologies permettant de se détendre, se reposer ou travailler.
La voiture de demain ne sera pas forcément pensée de la même manière, selon qu’elle est plutôt destiné à l’usage ou à la propriété.
La voiture évoluera également en fonction de son utilisation. Pour la part de la population - encore très minoritaire mais en croissance régulière - préférant l’usage à la propriété, la voiture de demain sera surtout considérée comme une composante de la solution de mobilité proposée, qui sera choisie en fonction de son coût, sa praticité, son ergonomie, sa sécurité - notamment en termes informatique - ou sa fiabilité. Mais pour une grande partie de la population, l’objet automobile continuera à susciter l’intérêt, et même le désir ou la passion (en témoigne le nombre très important dans tous les pays de clubs de passionnés d’automobiles, qui n’est pas près de se tarir !).
Pour cette population, la voiture devra continuer à séduire, à se différencier, à avoir une esthétique et des fonctionnalités faisant rimer plaisir et émotion, tout en utilisant des matériaux durables et recyclables. Ainsi, la voiture de demain ne sera pas forcément pensée de la même manière, selon qu’elle est plutôt destiné à l’usage ou à la propriété. Et cette complexité du marché rend d’autant plus passionnante et subtile la mission d’imaginer le futur de l’automobile. Pour cela, nous avons besoin des meilleurs ingénieurs, des meilleurs marketeurs, et des meilleurs créatifs.
La crise a-t-elle interrompu les tendances à l’oeuvre qui poussaient les entreprises à se redéfinir depuis la loi Pacte largement inspirée de votre rapport corédigé avec Nicole Notat, en mars 2018 ?
Au contraire ! La crise, qui montré le désarroi et une forme d’impuissance du monde face au défi sanitaire, a globalement renforcé le besoin de sens, qui pousse les acteurs à se (re)définir. Elle a également mis au premier plan les entreprises, qui pour beaucoup ont montré leur capacité d’action et de responsabilité. Je suis très fier, par exemple, de la mobilisation de Renault Group, qui s’est distingué à travers différentes initiatives tout au long de la crise : par exemple, la création d’une ligne de fabrication de masques à Flins pour garantir la santé et la sécurité des collaborateurs, la fabrication de respirateurs, le prêt de véhicules aux personnels médicaux, la vigilance renforcée pour le paiement en temps et en heure des fournisseurs etc. Et l’on a également noté la mobilisation spontanée des salariés, dans leur soutien par exemple à de nombreuses associations.
Ce rôle positif joué par la plupart des entreprises a renforcé leur crédibilité et les attentes à leur égard. La réflexion de fond sur la raison d’être des entreprises, qui était déjà largement engagée, a été confortée et accentuée par cette période inédite.
La crise, qui montré le désarroi et une forme d’impuissance du monde face au défi sanitaire, a globalement renforcé le besoin de sens, qui pousse les acteurs à se (re)définir.
Iriez-vous jusqu’à dire que les entreprises ont un rôle politique ?
Absolument. Dans un contexte où les cartes sont rebattues, l’entreprise semble avoir une nouvelle place à prendre. Les institutions traditionnelles qui structuraient la société (État, mais aussi famille, Église, école, armée, partis politiques) se sont considérablement affaiblies. Les États n’ont plus les moyens de leurs ambitions. Notre État-providence est en souffrance, et il a parfois besoin de l’aide… providentielle des entreprises ! De leur côté, les grandes entreprises ont au contraire acquis une puissance formidable issue de la globalisation. Les entreprises sont en pointe sur la plupart des grands défis collectifs et proprement « politiques » qu’affrontent les sociétés d’aujourd’hui : la lutte contre le dérèglement climatique, les défis de la santé, la création d’emplois, la formation, la promotion de la diversité etc. Dans un contexte de défiance généralisée, l’opinion publique a de plus en plus d’attentes vis-à-vis du monde économique et de l’entreprise. Cette dernière a donc un rôle crucial à jouer, proprement « politique », mais à la condition d’être exemplaire sur les terrains de la responsabilité, de l’éthique et de la solidarité, avec un souci de l’ensemble des parties prenantes.
Que signifie pour vous la réindustrialisation du pays prônée par de nombreux responsables politiques ?
La réindustrialisation est une ardente obligation ! Et je me réjouis de constater qu’elle fait aujourd’hui quasiment l’unanimité chez les responsables politiques, au moins dans les discours, alors que le thème était moins consensuel il y a quelques années. À une époque, on avait cru que certains pays pouvaient ne s’appuyer que sur une économie de services, reposant sur une improbable division internationale du travail. Souvenons-nous de ce concept qui avait à une époque séduit certaines élites économiques et surtout financières : l’idée d’un monde d’entreprises sans usine ! L’illusion a fait long feu, et la crise sanitaire a montré la terrible fragilité d’un système qui dépend de quelques fournisseurs concentrés essentiellement en Asie pour la fabrication de respirateurs ou de vaccins.
La désindustrialisation n’est pas inéluctable, et la réindustrialisation est entre nos mains. Juste un exemple pour l’illustrer au sein de Renault Group : l’usine de Flins. Vous n’imaginez pas le nombre d’interlocuteurs – journalistes, responsables politiques, mais également en interne – qui m’ont dit : « à cause des surcapacités de vos usines, vous ne pouvez pas garder Flins. C’est impossible. Flins devra fermer ».
Il y a un très grand danger à être envahi par les normes américaines. Le débat paraît technique, mais il est en fait éminemment politiqueet géopolitique. Pour des raisons de masse critique, l’échelle européenne est la plus pertinente.
Mais impossible n’est pas Renault ! Aujourd’hui, non seulement, nous n’allons pas fermer Flins, mais Flins va devenir le pionnier et le leader des sites européens d’économie circulaire dédié à la mobilité. Et dans le Nord de la France, nous venons tout juste d’annoncer la création de Renault ElectriCity, notre pôle industriel de production de véhicules électriques qui regroupe nos usines de Douai, Maubeuge, Ruitz, avec l’ambition de fabriquer 400 000 voitures par an à horizon 2025. Ces exemples peuvent sans doute être dupliqués par beaucoup d’entreprises dans bien des secteurs. Mais pour créer les conditions favorables de la réindustrialisation, nous devons anticiper, avoir un coup d’avance, être obsédés chaque jour par l’enjeu de l’adaptation permanente des compétences, et savoir agir de manière humaine et responsable, en s’assurant que tous les décideurs (économiques, politiques, scientifiques, universitaires, etc.) unissent leurs forces et leurs idées pour réussir la belle aventure de la réindustrialisation.
Face aux pays-continents, l’Europe est-elle la bonne échelle ? Ce capitalisme responsable européen que vous appelez de vos voeux peut-il tenir la dragée haute au capitalisme financier anglo-saxon et au capitalisme d’État chinois ?
La seule manière de faire contrepoids au capitalisme anglo-saxon d’un côté, et au capitalisme d’État chinois est de développer le capitalisme responsable à l’échelle européenne. Il y a un très grand danger à être envahi par les normes américaines. Le débat paraît technique, mais il est en fait éminemment politique et géopolitique. Pour des raisons de masse critique, l’échelle européenne est la plus pertinente pour mobiliser l’épargne des entreprises et des ménages pour le financement des entreprises, ou pour créer un fonds souverain de retraite, en complément des solutions nationales. Pour éviter des distorsions de concurrence, c’est également au niveau européen qu’il convient d’instaurer une flat tax sur les actifs financiers et d’harmoniser le droit des faillites.
C’est le même souci qui doit nous pousser à identifier au niveau européen les critères Environnementaux, Sociaux et de bonne Gouvernance (ESG) qui constituent le socle commun de nos valeurs et conditionner les aides nationales ou européennes au respect de ces exigences. Il reste en outre un travail important à réaliser en matière d’adaptation des règles prudentielles de type Solvabilité 2 ou Bâle III, de redéfinition du cadre comptable européen et des règles de communication extra-financière. Enfin, nous avons vraiment besoin d’instaurer à l’échelle européenne un code de bonne conduite des agences de notation extra-financière ou des agences en conseil de vote.
Le statut de société européenne est-il une bonne formule ?
Même si le statut ne fait pas la vertu, l’harmonisation des entreprises européennes autour d’une Raison d’Être, voire d’un statut d’entreprise à mission, donnerait de la force et créerait un effet d’entraînement au bénéfice de l’économie du continent. À partir d’une réflexion sur les valeurs partagée, et pas seulement sur les risques, comme nous y incite le capitalisme anglo-saxon, l’Europe pourrait ainsi devenir le champion d’un capitalisme responsable, capable de faire rimer développement économique, développement social, développement des territoires, et développement durable.
Les « patrons » doivent-ils davantage publiquement monter au créneau et s’exprimer de façon pédagogique ou en lanceur d’alerte pour éclairer l’opinion et les décideurs sur l’après-Covid-19 ?
Parce que l’entreprise n’a jamais été aussi attendue pour apporter des réponses positives et réalistes aux défis de notre monde, le dirigeant d’entreprise a une voix indispensable à faire entendre. Par les remontées d’information dont il dispose, via les salariés, les partenaires sociaux, les clients, les fournisseurs, il est en contact permanent et privilégié avec les attentes de la société.
Nous avons vraiment besoin d’instaurer à l’échelle européenne un code de bonne conduite des agences de notation extra-financière ou des agences en conseil de vote.
En outre, les entreprises ont mis en place des comités des parties prenantes - et chez Renault Group, nous sommes en train de mettre en place un Comité de la Raison d’Être. Ces instances permettent aux dirigeants d’entendre des points de vue issus de tous les horizons, ce qui rend encore plus large la vision du dirigeant d’entreprise.
Alors oui, avec les autres femmes et hommes engagés et responsables - dans les champs politique, éthique, scientifique, social, culturels, académique, artistique - le dirigeant d’entreprise doit faire entendre sa voix, pour affronter les défis passionnants de notre monde en profonde transformation.
Propos recueillis par Aude de Castet et Philippe Reiller
Biographie de Jean-Dominique Senard
Diplômé d’HEC et titulaire d’une maîtrise de droit, Jean-Dominique Senard a commencé comme responsable des financements à la Compagnie française des pétroles (Total) en 1979.
Il est ensuite passé par Saint-Gobain, Pechiney (puis Alcan) avant de prendre la présidence de Michelin en 2012.
Il axe sa stratégie autour de plusieurs piliers : développement durable et dialogue social pour accompagner le process de mutation industrielle qui caractérise son mandat globalisation de l’économie, et valorisation de l’apprentissage pour attirer les jeunes vers des emplois en apparence moins attractifs.
Le 9 mars 2018, il remet, avec l’ancienne secrétaire générale de la CFDT Nicole Notat, un rapport sur le rôle de l’entreprise dans la société française au ministre de l’Économie Bruno Le Maire.
Le 24 janvier 2019, à la suite de la démission de Carlos Ghosn de la présidence de Renault, Jean-Dominique Senard devient président du constructeur français d’automobiles Renault.