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François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, était le grand témoin de la conférence Sociétal de rentrée à l’Institut de France organisée en partenariat avec l’Académie des Sciences morales et politiques sur le thème : « Retrouver confiance en l’économie, ré-enchanter la jeunesse ».

Dans son intervention, le gouverneur de la Banque de France a mis en lumière les défis de l’équité intergénérationnelle pour répondre aux exigences croissantes de la jeunesse, en quête de justice sociale, d’éthique et de préoccupation pour la préservation de notre planète. Pour repenser un modèle de croissance plus durable et innovant, François Villeroy de Galhau identifie trois transformations « schumpétériennes » à conduire dans le domaine du numérique, de l’écologie et du travail. Sociétal propose à ses lecteurs le discours introductif du Grand témoin de cette conférence qui a été suivie d’un débat organisé par les journalistes de l’association des journalistes économiques et financiers (AJEF), partenaire de cet événement exceptionnel.

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux d’être avec vous aujourd’hui, dans ce lieu prestigieux, où j’avais eu l’honneur de m’exprimer au cours d’une séance, il y a quatre ans. À l’époque, nous avions parlé stabilité financière et règlementation. Avec la crise Covid – où les banques et assurances françaises ont fait preuve de leur résilience –, nous sommes aujourd’hui plus que convaincus qu’un système financier solide est une dimension essentielle de la confiance et de la stabilité économiques. Au cours des six dernières années, comme banquier central, la confiance a toujours été un moteur de mon action. C’est donc tout naturellement que j’ai voulu intituler mon dernier livre Retrouver confiance en l’économie, livre sur lequel vous m’avez invité à m’exprimer aujourd’hui.

Parmi les six piliers de la confiance dans l’ordre économique et financier que j’ai identifiés, il en est un qui, je crois, est particulièrement cher à l’Institut de l’Entreprise : « réinventer notre modèle ». Tout nous y pousse, à commencer par la jeune génération – représentée ce soir dans le public –, avide de changement et désireuse de trouver sa place dans une société de plus en plus âgée. La question se pose aujourd’hui de manière renouvelée, la crise Covid ayant occasionné un mouvement massif et subi de solidarité des jeunes vers les plus âgés. Face aux défis de l’équité intergénérationnelle, comment réinventer notre modèle ? Il faut pour cela s’inspirer du visionnaire Michel Serres, académicien regretté, qui décrivait dans Petite Poucette le fossé générationnel qu’a engendré internet. « Un nouvel humain est né […]. Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. » Il faut donc apprendre à penser avec ce « nouvel humain ». Ce soir, je vais dans un premier temps éclairer les défis de l’équité intergénérationnelle auxquels nous faisons face aujourd’hui. Puis, j’en viendrai aux pistes par lesquelles nous pouvons repenser notre modèle, avec les jeunes, pour répondre au mieux à leurs aspirations.

I. les défis de l’équité intergénérationnelle

Ceux qui ont vécu mai 1968 nous diront que chaque nouvelle génération apporte son lot de contestations et d’aspirations nouvelles… tout comme la jeune génération actuelle. Oui, mais je crois qu’aujourd’hui cela va plus loin. Nous sommes dans une situation inédite qui mérite un éclairage particulier. En raison du vieillissement démographique, le poids des dépenses de retraites dans l’économie ne cesse de croître, pour atteindre 14,7 % du PIB en 2020[i] en France, phénomène qui s’accélère ces dernières années, avec l’arrivée en retraite des générations de « baby-boomers ». J’y vois une conséquence indirecte à moyenne terme : le risque d’une perte de croissance potentielle et de confiance dans l’avenir, liée à un manque de dynamisme collectif.

Dans ce contexte, la jeune génération porte un regard critique sur la société dans laquelle elle a grandi. Sur le plan des valeurs, elle exprime des exigences renforcées face à un modèle économique et une mondialisation jugés comme socialement trop faibles. Mais surtout, elle porte un intérêt central pour l’environnement. Cette question est aujourd’hui un des plus grands ciments de la jeunesse[ii], en France et ailleurs : les initiatives internationales « Fridays for Future » et « Youth for Climate » l’ont bien montré. Cet intérêt pour l’environnement se double d’un désintérêt pour la politique, qualifié parfois de « désenchantement démocratique ». La contestation se traduit par un taux d’abstention particulièrement élevé. Comme le rappelle Michel Serres, la nouvelle génération « ne communique plus de la même façon » et « ne perçoit plus le même monde », c’est-à-dire que son rapport aux médias est différent, elle privilégie les réseaux sociaux et les « influenceurs ». Au-delà du support technique, c’est toute une philosophie du rapport à l’information qui est différente. À la Banque de France, nous prenons très au sérieux ces évolutions, et nous nous adaptons en conséquence. En interne, le comité perspective jeunes participe à nos décisions stratégiques engageant l’avenir. En externe, nous déployons notre mission d’éducation économique et financière, ciblée notamment sur les collégiens et lycéens, en partenariat avec l’Éducation nationale. Et j’ai moi-même été récemment interviewé par l’influenceur Cyrus North.

Si je me replace désormais du point de vue de ma génération, je crois qu’il faut regarder en face trois grands manquements à l’équité intergénérationnelle. D’abord, ce que j’appelle la « dette sanitaire », c’est-à-dire la perte d’expérience, d’éducation, de temps libre et de bien être chez les jeunes, liée aux restrictions sanitaires des années 2020 et 2021, et pouvant engendrer à moyen terme une perte durable de capital humain, de créativité ou d’envie d’entreprendre. Cette dette est moins visible que d’autres dégâts, mais elle n’est pas moins grave. Ensuite, la dette financière, c’est-à-dire l’accumulation de dette publique, dont le poids en proportion du PIB a quasiment doublé en vingt ans. Le « sac à dos » dont on charge les jeunes générations est de plus en plus lourd, et ce phénomène a été amplifié par la crise Covid, même si c’est pour le moment une charge « hors bilan » pour les jeunes, tant que les taux d’intérêts restent bas. Enfin, nous leur léguons une dette climatique et écologique liée à l’épuisement des ressources naturelles et au réchauffement climatique résultant des modes de vies contemporains, dont les conséquences seront subies par les prochaines générations.

Forts de ces constats, il n’est plus possible de continuer à penser que ce sont les jeunes qui doivent s’adapter au modèle actuel. Pour penser l’avenir, nous devons d’abord penser avec la jeunesse. Nous devons, nous, ma génération, nous adapter et apprendre d’eux. D’autant plus que nous y avons à gagner collectivement. Les jeunes sont plus « schumpéteriens » dans leurs modes de vies, que nous pourrions aussi qualifier de « liquides », pour reprendre l’expression du philosophe Zygmunt Bauman[iii]. Ils ont par exemple une conception du travail différente qui implique davantage de réorientations professionnelles : ils se projettent moins longtemps que leurs aînés dans une entreprise ou une activité données. Nous devons faire cet effort psychologique pour « rester jeunes dans nos têtes » et s’assurer de leur offrir les bonnes opportunités pour l’avenir.    

II. Repenser notre modèle avec la jeunesse

Ce regard neuf nous invite à repenser un modèle de croissance plus durable et innovant. Pour cela, nous devons réaliser trois transformations « schumpetériennes ». Premièrement, la transformation numérique pour laquelle les jeunes sont à l’avant-garde. En Europe, notre déficit d’innovation et d’agilité est un frein à la croissance : en 2019, parmi les 100 entreprises les plus innovantes au monde, 38 étaient situées aux États Unis, 21 en Chine et seulement 15 en Europe. Et parmi les grandes entreprises du numérique susceptibles de rivaliser avec des États souverains – les GAFAM et autres Big techs –, aucune n’est européenne. L’Europe est clairement en perte de vitesse alors que la crise Covid a amplifié le rôle des technologies numériques. Pour combler le fossé de l’innovation et aider nos start-ups à se développer, nous devons mieux mobiliser nos ressources financières grâce à une véritable « Union de financement pour l’investissement et l’innovation ». Les entreprises européennes dépendent encore trop de la dette, et le financement par fonds propres est sous-développé. Un entrepreneur bien financé est un entrepreneur désinhibé : appuyé sur des fonds propres, il est prêt à prendre davantage de risques, en R&D, en innovation, en mise sur le marché d’un produit.

Deuxièmement, nous devons mener la transformation écologique. Dans la lutte pour le climat, tout ne dépend pas de la finance : des politiques publiques adaptées – dont une taxe carbone – et des stratégies d’entreprise innovantes sont irremplaçables. Mais la finance verte doit nécessairement contribuer : la gestion financière des risques climatiques est passée du nice to have au must have, de l’émotion à la raison. J’ai même rarement vu un changement aussi rapide et massif des esprits, et de l’action, que sur ce sujet dans les six dernières années. Ce n’est pas, ou pas seulement, une cause militante ; c’est un impératif économique.

Troisièmement, nous devons mener la transformation du travail, et notamment la formation des jeunes : c’est la « bataille des compétences ». À court terme, nous devons résoudre un paradoxe socialement inacceptable : plus de 260 000 emplois sont vacants en France[iv], alors même que le chômage reste trop élevé en France, et particulièrement chez les jeunes, en raison d’une inadéquation entre la formation et les besoins des entreprises. L’investissement dans la formation professionnelle et le développement de l’apprentissage sont ici clés, d’autant plus que les emplois de demain seront encore plus fluctuants qu’aujourd’hui. La plus grande réforme de ces dernières années en France, c’est sans doute celle dont on parle le moins : la loi Avenir Pro de 2018. Il faut désormais l’appliquer pleinement.

À moyen terme, les investissements dans l’éducation doivent avoir pour objectifs prioritaires d’élever le capital humain, dès l’école primaire, et de réduire les inégalités des chances. Les études PISA de l’OCDE ont montré l’insuffisance de la formation initiale des jeunes en France. Par ailleurs, notre système éducatif est inégalitaire, ce qui est un frein à la mobilité sociale, elle-même génératrice de croissance et d’idées nouvelles.

Enfin, parallèlement à ces actions de formation, il nous faut aussi tenir compte de la transformation du management et de la vision du travail chez les jeunes qui aspirent à un fonctionnement moins vertical leur laissant plus d’autonomie. La « qualité du management » est susceptible d’affecter la mise en œuvre de l’innovation au sein des entreprises. Des économistes ont montré que la qualité des pratiques managériales explique les écarts de productivité entre pays[v].

Enfin, nous pouvons et devons répondre à trois attentes de justice sociale, d’éthique et de sauvegarde de l’environnement. Sur la justice sociale, le modèle social européen peut apporter des réponses concrètes. Mais on ne peut se contenter d’une réparation ex post des inégalités. C’est ex ante qu’il faut augmenter l’égalités des chances pour tous. Nous l’avons vu précédemment, l’éducation doit être une priorité et un fondement de notre modèle. Les autres attentes – environnement et éthique – se déclinent d’une part dans les entreprises, et d’autre part dans nos relations internationales.

Pour les entreprises, de nombreuses affaires ont montré que les exigences des citoyens et des clients sont devenues considérablement plus grandes en matière de réputation ou d’environnement, qu’il y a vingt ans, et c’est une force de progrès de notre société. Il y a un coût croissant de la non-éthique, particulièrement dans le domaine financier. Ce sont d’abord les amendes, et le risque de réputation. Il y a également une raison plus positive : la prise en compte des parties prenantes, au-delà des seuls actionnaires, renforce l’entreprise. Il ne s’agit pas de croire n’importe quelle communication d’entreprise ni, à l’inverse, de céder à n’importe quel diktat médiatique des ONG. Je crois profondément à une responsabilité sociale et environnementale (RSE) authentique. Le critère, c’est que cette RSE « morde », qu’elle amène à changer des choses, et que ses effets soient mesurables. La mesure des performances extra financières tend à se développer et c’est heureux. Des agences de notation spécialisées sont nées, dont Vigeo créée par Nicole Notat. Mais l’Europe, leader incontestable de l’investissement responsable, est en risque dans la bataille des ratings et des agences face à la puissance américaine : Vigeo a dû se vendre à Moody’s, et tous les grands acteurs transatlantiques pénètrent ce marché « responsable » en forte croissance. Il serait très dommage que l’Europe, ayant gagné la première manche sur les valeurs, perde la seconde manche sur leur mesure.

Dans nos relations internationales, l’Europe – forte de ses valeurs sociales et environnementales incarnées dans son modèle social commun – peut et doit œuvrer à une refondation du multilatéralisme et de la coopération internationale. La conjoncture y est actuellement favorable. Pascal Canfin évoquait récemment un « nouvel âge progressiste de la mondialisation[vi]». Deux avancées méritent un soutien particulier. Premièrement, la justice fiscale internationale, à commencer par la lutte contre l’évasion fiscale des grandes entreprises, et un impôt minimum mondial sur les sociétés, qui a fait l’objet d’un accord de principe par le G7 et le G20 cet été. Deuxièmement, nous pouvons instaurer un libre échange intégrant des dimensions éthiques et écologiques, comme par exemple une taxe carbone aux frontières. La proposition de la Commission européenne qui vise à renforcer le système européen du trading d’émissions par un ajustement aux frontières mérite ainsi tout notre soutien.

Pour conclure, je citerai ce qu’Albert Camus disait en 1957 lors de son discours de réception du prix Nobel : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Ma génération, née peu après, n’a pas plus refait le monde ; elle a un peu fait l’Europe. Et sa tâche est maintenant de passer le témoin à des générations suivantes plus exigeantes. Sans autoflagellation, et sans aveuglement : les défis du nouveau modèle sont immenses. Mais avec une conviction : nous, Européens, si nous croyons assez en nous-mêmes, sommes parmi les mieux placés pour les relever. Je vous remercie de votre attention.

 

[ii] 72 % des 18-30 ans se déclarent engagés dans la lutte contre le changement climatique, d’après une étude de l’Ifop publiée dans La Fracture, Frédéric Dabi, Les Arènes, paru le 16 septembre 2021.

[iii] La vie liquide, Zygmunt Bauman, 2013

[iv] Sources : Dares

[v] Bloom (N.), Sadun (R.), Van Reenen (J.), Can European firms close their ‘management gap’ with the US?, 2007, https://voxeu.org/article/can-european-firms-close-their-management-gap-us


François Villeroy de Galhau est Gouverneur de la Banque de France depuis novembre 2015 et a été renouvelé pour un second mandat en novembre 2021. Il est membre du Conseil des Gouverneurs de la Banque Centrale Européenne (BCE) et Président de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR). Ancien élève de l’ENA, inspecteur des finances, il a travaillé près de vingt ans à Bercy (1988-2003) puis douze ans dans le groupe BNP Paribas. Il est l’auteur notamment de L’Espérance d’un Européen (Éditions O. Jacob, 2014), et de Retrouver confiance en l’économie (Éditions O. Jacob, 2021)