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Confiance & dette globale

François Bayrou : Face à la dette, la reconquête nationale de la capacité productive

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#Confiance & dette globale Débats

Le Haut-commissaire au plan préconise une stratégie nationale de reconquête des secteurs productifs, agriculture, industrie et services, soutenue par une capacité d’investissement, public et privé, d’ampleur. François Bayrou estime que, contrairement à la crise financière de 2008, la crise actuelle révèle une mutation systémique de notre économie qui redonne à la France toute sa chance pour un vrai choc de croissance, accompagné par l’appropriation du triptyque « dette-production-instruction ».

SOCIÉTAL.- Le Haut-Commissariat au Plan s’est saisi, à votre initiative, du sujet de la dette. Pouvez-vous nous expliquer votre intérêt pour cette question ? 

François Bayrou.- La dette de la France est, pour moi, un sujet de préoccupation depuis au moins une quinzaine d’années. En tant qu’élu local, maire de Pau et président d’une communauté d’agglomération et comme animateur du débat politique national, je m’intéresse de près et depuis très longtemps à cette question.

Comment juger une dette ? D’abord il faut prendre en compte la comparaison entre le taux d’intérêt auquel on emprunte et la croissance attendue. Chaque fois que le taux d’intérêt de la dette est supérieur au taux de croissance attendu, au taux de croissance généré par l’investissement, nous sommes placés devant un souci.

Le deuxième élément renvoie à la question : à quoi utilise-t-on l’argent que l’on emprunte ? On peut le faire pour des dépenses de fonctionnement et cela peut se justifier dans un nombre limité de cas, mais sur le long terme, la bonne doctrine, la bonne vision cela devrait être que la dette sert à l’investissement et spécialement dans la période que nous connaissons. Dans la période que nous vivons, si le sujet est la reconquête de la production, alors la dette doit servir à l’investissement ! Et c’est le choix que le gouvernement a fait pour la relance et pour France 2030. 

Voilà les deux éléments d’appréciation à considérer : à quel prix emprunte-t-on, est-ce que ce prix est compatible avec la croissance attendue et, deuxièmement, à quoi sert cet argent, à de l’investissement ou à des dépenses au jour le jour, comme on le fait depuis trente ans ? J’ai mené ce combat depuis le début des années 2000, dans une relative solitude, mais je suis habitué à ce genre de situation car lorsqu’il s’agit de combats essentiels, au début on est tout seul ou presque, puis on voit se profiler une prise de conscience de l’opinion. 

Le sujet de la dette apparait pourtant comme une des dernières préoccupations de nos concitoyens dans les études d’opinion sur les thématiques de l’élection présidentielle…

J’ai souvent dit que l’éducation civique devrait commencer par le calcul mental. Car nous sommes ici devant des ordres de grandeur qui échappent absolument à l’entendement moyen. On parle de milliards, mais qui se souvient que le milliard, c’est 1 000 millions d’euros. À l’école, le sens des ordres de grandeur est quelque chose de fondamental et devrait relever d’une discipline civique. Mais nous sommes encore loin du compte… 

Quelles propositions avez-vous formulées dans cette note du Haut-Commissariat au Plan ?

Je pars de deux constats. Le premier est que le « quoi qu’il en coûte » était justifié. L’effondrement auquel nous avons échappé et la sauvegarde des capacités productives du pays, des entreprises et des familles, devaient s’imposer en passant au-dessus de tout. Et la détermination des pouvoirs publics, du Gouvernement et du chef de l’État, pour sauver quoi qu’il en coûte le pays devant une maladie qui menaçait de l’étouffer, était absolument justifiée. Dans cette note du mois de février, nous avons comparé la dette du « quoi qu’il en coûte à une dette de guerre. Quand vous avez des forces agressives qui viennent vous envahir, vous ne vous posez plus la question de savoir quel va être le déséquilibre des finances publiques, vous achetez des sous-marins, des blindés, vous constituez des unités d’intervention. Là, c’est pareil, il fallait agir dans l’urgence contre une menace immédiate.

Le second constat est celui de l’effondrement de la capacité productive du pays, une cause pour laquelle je me bats depuis aussi des années. La France connaît quelque soixante à soixante-dix milliards de déficit de son commerce extérieur quand l’Allemagne ressort avec 250 milliards d’excédent. Sur ce critère nous étions en 2000 devant l’Allemagne, et le décrochage s’est matérialisé en vingt ans. J’en avais même fait un thème de campagne électorale, avec le slogan « produire et instruire ». Ce déséquilibre nous menace. C’est la raison pour laquelle j’ai défendu l’idée d’un plan Marshall de reconquête de la capacité productive, industrielle et agricole, du pays et même dans les services, et ce plan ne peut être soutenu que par une capacité d’investissement, public et privé, d’ampleur. Le plan France 2030 constitue à cet égard une première étape.

Je pense que l’ordre de grandeur de ce plan sur dix ans devrait être de 250 milliards d’euros, ce qui est parfaitement cohérent avec les Américains qui ont fait un plan de 1200 milliards, nous sommes dans un rapport de 1 à 6 par rapport à la population de nos deux pays. Il faut décider une stratégie nationale de reconquête des secteurs productifs, soutenue par une capacité d’investissement qui ne consiste pas en des subventions, mais qui corresponde à des avances et à des financements qui ne sont pas à fonds perdus. Tout ce qui appartient à l’investissement doit à terme nous rapporter. Ce qui renvoie à bien faire le distinguo entre bonne dette et mauvaise dette.

Le plan France 2030 est une première étape qui devra être complétée par une réflexion sur la manière de diriger vers l’investissement les capacités d’épargne formidables des Français. Pour l’instant, on n’a pas vraiment su faire pour engager le pays dans cette direction. Cela doit intervenir dans les dix ans qui viennent à partir du moment où nous aurons compris que nous avons sur ces sujets besoin d’une stratégie nationale. Et tout est devenu possible aujourd’hui parce que grâce à l’euro et à la Banque centrale les emprunts que nous contractons sont à taux zéro et que le delta entre la croissance attendue et le taux auquel vous empruntez est puissamment attractif. Les taux pourraient bien sûr augmenter dans les années à venir mais il faut bien comprendre que, comme on emprunte à taux fixe, cela constitue une garantie, cela nous protège pour l’avenir.  

Certains économistes, classés à gauche, continuent de plaider pour un effacement de la dette. Qu’en pensez-vous ?

C’est une absurdité totale. Les choses sont en fait très simples : si vous annoncez que vous ne ferez pas face à vos obligations, personne ne vous prêtera plus jamais. Or, la France est malheureusement un pays en déficit primaire et nous sommes dans une situation où nous avons besoin pendant un certain temps d’être en relation de confiance avec tous ceux qui peuvent nous prêter. Et on prête toujours sur sa réputation, sur son crédit. Donc ceux qui préconisent l’annulation de la dette sont des esprits qui cèdent à la plus dangereuse des facilités. 
 
Comment dans la stratégie de désendettement trianguler entre la soutenabilité des réformes admise par la population et la nécessaire confiance dans l’économie française que doivent avoir nos partenaires européens ?

Depuis quelque deux ou trois ans, l’économie française inspire de nouveau confiance aux investisseurs. Nous sommes devenus le pays le plus attractif de l’Union européenne pour les investisseurs comme l’indique le baromètre EY de l’attractivité en France en 2020.
Comment faire pour sortir du poids de la dette en fabriquant de la croissance ? J’ai donné des pistes dans la note du Plan. Les Allemands ont multiplié par plus de deux leurs dépenses publiques et pendant ce temps ils ont réduit leur dette, en tout cas jusqu’à l’arrivée de l’épidémie de la Covid. Quand la croissance va plus vite que l’accroissement de la dette, la part de la dette baisse même si vous continuez à emprunter. Tout est dans la croissance, pas seulement pour l’équilibre des finances publiques, mais parce que nous sommes un pays entièrement construit autour d’un immense contrat social (système éducatif et de santé gratuit, prise en charge du chômage, retraites garanties, etc.), qui est uniquement dépendant du nombre de cotisants et de la capacité productive de notre pays. Si on ne se redresse pas, si on n’entre pas dans la voie de la reconquête industrielle, agricole et des services, le modèle social ne pourra pas tenir. 
On a l’immense chance de se trouver à un moment où on peut sauter dans le train de la reconquête. C’est parce que les taux d’intérêt sont tels qu’ils sont aujourd’hui, c’est parce que le potentiel de croissance est tel qu’il est aujourd’hui, que l’on peut désormais se lancer ! Encore faut-il que ces investissements correspondent à une prise de conscience et à la constitution d’une volonté nationale qu’il faut reconquérir. Il faut redevenir le pays productif que nous étions, en tenant compte et en nous servant des impératifs écologiques et de la technologie qui évolue avec le numérique, la data et la robotisation. 

Est-ce-que vous êtes d’accord avec les grandes priorités sectorielles que se sont fixé les pouvoirs publics ?  A-t-on privilégié les bons secteurs ?

Je pense que l’on peut engager une reconquête pied à pied de tous les secteurs où nous sommes largués. On en compte plusieurs centaines. Il est normal qu’il existe des secteurs où nous sommes en déficit de commerce extérieur comme les hydrocarbures…Mais il y a des tas de secteurs où nous devrions être en situation prééminente. Un pays comme la France qui construit des avions, des fusées, des satellites, et de très bonnes voitures, s’il sait faire le sommet de la pyramide, il devrait savoir faire la base… Autrefois, on pouvait dire que ce n’était pas possible parce que le coût du travail était trop cher, mais aujourd’hui la robotisation fait que cet objectif est redevenu accessible avec une industrie et une recherche en matière de logiciels qui sont très performantes. On peut aussi chercher des alliances comme le font les Chinois qui y ont recours ainsi qu’à des joint-ventures. Mais il faut bâtir une stratégie nationale qui n’est pas encore tout-à-fait au rendez-vous.   

Certains responsables d’institutions monétaires et financières et des économistes redoutent que d’ici deux à trois ans, la France revienne à une croissance trop faible d’un peu moins de 2%. Qu’en pensez-vous ?

Certains esprits redoutent à juste titre sans doute. Mais je n’appartiens pas, moi, à ceux qui redoutent mais à ceux qui choisissent de vouloir. Je pense que le potentiel de croissance du pays est formidable mais il faut, en reprenant mon slogan, produire et instruire. 

Y-a-t-il des enseignements que vous tirez de la crise de 2008 afin de ne pas reproduire certaines erreurs commises alors, afin de maintenir la confiance dans notre économie ?

La crise de 2008 n’était pas de même nature que celle que nous avons connue. Elle était financière et non une crise structurelle. On a simplement vérifié en 2008, qu’intervenir de manière déterminée, c’était mieux que de ne pas intervenir. Par rapport à la non-intervention en 1929, 2008 et 2020 ont été extraordinairement démonstratifs de ce point de vue.

Le monde entier, en 2020, a été placé devant les mêmes questions. En 2008, ce n’était pas le cas, la Chine n’était pas atteinte par la faillite de Lehman Brothers. On est dans une crise extrêmement différente, devant une mutation systémique qui nous offre des chances que nous n’avons pas eues depuis très longtemps. Une banque centrale qui est en capacité d’intervenir avec la même autorité - ou presque -, et la même latitude - ou presque -, que la Fed est vraiment une nouveauté. Ensuite, la mutation technologique fait que concernant les logiciels, les algorithmes et autres data, nous sommes assis à la table des Grands, nous pouvons discuter, nous maîtrisons certaines technologies même si certaines d’entre elles s’échappent ou nous sont volées.

Si on a une volonté, on a une capacité, et c’est la première fois depuis des décennies qu’on ne se tourne plus vers l’Extrême-Orient pour chercher à y localiser certaines activités. Si vous avez une capacité d’automatisation, de robotisation, de haut niveau de qualité, alors vous pouvez reconquérir de nouveau des secteurs perdus. Nous pouvons saisir vraiment notre chance car autrement, notre modèle social n’a aucune chance de survivre. 

Après la crise de 2008, la France s’est engagée dans une politique fiscale de remboursement assez rapide de la dette avec des hausses d’impôts. Comment, selon vous, rembourser sans heurter le corps social ?

On n’a aucun problème à étaler sur 30 ans ou 40 ans. Je suis favorable au cantonnement de la dette, au report des échéances, et ensuite, si on doit étaler sur trente ans, c’est un délai que les banques peuvent tout-à-fait assumer. Si les banques ont confiance, c’est de l’argent qu’elles inscrivent dans leurs livres, c’est de l’argent qu’elles ont chez elles. Bien sûr nous ne sommes pas au bout de nos peines avec le complexe système financier international mais nous disposons quand même dans notre jeu d’une banque centrale.   

Pourrons-nous toujours compter sur nos partenaires européens pour bien mutualiser cette dette ? 

Comptons d’abord sur nous-mêmes, sur la force de notre parole, sur notre capacité à regarder les enjeux de l’avenir et à décrire un chemin compréhensible et intéressant pour nos concitoyens. Nous avons la chance d’avoir actuellement un chef d’État dont l’autorité dans la symphonie européenne est reconnue par tout le monde. 
 
On a l’impression que vous voulez nous guérir de l’austérité et de la séquence des plans d’austérité qu’a connus la France…

L’idée que le seul avenir est la punition, est une mauvaise idée, c’est une idée de renfermement sur soi-même et de restriction. Ce qu’il faut c’est créer un climat tel et des conditions, telles que les anticipations des investisseurs soient favorables, positives.

Êtes-vous favorable à la définition d’une règle d’or en matière de finances publiques ? 

C’est une idée que j’ai moi-même défendue il y a longtemps à l’époque où il y avait un déséquilibre considérable entre les taux d’intérêt et la croissance. Aujourd’hui je pense qu’on peut trouver une stratégie plus ouverte et plus rassembleuse.  

Depuis que vous vous êtes emparé du sujet de la dette à la tête du Haut-Commissariat au Plan, avez-vous changé votre façon d’appréhender la question ? 

La situation se décrit d’elle-même. Vous n’êtes pas dans la même situation selon que les taux d’intérêt sont à zéro et que vous avez un potentiel de croissance, auquel cas il est légitime d’emprunter pour investir, ou quand comme dans les années 2000 vous aviez un différentiel très important entre le taux d’intérêt et la croissance. On vient de vivre des décennies de croissance à 1 ou 1,2 point en moyenne et vous aviez alors des taux d’intérêt à 2 ou 2,5 %…, ce n’est plus la même chose aujourd’hui.
Cela n’a rien à voir non plus d’avoir une dette qui sert à boucher des trous quotidiens et une dette qui sert à investir pour l’avenir. Ce qui a changé c’est que l’euro pour lequel je me suis beaucoup battu nous a permis d’avoir accès à une capacité de prêt conséquente pour une grande économie comme la nôtre. 

L’erreur intellectuelle et stratégique aurait été d’en rester aux mêmes positions alors que les conditions objectives ont changé. Si nous avons cette détermination à regagner pas à pas la capacité productive du pays, cela ouvre un autre cap. On ne peut plus aujourd’hui nous opposer le seul paramètre du coût du travail. Quand on perd un produit en France, on ne perd pas seulement la production contemporaine du produit, les emplois et les usines, mais on perd l’avenir du produit, la recherche, le marketing ou encore le design qui accompagnent le produit. Il nous faut donc une stratégie plus élaborée que celle que nous avons poursuivie depuis des années.

Fallait-il un traitement particulier de la dette Covid ?

Oui, il fallait la cantonner, le président de la République a choisi de la cantonner. Je suis très satisfait qu’il ait opté pour cette voie de façon très indépendante de ce que certaines autorités lui recommandaient.

Que pensez-vous du cas américain et des méga-plans de relance de Joe Biden ?

Nous sommes proportionnellement à peu près dans les mêmes ordres de grandeur. Au Haut-Commissariat, je suis là pour partager avec les autorités et avec les Français la prise de conscience de grands sujets dont dépend notre avenir. Pour ce faire, il faut se mettre à réfléchir à trente ans sur certaines questions, comme le chef de l’État vient de le faire pour le nucléaire.

Nous avons publié il y a six mois une note dans laquelle nous expliquions que sans le nucléaire il n’y avait aucune possibilité, pas même de développer le renouvelable. Opposer l’un à l’autre, c’est se tromper car l’un est la clé de l’autre. Et le président a repris cette idée, de manière plus impressionnante et plus rapide que je ne l’imaginais. Notre note a fait bouger les choses là-dessus car tout le monde s’est aperçu qu’il n’y avait pas de contradiction entre nucléaire et renouvelable.

Vous avez souligné les trois piliers fondamentaux pour vous : dette, production, instruction. Etes-vous favorable à un grand plan pour la jeunesse, pour les jeunes en formation ? 

Ce n’est pas d’abord une affaire d’argent. Tout ne doit pas être ramené à une question d’investissement. Il y a des choses beaucoup plus fondamentales qui tiennent à la transmission, aux programmes pédagogiques comme on l’a fait avec le dédoublement des classes dans les quartiers en difficulté. On peut transmettre différemment. La réflexion pédagogique est encore trop pauvre en France. Il faut faire évoluer les pratiques et les méthodes des métiers d’enseigner. Il y a beaucoup à améliorer sans créer de crises. Il faut entreprendre ce très gros de travail à partir de visions. Mais on peut y arriver, il n’y a rien de perdu. Ce travail doit être entrepris devant l’opinion publique, calmement et avec détermination.  

La question de la dette va-t-elle s’imposer dans la campagne électorale présidentielle ? 

C’est la question même de notre avenir. C’est la question de la reconquête par la France de son équilibre financier, productif, social. Cela ne peut se déployer et s’articuler qu’autour d’une volonté clairement exprimée et partagée avec les Français. Une campagne présidentielle est une opportunité géniale, c’est le seul moment où on peut réaliser cela. Une campagne fait remonter tous les sujets essentiels et la dette en est un. Peut-être suis-je idéaliste mais j’assume cet idéalisme.