Sous la direction de Kevin Levillain, Blanche Segrestin, Armand Hatchuel et Stéphane Vernac, Presses des Mines / Colloque de Cerisy, 2020, 352 pages.
Sylvain Allemand souligne l’audace des codirecteurs de cet ouvrage, qui prêtent aux entreprises des « vertus civilisationnelles ». Ils estiment qu’à sa naissance dans sa forme moderne, à la fin du XIXème siècle, l’entreprise est alors « indissociable de la recherche systématique de progrès et d’innovation » et devient « une force incontournable de transformation du monde ».

Entreprises, Responsabilités, Civilisations : voilà trois termes que l’on n’a guère l’habitude d’associer, qui plus est au pluriel. Autant les deux premiers sont nécessairement mis en relation (c’est tout l’enjeu de la RSE), autant l’élargissement au troisième ne manque pas de surprendre. Qu’est-ce que les civilisations ont-elles à voir là-dedans ? Pour comprendre comment les codirecteurs de l’ouvrage ont eu l’audace de ce triptyque, il faut préciser qu’il s’agit des actes d’un colloque qui s’est déroulé au Centre culturel international de Cerisy (CCIC), du 27 mai au 3 juin 2019 (huit jours !).
Armand Hatchuel ne manque pas d’arguments pour nous convaincre des vertus civilisationnelles des entreprises, en rappelant ne serait-ce que leur « pouvoir d’agir » et sa déclinaison en une puissance générative (la capacité à concevoir des objets-cultes et des pratiques sociales – le cinéma, les loisirs, etc.) ; rhétorique (par le truchement de la publicité) ; mythologique (ce que Roland Barthes a bien montré) ; mondialisatrice (à la différence des États, les entreprises se jouent des frontières). C’est dire cependant si la forme de civilisation qui en résulte est difficile à décrire. Armand Hatchuel s’y emploie encore en se risquant cette fois à un parallèle avec l’univers mathématique des Topos… Nous laisserons au lecteur le soin de découvrir la démonstration, on ne peut plus savoureuse…
Même réticent à abonder en son sens, reconnaissons que l’hypothèse se révèle efficace pour faire un pas de côté par rapport à la vision ordinaire que l’on a d’une entreprise, la nature de ses rapports à l’État, à la science et aux territoires. En réalité, il en va d’elle comme du temps (dont parle Saint-Augustin) : l’entreprise, on sait ce qu’elle désigne… tant qu’on ne nous demande pas de la définir !
Nombre de disciplines (histoire, droit, sociologie, économie, etc.) l’abordent par différents prismes (la société commerciale, la production, le travail, l’emploi, le management, etc.), mais sans lui reconnaître une existence en tant que telle. En cela, l’entreprise est bien « un point aveugle du savoir » (pour reprendre le titre des actes d’un précédent colloque de Cerisy, qui avait déjà eu l’audace de poser la question : « À qui appartiennent les entreprises ? »).
Dans sa forme moderne, celle qui intéresse nos codirecteurs, elle naît à la toute fin du XIXème siècle avec pour ambition - et on aborde là un point crucial de leur thèse - non pas tant d’assurer une profitabilité aux détenteurs de son capital (une vision plus récente, théorisée par Milton Friedman), mais de répondre par une « création collective » à des enjeux de son temps. « Indissociable de la recherche systématique de progrès et d’innovation, l’entreprise moderne devient alors une force incontournable de transformation du monde. »
En braquant ainsi les projecteurs sur elle, les codirecteurs ne tombent pas dans l’excès inverse consistant à faire d’autres acteurs des points aveugles du savoir... À l’égard de l’État, les entreprises n’ont cessé d’entretenir une relation d’interdépendance. Même chose à l’égard du monde académique. Si elles ont été redevables aux chercheurs de découvertes scientifiques, l’inverse est vrai aussi : des avancées ont pu être réalisées dans les sciences à partir des problématiques rencontrées par les entreprises. Une réalité plus complexe, donc, que celle que se complaisent à décrire les chercheurs les plus réfractaires à toute recherche collaborative avec « le privé ».
On renâcle d’autant moins à suivre nos codirecteurs et leurs contributeurs dans leur raisonnement qu’ils se gardent d’idéaliser l’entreprise. Au contraire, chacun à leur façon, ils pointent l’ambivalence même de sa puissance d’agir : si l’entreprise façonne notre way of life, c’est à un prix prohibitif au plan… sociétal. Pas un jour qui passe sans que l’actualité ne nous en fournisse de tristes illustrations.
Se pose donc bel et bien la question de… ses responsabilités. CQFD. Étant entendu que la soulever au prisme des enjeux civilisationnels change du tout au tout, les termes des débats… sans nécessairement les clore, tant les acceptions en sont diverses (comme l’illustre magistralement la contribution du philosophe et juriste François Ewald, en se plaçant dans une perspective historique). Une chose est sûre : à trop se limiter à réparer les externalités négatives, la RSE ne paraît plus à la hauteur des défis. Les responsabilités des entreprises sont si engagées dans le réchauffement climatique, l’explosion des émissions de gaz à effet de serre, que d’aucuns parlent d’ailleurs d’« Entrepocène ». Que dire des excès de la financiarisation du capitalisme, des crises et catastrophes qui en ont résultés : la faillite d’Enron (2001), la crise des subprimes (2008), le drame du Rana Plaza (2013), sans oublier le Diesel Gate, les errements du Boeing 737 Max ? Responsabiliser vraiment l’entreprise oblige donc à prendre à bras le corps la question de sa gouvernance, mais aussi de ses finalités et de sa représentation.
Résumé ainsi, à grands traits, le propos de l’ouvrage pourra paraître bien spéculatif aux yeux des praticiens, à commencer par les parties constituantes de l’entreprise : dirigeants, fondateurs ou créateurs, syndicalistes, a fortiori dans le contexte de crise sanitaire que nous connaissons et auquel les contributeurs ont tout juste eu le temps de faire allusion, sans en tirer encore pleinement les conséquences. Pourtant, c’est bien d’une actualité brûlante, intéressant au premier chef les dirigeants et actionnaires, dont traitent ces actes. Nous voulons parler de la loi PACTE, adoptée en avril 2019, soit peu avant l’ouverture du colloque. Une synchronicité heureuse quand on sait que plusieurs de ses articles (ceux relatifs à la raison d’être et au statut de société à mission) sont le fruit de la réflexion engagée dix ans plus tôt au Collège des Bernardins et au CCIC, avec notamment le concours de nos quatre codirecteurs.
On ne s’étonnera donc pas que ces derniers voient dans ces articles des avancées majeures et même « historiques ». De fait, ils entérinent ni plus ni moins le fait que l’entreprise ne saurait être un simple « agent économique dont le seul projet serait le partage des pertes et des bénéfices entre les associés ». Les mêmes reconnaissent qu’il revient encore aux entreprises de s’approprier ce statut. Sans attendre, les actes parviennent néanmoins à esquisser un premier bilan. C’est que plusieurs entreprises n’ont pas attendu le législateur pour « franchir le Rubicon ».
L’ouvrage comporte ainsi des témoignages de pionniers du nouveau statut d’entreprise : le Groupe Nutriset, le fonds à impact Citizen Capital, le cabinet CO Conseil, sans oublier… Veolia, dont on connaît l’engagement ancien du PDG, Antoine Frérot, en faveur de cette refonte du statut de l’entreprise. Il est d’ailleurs intervenu en personne au cours du colloque pour exposer la raison d’être de son Groupe (résumée par la formule « Ressourcer le monde »), non sans reconnaître, en toute transparence, que le processus qui y a conduit « a été long et laborieux », chaque partie prenante (actionnaires, syndicats, fournisseurs, etc.) ayant sa propre vision de la raison d’être d’une entreprise comme Veolia… Et ce n’est pas fini. Antoine Frérot reconnaît encore devoir composer avec les proxy advisers, ces agences de conseil ayant vocation à conseiller les investisseurs institutionnels sur leurs votes aux assemblées générales et a priori plutôt promptes à dissuader leurs clients de soutenir un tel processus. Il est vrai que le statut de société à mission remet en cause le modèle de la gouvernance actionnariale, questionne fortement la primauté des actionnaires au profit d’un renforcement de la codétermination (une présence accrue des représentants des salariés dans les conseils de surveillance des sociétés).
Un passage du témoignage du même Antoine Frérot éclaire sur ses motivations profondes. Il y souligne la nécessité pour les grandes entreprises soumises aux pressions croissantes de la société civile de se trouver de « nouveaux alliés » (c’est son mot), tant du côté des clients, des fournisseurs, des salariés, que des ONG, et même des journalistes ! C’est même une question de survie pour un groupe comme le sien confronté à une crise du modèle économique de la gestion déléguée de l’eau, sur fond de défiance croissante des collectivités et élus à l’égard des opérateurs privés.
Les actionnaires d’autres entreprises du CAC 40 auraient tort cependant de croire que le diagnostic ne concernerait pas leurs secteurs d’activité. Comme le suggère encore Antoine Frérot, tous risquent, en plus de la pression exercée par les fonds d’investissement avides de profitabilité, de voir leur pouvoir grignoté par les consommateurs eux-mêmes, au travers des associations de protection de leurs droits, des class actions, des politiques anti-trust etc.
Bref, on a le droit de critiquer la société à mission, mais une refonte du statut de l’entreprise paraît inéluctable. À bon entendeur…
À propos de Sylvain Allemand
Sylvain Allemand est journaliste.
Depuis une vingtaine d’années, il suit l’actualité des débats, recherches et initiatives relatifs au développement durable, auquel il a consacré plusieurs ouvrages.
Il anime également le site web Paris-Saclay Le Média, dédié au pôle technologique et scientifique du Grand Paris.