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Didier Blanchet : Comment verdir la comptabilité nationale ?
LE CLIMAT

Didier Blanchet : Comment verdir la comptabilité nationale ?

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#LE CLIMAT Analyses

Le directeur des études et synthèses de l’Insee analyse comment les comptables nationaux peuvent suivre les enjeux du changement climatique.

La crise sanitaire et sa gestion réactivent une fois de plus les interrogations sur la mesure de la croissance et l’importance accordée au PIB dans l’évaluation de la performance de l’économie. Ce qu’on a vécu serait-il dû à de mauvais choix politiques inspirés par un instrument de mesure inadéquat ? Le moment est-il définitivement venu d’en changer ?

Ces critiques sont récurrentes, mais un paradoxe de cette crise est de plutôt d’y offrir des éléments de réponse. Elle a offert un clair contre-exemple à cette thèse du « tout pour le PIB » : on a su en sacrifier des quantités importantes face à des circonstances qui l’imposaient. Et l’avoir fait n’a rien ôté à l’intérêt de son suivi et de celui des autres agrégats de la comptabilité nationale. On a eu et on a besoin de connaître les pertes de revenu, il faut maintenant voir à quelle hauteur et à quelle vitesse ils vont se reconstituer en sortie de crise, et comment elle aura affecté l’équilibre des finances publiques...

Loin de lui porter le coup de grâce, la crise nous rappelle en quoi la comptabilité nationale nous est indispensable, sur le champ qui est le sien : avant tout un instrument de suivi des revenus et des coûts et de leur répartition entre grandes catégories d’acteurs économiques. Mais tout cela ne peut faire oublier ses insuffisances : son ignorance des dimensions non monétaires du bien-être, et la question de la soutenabilité. Centrée sur l’observation des dimensions monétaires du présent, elle ne nous dit pas comment les conditions de vie futures vont être affectées par des phénomènes qui ne rentrent pas spontanément dans ce champ. L’interpellation sur cette limite va encore monter en puissance.

 

La crise nous rappelle en quoi la comptabilité nationale nous est indispensable, sur le champ qui est le sien.

 

Relance verte, prévention du changement climatique par l’adoption de modes de vie plus frugaux : comment les comptables nationaux peuvent et doivent-ils contribuer au suivi de ces enjeux ? Ignorer le sujet n’est pas une option. Ne pas préserver le climat, c’est imposer des coûts aux générations futures, cela devrait être chiffrable dans des termes intégrables à ces comptes, c’est une problématique à laquelle les comptables devraient donc contribuer davantage. Mais on tourne autour sans déboucher depuis plusieurs décennies. Pourquoi cette difficulté à s’en saisir d’une manière qui arrive à faire consensus ? Des pistes s’ouvrent-elles pour débloquer cette situation ?

Deux problèmes : donner un coût aux émissions de CO2, et trouver où l’intégrer dans les comptes.

Le problème est double. Pour rentrer dans le cadre de la comptabilité nationale, il faut arriver à donner une valeur ou un coût à ce qui n’en n’a pas spontanément : attribuer un coût aux tonnes de CO2 qui sont émises et donner une valeur à leur évitement. Une fois qu’on l’a fait, il faut trouver auquel des agrégats de la comptabilité nationale il est le plus parlant d’ajouter ou de soustraire ces évaluations, ou bien en inventer de nouveaux.

De ces deux problèmes, c’est le premier qui est le plus redoutable. Sur le papier, la valorisation des tonnes de CO2 qu’on émet ou qu’on retient doivent se faire en chiffrant les dommages qu’elles génèrent ou évitent. C’est de cette manière que se valorise un investissement au sens traditionnel du terme : la valeur d’une unité de capital investie, c’est le flux net de revenus futurs qu’on en attend ; la perte que représente la destruction d’une unité de capital, c’est donc le flux de revenus futurs dont elle nous prive. L’hypothèse habituelle des comptes est que la valeur de marché du capital reflète ces gains ou pertes futurs attendus, or il n’y a évidemment rien de tel pour le capital naturel. On se retrouve dans un cas où le comptable national est tenu de faire avec, en tentant d’évaluer directement ces gains ou ces pertes attendus.

 

Il faut arriver à (...) attribuer un coût aux tonnes de CO2 qui sont émises et donner une valeur à leur évitement.

 

Beaucoup d’exercices de ce type ont été proposés, hors comptabilité nationale, du rapport Stern aux travaux du GIEC, à l’aide de différents outils, dont la construction de modèles complexes d’interaction entre l’économie et le climat. C’est sur la base de telles évaluations des conséquences du réchauffement climatique que s’est progressivement forgé un large consensus sur la nécessité de le contenir. Mais ces évaluations multiformes ne nous donnent pas « le » chiffre du coût social de la tonne émise qu’on pourrait directement brancher sur les agrégats de la comptabilité nationale.

Elles peuvent d’autant moins le faire que c’est en termes de distribution des coûts qu’il faut raisonner plutôt qu’en termes de chiffre unique. Le réchauffement, ce sont des coûts quasi certains même en scénario optimiste, et c’est le risque de coûts extrêmes en cas d’enchainement cumulatif et catastrophique de conséquences négatives, avec une probabilité significative mais évidemment impossible à chiffrer, pas plus qu’on aurait su chiffrer en 2019 la probabilité de la crise sanitaire survenue en 2020. Comment résumer l’éventail de ces possibles par une simple valeur scalaire ? C’est sur tous ces problèmes que bloque depuis longtemps l’avancée de la comptabilité verte. Des valeurs du carbone n’en circulent pas moins et font même l’objet en France d’affichages très volontaristes : on parle de valeurs tutélaires, supposées servir de référence  pour l’évaluation de toutes les actions publiques ou privées présentant un enjeu climatique. Comment sont-elles établies ?

 

Disposer d’un prix du carbone qui le rend commensurable aux autres formes d’investissement ouvre la voie à un indicateur inclusif de soutenabilité.

 

Elles attaquent le problème par une autre face. Elles prennent acte de ce que chiffrer les dommages avec exactitude est hors de portée, mais qu’un consensus s’est établi pour considérer qu’ils sont suffisamment massifs pour qu’on s’auto-impose des objectifs de limitation des émissions en-deça d’un certain seuil. Ce qu’il est dès lors possible et nécessaire de chiffrer, c’est le coût d’atteinte de ces objectifs. L’exercice reste difficile, sujet à hypothèses sur le coût des techniques de décarbonation de la production, mais sa complexité est un cran en dessous de celle du chiffrage des dommages et plus encore de la distribution du coût de ces dommages. C’est ainsi que, poursuivant une longue tradition, le rapport Quinet de 2019 évaluait à 250 euros la valeur à donner à l’évitement d’une tonne d’équivalent CO2 à l’horizon 2030, pour une cible de division par quatre des émissions de 2050, en forte hausse par rapport aux évaluations antérieures, et qui serait à revoir encore à la hausse avec la cible révisée de zéro émissions nettes en 2050, nécessitant une division par sept des émissions brutes.

PIB vert, épargne ajustée, dette climatique : quel serait le meilleur indicateur ?

Ceci amène au second des deux problèmes : à quel niveau intégrer  de tels chiffres dans le système de comptes ?

La piste qui a longtemps été privilégiée est celle de la construction d’un PIB vert. Les comptables nationaux calculent déjà un produit intérieur net, qui est le PIB diminué de la dépréciation du capital économique au sens classique du terme. Le PIB vert serait ce produit intérieur net également diminué de la dépréciation du capital environnemental. L’apport d’un tel indicateur est bien moins évident qu’il n’y paraît cependant. Qu’un PIB ainsi recalculé soit plus faible que le PIB actuellement mesuré tout le monde s’y attend, cela ne le rendrait pas très révélateur pour autant de l’importance de l’enjeu climatique.

La remarque vaut pour le PIB net autant que pour ce PIB vert : un PIB net de la dépréciation des actifs économiques ou naturels ne nous dit pas à lui seul en quoi le niveau de vie courant est soutenable ou pas. La vraie question de la soutenabilité, c’est plutôt de savoir si nous faisons ce qu’il faut pour préserver les conditions de vie futures : suffisamment d’investissements nets au sens économique du terme, et suffisamment d’efforts de préservation du capital naturel.

C’est l’évolution quantitative ou qualitative des actifs correspondants qu’il faut suivre et c’est à ce niveau là qu’on peut faire intervenir la valorisation du capital naturel.

 

La vraie question de la soutenabilité, c’est plutôt de savoir si nous faisons ce qu’il faut pour préserver les conditions de vie futures.

 

Disposer d’un prix du carbone qui le rend commensurable aux autres formes d’investissement ouvre la voie à un indicateur inclusif de soutenabilité combinant l’ensemble de ce qui importe pour les conditions de vie futures, un taux d’épargne net « généralisé », comptant positivement tout ce qui est mis de  côté pour contribuer au niveau futur, et en négatif, valorisé à due hauteur, ce qui est détruit et ne sera plus disponible pour ces générations futures.

Suivie de longue date par la Banque Mondiale, cette piste a longtemps été décriée comme donnant trop peu de poids à ces facteurs environnementaux et c’est ce qui avait notamment conduit le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2009 à la mettre de côté. Mais c’était à l’époque en raison de valorisations des émissions de CO2 bien plus faibles que les valeurs tutélaires dont on dispose maintenant.

Le sujet mérite d’être rouvert à la lumière de ces nouvelles valorisations. Néanmoins, qu’il s’agisse de PIB vert ou de cette notion d’épargne généralisée, ces deux approches nous ramènent, en toute rigueur, à l’approche en termes de valorisation des dommages, car c’est ce type d’approche qu’elles requièrent : il faut donc se poser la question de savoir si les valeurs tutélaires sont bien des substituts acceptables à ces valorisations.

Une autre façon de mobiliser ces valeurs tutélaires évite d’avoir à se poser cette question. Une fois calculé, le coût du respect des engagements climatiques à l’horizon 2050 peut aussi bien se traduire dans les termes d’une dette à honorer.

 

Dès lors qu’on juge impératif de respecter les objectifs d’émissions de CO2 à 2050, il s’agit d’une dette qu’il faudra honorer « quoi qu’il en coûte », même en l’absence de débiteur formel.

 

Combien d’années de PIB à venir est-il nécessaire de préempter pour le respect de cette cible ? Formuler le problème en ces termes peut s’intégrer d’autant plus naturellement au cadre conceptuel des comptes nationaux que celui-ci fait déjà une large place à d’autres concepts de dette: la dette publique « au sens de Maastricht » est le plus fameux, et l’endettement des autres agents est aussi suivi par la comptabilité nationale.

On atterrit donc en terrain familier. Avec toutefois une différence fondamentale qu’il conviendrait de bien faire ressortir en communication. Dans le cas de la dette publique, on a appris à s’accommoder du fait qu’elle soit élevée. De fait, même s’il faut en éviter la dérive, rien n’interdit à une économie de bien fonctionner avec un niveau substantiel de dette publique reconduite de manière permanente.

La dette climatique est d’une autre nature : dès lors qu’on juge impératif de respecter les objectifs d’émissions de CO2 à 2050, il s’agit d’une dette qu’il faudra honorer « quoi qu’il en coûte », même en l’absence de débiteur formel.

Afficher un chiffrage de cette dette et son caractère incontournable pourrait donc aider à mieux prendre la mesure des enjeux climatiques. Mais ce n’est évidemment qu’une partie de la réponse : de même que le PIB n’est pas à lui tout seul responsable de tout ce qui ne va pas dans la marche du monde, ce ne sont pas des indicateurs de dette ou de nonsoutenabilité environnementale qui seront à eux tout seuls capables de remettre la planète sur un chemin plus vertueux, si bien conçus qu’ils soient. Les problèmes sont avant tout des problèmes de choix politiques et de comportements individuels, le rôle des chiffres est juste d’aider à les éclairer.

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