Le directeur des études et synthèses de l’Insee analyse comment les comptables nationaux peuvent suivre les enjeux du changement climatique.
Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, Christian de Perthuis a fondé la chaire Économie du Climat à l’université Paris-Dauphine. Son ouvrage Le Tic-Tac de l’horloge climatique. Une course contre la montre pour le climat paru aux éditions DeBoeck, est préfacé par Jean Jouzel, climatologue, expert auprès du GIEC depuis 1994, membre de plusieurs Académies des sciences, médaille d’or du CNRS en 2002.
Dans son dernier ouvrage Covid-19 et réchauffement climatique : pour une économie de la résilience, Christian de Perthuis analyse la fin du capitalisme basé sur les énergies fossiles et la montée en puissance du capitalisme numérique. Il nous explique pourquoi nos sociétés doivent investir dans des systèmes de production et de consommation respectueux de la diversité du vivant.
SOCIÉTAL.- Suffit-il d’abandonner les énergies fossiles ( charbon, gaz, pétrole) pour stopper le réchauffement climatique ?
Christian de PERTHUIS.- Le CO2 d’origine fossile est la première source des rejets anthropiques de gaz à effet de serre. Il représente un peu plus des deux tiers des émissions mondiales. La transition énergétique consiste à basculer d’un système d’empilement qui fait cohabiter énergies fossiles et énergies nouvelles vers un modèle de substitution où on abandonne les sources fossiles. C’est la priorité de toute politique climatique.
C’est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour atteindre la neutralité carbone.
Quelles autres actions faut-il alors mettre en œuvre pour atteindre la neutralité carbone ?
Le moteur du réchauffement climatique est le stock de gaz à effet de serre présent dans l’atmosphère, pas le flux de nos émissions. L’objectif de la neutralité carbone est de stabiliser ce stock. En faisant baisser les émissions brutes de CO2, la transition énergétique agit sur le flux d’entrée dans le stock. Pour viser la neutralité carbone, il faut également agir sur le flux de sortie : la capacité d’absorption des puits de carbone qui retirent le CO2 de l’atmosphère.
Il y a deux grands puits de carbone qui absorbent le CO2 atmosphérique : les océans et les écosystèmes terrestres. Les deux reposent sur la biodiversité. Chaque fois que l’on détruit cette biodiversité, on affecte la capacité de ces puits à retirer le CO2 de l’atmosphère. Voilà pourquoi l’équilibre du milieu naturel, l’agroécologie, la biodiversité des milieux marins et terrestres sont absolument essentiels.
Il est en particulier important d’avoir cette dimension en tête quand on veut substituer de l’énergie fossile par de la biomasse qui s’inscrit dans le cycle court du carbone et n’émet donc pas de CO2 si elle est d’origine renouvelable.
C’est une limite forte au développement des biocarburants. Voyez le débat autour de la raffinerie de La Mède qui, après sa reconversion, est devenue l’un des premiers importateurs d’huile de palme dont le développement s’effectue encore en détruisant la forêt tropicale.
Est-il plus efficace d’investir dans des puits artificiels de carbone conçus grâce à la technologie ?
Il y a plusieurs voies pour ces investissements. On peut coupler des installations de capture et stockage de CO2 à des usines produisant de l’électricité ou de la chaleur à partir de la biomasse. Un pilote est en cours de montage au Royaume Uni dans la centrale thermique de Drax. Mais si ce type d’opération était répliqué à grande échelle, on risquerait vite d’exercer une pression trop forte sur les écosystèmes où est prélevé la matière première en affaiblissant leur capacité d’absorber le CO2.
Une autre voie est celle d’apports de produits chimiques comme le sulfate de fer pour accroître la capacité d’absorption du CO2 par l’océan. Ces techniques de géo-ingénierie sont coûteuse et pas rentables. Si on les mettait en œuvre à grande échelle, on s’engagerait dans des voies à haut risque pour l’équilibre du milieu naturel.
La technologie ne nous dispensera pas de réorganiser nos modes de production pour mieux respecter le milieu naturel et sa capacité à absorber le CO2 de l’atmosphère.
Quelles sont les causes de l’extinction de la biodiversité ?
La littérature la plus pertinente sur ce sujet est produite par l’IPBES, la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, « le GIEC de la biodiversité ».
Pour les océans, la première cause de perte de biodiversité est leur surexploitation du fait de la surpêche. À cela s’ajoutent les pollutions chimiques qui y sont déversées par les fleuves.
Pour le milieu terrestre, le premier moteur est le changement d’usage des sols résultant de l’agriculture et de l’élevage. L’artificialisation des sols joue également un rôle, ainsi que les prélèvements de ressources non agricoles sur le milieu naturel (bois d’œuvre et d’énergie en particulier).
Viennent s’y ajouter les pollutions, comme par exemple les oxydes de soufre à l’origine des pluies acides, ou les produits phytosanitaires qui peuvent faire pas mal de dégâts dans les écosystèmes.
Dans les deux cas, le réchauffement climatique est un accélérateur de perte de biodiversité, mais pas sa cause principale.
Les forêts tropicales doivent-elles être protégées ?
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, les rejets de CO2 provoqués par la déforestation sont principalement provenus d’Europe, d’Asie et surtout d’Amérique du Nord à partir de 1850. Les foyers de déforestations se sont déplacés rapidement au XXème siècle pour désormais concerner les forêts tropicales.
Les forêts tropicales primaires qui sont arrivées à maturité depuis longtemps, n’absorbent guère plus de CO2 supplémentaire. Elles piègent un important stock de carbone qui retourne à l’atmosphère en cas de déforestation ou de dégradation. Il est donc essentiel de les protéger pour empêcher le transfert du carbone depuis le réservoir terrestre vers l’atmosphère. Par ailleurs, les forêts tropicales sont des réservoirs sans équivalent de biodiversité.
Quelles sont les causes de la déforestation ?
Elles sont multiples, mais l’extension de l’agriculture et l’élevage est le facteur dominant. Cela concerne aussi bien des exploitations de grandes tailles tournées vers l’exportation comme les ranchs de bovins ou la culture du soja au Brésil, que l’agriculture de plantation (huiles de palme, coprah, thé,…) en Asie ou l’agriculture vivrière (notamment cultures sur brûlis en Afrique). Beaucoup de personnes ont du mal à comprendre les interactions entre la déforestation et les activités humaines. La prise de conscience sur les conséquences de la déforestation est certes forte. La pandémie du Covid-19 l’a accélérée. Mais cela ne se traduit pas en décision politique.
Freiner la déforestation est-il plus complexe que d’encourager la transition énergétique ?
Dans l’énergie, les acteurs sont peu nombreux. La transition énergétique consiste à sortir trois produits - charbon, pétrole et gaz d’origine fossile - du système. Les données du problème sont d’une grande simplicité. Sa résolution se heurte à de nombreux intérêts. Voyez la difficulté à faire accepter une politique ambitieuse en matière de tarification du carbone qui serait pourtant la meilleure façon de sortir rapidement de notre addiction aux énergies fossiles.
Les systèmes agricoles sont infiniment plus complexes. Freiner puis inverser l’emprise des systèmes agricoles sur la forêt implique de trouver des solutions alternatives viables pour les populations qui vivent à proximité des fronts de déforestation. La tarification carbone est ici de peu d’utilité.
Les agriculteurs brésiliens, asiatiques et africains sont-ils plus difficiles à convaincre que les géants des énergies fossiles ?
Freiner la déforestation ne se décrète pas dans un bureau. Changer les systèmes agricoles exige de prendre en compte de nombreux paramètres. Le monde agricole comprend beaucoup d’acteurs aux pratiques très diverses. Il est très difficile de prévoir leurs réactions et comment le milieu naturel va réagir. Ce qui fonctionne pour protéger une mangrove à l’embouchure du fleuve Sénégal peut ne pas être efficace en Indonésie.
Le coût des transformations agricoles est également souvent sous-estimé. Un bon ingénieur économiste sait calculer l’investissement exigé pour un parc d’éoliennes ou combien coûte le basculement d’un système de production industriel fonctionnant au fioul vers un système utilisant de l’énergie renouvelable.
En matière agricole, la Banque Mondiale et l’Inra ont réalisé des études technico-économiques sur telle ou telle pratique. Mais il ne suffit pas de modifier tel ou tel paramètre pour changer tout un système. Les économistes ont bien du mal à calculer le coût global d’un changement complet de système.
Les agriculteurs européens et américains sont-ils eux aussi responsables du réchauffement climatique ?
Historiquement, les agriculteurs européens et américains ont accru leur surface au détriment de forêts primaires et d’autres milieux naturels, par le défrichage. Ce mouvement est désormais achevé et il y a plutôt, en Europe comme en Amérique du Nord, une réduction des surfaces utilisées.
Mais suivant les techniques utilisées, les pratiques agricoles peuvent stocker le CO2 dans le sol ou le déstocker. Jusqu’à présent, le retournement des sols par des labours de plus en plus profond et le recul des prairies naturelles l’a emporté, malgré le développement récent de pratiques qui commencent à freiner la tendance.
Surtout, le CO2 n’est pas le seul gaz à effet de serre d’origine anthropique. Les émissions de méthane et le protoxyde d’azote exercent sur la planète un pouvoir de réchauffement de l’ordre du tiers de celui du CO2. Or, l’agriculture est la première source d’émission de ces gaz.
Les élevages de ruminant et la riziculture constituent la première source d’émission de méthane, le deuxième gaz à effet de serre d’origine anthropique. Du fait des niveaux très élevés de la consommation de viande bovine et de produits laitiers, ces émissions sont très élevées tant en Amérique du Nord qu’en Europe.
Les épandages d’engrais azotés sont la première source d’émission de N2O. La quantité de protoxyde d’azote ainsi rejetée chaque année dans l’atmosphère exerce un réchauffement équivalent à environ deux ans de trafic aérien.
En France, les émissions de méthane et de protoxyde d’azote liées à l’agriculture ont représenté en 2019 près d’un cinquième des émissions nationales de gaz à effet de serre. Les seuls rejets de méthane par les ruminants comptent pour 40% des émissions agricoles.
Le bio est-il bon pour la planète ? Suffit-il de supprimer les engrais chimiques ?
Le bio n’est pas la parade absolue. Son impact climatique dépend de la manière dont les agriculteurs bio gèrent la fertilisation des sols. Par ailleurs, les ruminants élevés en bio émettent aussi du méthane.
Le cinquième rapport d’évaluation du GIEC rappelle que l’épandage des engrais d’origine organiques issus des animaux d’élevage - une pratique ancestrale - demeure la première source d’émission de gaz à effet de serre liée à la fertilisation des sols. Les engrais chimiques n’étaient à l’origine que de 40% de ces émissions en 2010.
Si les agriculteurs bio épandent trop d’engrais organiques par rapport aux besoins de la plante, une partie du surplus d’azote se dissipe dans l’air pour accroître le stock de gaz à effet de serre. Une autre est lessivée ou s’infiltre dans les sols pour polluer les rivières ou les nappes phréatiques.
Par contre, en éliminant les produits phytosanitaires, les techniques d’agriculture bio respectent généralement bien mieux la diversité des milieux naturels et leur capacité à stocker du CO2.
L’agriculture chinoise émet-elle plus d’émissions de gaz à effet de serre que l’agriculture européenne ou américaine ?
La Chine vise l’autosuffisance alimentaire, au-moins pour les produits stratégiques. Cet objectif est atteint pour le riz, produit hautement stratégique, mais pas pour l’alimentation du bétail et les produits animaux dont la consommation augmente très rapidement.
Pour tendre vers cet objectif, les pratiques agricoles sont une source croissante d’émissions de gaz à effet de serre. Les engrais chimiques sont encore subventionnés en Chine.
On y utilise deux fois plus d’engrais azotés à l’hectare pour cultiver les céréales que dans le bassin parisien et quatre fois plus que dans les grandes plaines américaines.
L’augmentation des émissions de méthane provoquée par l’élevage bovin et porcin est aussi un vrai problème.
La pandémie du Covid-19 a-t-elle accéléré la prise de conscience sur les conséquences du réchauffement climatique ?
La pandémie a montré que la vitesse de circulation du virus est liée à la mobilité des hommes et des marchandises ainsi qu’à notre type d’organisation industrielle. Elle a révélé la fragilité des chaînes de valeur qui fonctionnent en flux tendu et rappelé que les risques sanitaires s’accroissent avec la multiplication des déplacements.
Est-ce la fin de la mondialisation ?
Je ne le pense pas. Ce ne serait du reste pas souhaitable. Par contre, la pandémie du Covid-19 va obliger les entreprises à revoir certaines de leurs méthodes de production. Elle va renforcer les valeurs de proximité et les blocs régionaux. Elle va aussi accélérer la numérisation qui substitue des échanges d’information à des mouvements de personne ou optimise les flux énergétiques. Cela va contribuer à accélérer la transition bas carbone.
Mais le numérique émet des gaz à effet de serre…
Oui, mais pas dans les mêmes proportions. Globalement [1], le numérique émet beaucoup moins de CO2 (3,5%) que le transport (25%) et la production électrique (40%). De plus, il est de plus facile de diminuer ses émissions en produisant de l’électricité sans CO2 que de faire circuler des avions ou des bateaux neutres en carbone.
La gestion intelligente des réseaux, le stockage de l’énergie, la chute des coûts du photovoltaïque et de l’éolien vont permettre une véritable révolution dans la production et l’utilisation d’énergie.
Pourquoi le passage des virus des animaux aux hommes est-il la première cause des épidémies de maladies infectieuses ces 20 dernières années ?
Les scientifiques expliquent ce phénomène par l’emprise croissante des activités humaines sur le milieu naturel et la proximité de plus en plus grande des hommes avec certaines espèces animales.
Angus Deaton qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2015, écrit dans son livre La Grande Évasion traduit en français en 2015 que « de nouvelles maladies infectieuses peuvent apparaître à tout moment. Les plus terrifiantes tueront quelques personnes, s’épuiseront puis retourneront chez leurs hôtes animaux. Mais la pandémie du sida nous signale ce qui pourrait arriver, et ce n’est nullement la pire des possibilités » [2].
Ce phénomène remet fondamentalement en cause le rapport de nos sociétés au milieu naturel et plus particulièrement aux autres êtres vivants qui composent le milieu naturel. Les hommes doivent comprendre qu’il leur faut vivre avec la multitude d’êtres vivants dans le milieu naturel.
La crise de la Covid-19 nous alerte sur le formidable risque sanitaire pris en ne protégeant pas correctement la biodiversité. Les hommes doivent laisser circuler les virus dans ces écosystèmes sans les déstabiliser.
Sauver les pandas et les ours polaires ne suffit pas pour sauver la planète….
Pendant des années, les hommes se sont focalisés sur quelques espèces emblématiques de la biodiversité comme le panda, l’ours polaire, l’aigle chauve, l’oiseau national symbole des États-Unis qui apparaît notamment sur le sceau du président des États-Unis. Mais la pandémie du Covid-19 nous rappelle que nous devons aussi apprendre à vivre avec tous les animaux dont le pangolin qui est soupçonné d’avoir transmis le virus de la Covid-19 sur un marché de Wuhan en Chine. Il faut cesser de chasser le pangolin en Afrique pour le vendre sur des marchés chinois.
Stopper le commerce des animaux sauvages et lutter contre le braconnage sont-ils des mesures efficaces ?
Le commerce du pangolin, est déjà interdit depuis 2016 par la convention des Nations Unies sur le commerce des espèces sauvages. Cette convention a été ratifiée par la Chine et la plupart des pays africains mais n’est pas appliquée.
Les hommes doivent apprendre à vivre avec les animaux sauvages pour ne pas perturber les milliards de virus qui pourraient les menacer. Protéger la faune sauvage est aussi important que stopper la déforestation. La santé humaine est dépendante de la santé des écosystèmes.
Le capitalisme est-il le grand responsable du réchauffement climatique ?
D’un point de vue historique, cela ne fait guère de doute. Mais les alternatives au capitalisme ont parfois fait pire. La planification soviétique avait créé le système économique le plus émetteur de CO2 qu’on puisse imaginer. Le capitalisme d’État chinois a également accentué le problème. Ces différentes formes de sociétés « thermo-industrielles » basées sur les fossiles ont permis le développement économique que l’on sait, mais ont creusé les problèmes environnementaux.
Cette forme de capitalisme a-t-elle un avenir ?
Nous assistons actuellement à une guerre entre deux capitalismes. D’un côté le capitalisme thermo-industriel héritier des grandes innovations datant de la fin du 19ème siècle. C’est le capitalisme du passé, basé sur les énergies fossiles et la production massive de biens de consommation courants et de biens durables. De l’autre, le capitalisme des réseaux numériques que certains ont appelé le « capitalisme viral ».
Le premier a déjà perdu la bataille. Il est désormais supplanté par le capitalisme viral. Voyez les cours de Bourse. Pendant des décennies les valeurs du pétrole et de l’automobile occupaient le haut du pavé dans les indices boursiers. Aujourd’hui, la capitalisation boursière de la start-up Zoom Video Communications fondée en 2011 qui produit des logiciels de vidéoconférence est supérieure à celle d’ExxonMobil. Celle de Tesla a dépassé Toyota !
Le capitalisme numérique est-il un capitalisme vert ?
L’expansion du capitalisme viral dope la transition énergétique. Son carburant est l’électron. Dans la mobilité terrestre, il ne s’intéresse pas au moteur à combustion mais aux systèmes de conduite automatique et à la mobilité électrique.
Dans la mobilité aérienne, ce sont les drones, les taxis aériens, les avions électriques de demain qui attirent ses investissements.
Dans la transition énergétique, il est motivé par les nouvelles sources d’énergie renouvelables, la gestion intelligente des réseaux, les méthodes d’intelligence artificielle, la ville connectée.
En revanche, ses méthodes de contrôle ne sont guère adaptées pour la protection de la biodiversité. Ses promoteurs sont généralement des partisans de la géo-ingénierie dont le déploiement à grande échelle serait très dangereux pour l’équilibre du milieu naturel.
Les chefs de file de ce capitalisme viral sont les Gafam ( Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) américains et un entrepreneur comme Elon Musk, le fondateur du constructeur de voitures électriques Tesla…..
Elon Musk est le parfait représentant de ce changement de paradigme. Tesla fabrique des automobiles, mais est également entré sur le marché de l’énergie pour y gérer, grâce à sa maîtrise technique du stockage de l’électricité, des réseaux intelligents. Il investit dans la conquête spatiale pour préparer la colonisation de l’espace et faire aux limitations des ressources de la planète. C’est une approche très spéciale de l’écologie.
Le capitalisme numérique va-t-il réconcilier les hommes et la nature ?
Ce capitalisme est porteur d’une vision transhumaniste. C’est un capitalisme de contrôle. Il risque de développer des systèmes très dangereux de contrôle de la nature grâce à la géo-ingénierie. Cette approche est dangereuse.
Je partage sur ce sujet les analyses de Philippe Descola, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature, qui explique que le milieu naturel ne peut pas être contrôlé par les sociétés humaines qui doivent réapprendre à vivre en harmonie avec les autres êtres vivants peuplant la nature.
Quels sont les risques ?
Si les hommes et les entreprises dérèglent les systèmes très complexes d’interaction entre les êtres vivants, ils s’exposent à de redoutables effets boomerang. Le Covid-19 est l’un de ces effets.
Faut-il réguler le capitalisme ?
Bien sûr ! Livré à lui-même, le capitalisme a une tendance irréversible à l’autodestruction. Ricardo et Marx montraient déjà que livré à lui-même, le système s’autodétruisait du fait de la baisse tendancielle du taux de profit. La crise écologique est une dimension nouvelle de cette tendance autodestructrice du système qui ne peut être contrariée que par des régulations transformant les règles du jeu.
La tarification carbone qui permet d’incorporer une valeur climat dans les prix en est une composante majeure.
Est-il efficace d’imposer des contreparties écologiques à une entreprise en échange d’un soutien financier ? L’État français a, par exemple, accordé un financement de 7 milliards d’euros à Air France-KLM en lui demandant de devenir la compagnie aérienne la plus respectueuse de l’environnement de la planète.
Je ne crois pas aux conditions environnementales négociées au cas par cas, surtout entre des champions nationaux et l’Etat qui les soutient. Dans l’automobile comme dans le transport aérien, l’important me semble être de subordonner les aides au-minimum à la stricte application des régulations existantes et à leur durcissement future, nécessaire pour accélérer la transition bas carbone.
Dans l’automobile, cela implique de ne pas baisser la garde en matière de normes de CO2. Dans le transport aérien, cela exige de maintenir inchangée la réglementation Corsia, adoptée en octobre 2016 par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) régulant les émissions de CO2 des vols internationaux jusqu’en 2050 en ayant recours à la compensation.
Je vois hélas que cette même OACI où les intérêts des compagnies nationales prédominent, a déjà commencé à détricoter le dispositif en cherchant à retirer l’année 2020 de la référence de calcul.
Faut-il abandonner le système capitaliste ?
Il faut surtout limiter son emprise par des régulations qui brident sa capacité destructrice. Les systèmes économiques qui en émergeront fonctionneront sur des règles éloignées de celles que nous connaissons. S’agira-t-il de sociétés post-capitalistes ou d’un nouvel avatar de ce système dont beaucoup ont déjà annoncé la fin ? Je suis bien incapable de vous apporter une réponse.
L’Europe mise sur la lutte contre le changement climatique pour sortir de la crise. Est-ce réaliste ?
Existe-t-il une autre voie ? Vous voudriez réinvestir dans les énergies fossiles pour revenir au monde d’hier ? La question politique est celle du rythme de la transformation bas carbone. Pour ma part, je considère qu’il est urgent de l’accélérer. Si nous ne le faisons pas partout dans le monde, les impacts croissants du réchauffement contrarieront vite toute velléité de croissance économique, notamment dans les pays moins avancés qui en ont dramatiquement besoin.
Le climat doit-il être le premier objectif de l’Europe ?
Il doit conduire à repenser nombre de ses politiques, à commencer par sa politique commerciale. La réflexion sur le « mécanisme d’ajustement aux frontières » pour contrer les fuites de carbone pourrait en constituer la première pierre. Le message est simple : il faut subordonner la liberté du commerce à des normes climatiques rigoureuses.
Ne risque-t-elle pas d’affaiblir son économie face à des pays et des entreprises qui ne prendront pas de mesures en faveur du climat ?
C’est l’inverse. Les marchés porteurs de demain, ce sont les panneaux photovoltaïques, les batteries, l’hydrogène vert, pas les centrales thermiques ou l’industrie basée sur les énergies fossiles.
Les états européens prennent des mesures pour soutenir les entreprises et relancer l’économie. Sont-elles à la hauteur des enjeux climatiques ?
L’adaptation aux impacts du changement climatique, le vivant, la biodiversité, l’agroécologie restent les parents pauvres des programmes économiques.
Une politique climatique crée-t-elle de la croissance ?
Une relance bas carbone accélère les investissements dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables mais elle impose également de désinvestir dans les énergies fossiles. L’investissement va ajouter de l’activité. Le désinvestissement va enlever de la croissance. Le solde dépend de la structure de l’économie de chaque pays.
Dans les pays moins avancés, la bascule vers la société bas carbone peut être un moteur formidable de croissance. Dans les économies tributaires de la production et de l’exportation d’énergie fossile, cela implique des restructurations qui auront un coût pour la croissance. Dans les pays riches, cela exige aussi des reconversions dont on peut minimiser le coût si on les anticipe et si on finance des mesures d’accompagnement.
Comment réussir le passage à une économe « verte » ?
Comme je viens de le dire en finançant à la fois l’investissement dans l’économie post-carbone et le désinvestissement des fossiles. Pour financer le désinvestissement, le Green Deal a prévu un instrument pour cela : le « mécanisme de transition juste » qui prévoit d’investir 100 milliards d’euros dans les territoires dépendant des énergies fossiles.
Faut-il beaucoup investir pour financer la transition climatique ?
L’important est de bien voir ce que l’on met sous le terme de financement dans la transition. Je crois qu’on surestime la difficulté à mobiliser du capital pour les nouveaux investissement « verts » et qu’on sous-estime dramatiquement celle requise pour financer les reconversions. Ainsi, le Green Deal prévoyait 1000 milliards d’euros pour l’investissement « vert » et seulement 100 pour les reconversions.
Ce rapport de un à dix me semble doit être fondamentalement rééquilibré : on a besoin de beaucoup plus pour sortir rapidement et sans dégâts majeurs de notre addiction au fossile.
Si on ne le fait pas, le montant des « actifs échoués », les actifs dont la valeur est aujourd’hui artificiellement gonflée par leur dépendance aux fossiles, va monter vertigineusement, préfigurant la prochaine crise financière.
Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?
Bien sûr. Arrêter d’importer les batteries d’Asie et les fabriquer en Europe va créer de l’activité. La batterie électrique représente 70% de la valeur d’un véhicule. Mais les véhicules électriques vont se substituer aux véhicules thermiques. Il faut simultanément reconvertir massivement l’outil de production dédié à la production des véhicules thermiques.
Autre exemple dans le secteur de l’énergie : grâce à la transition bas carbone on monte des usines fabriquant des pales et des mâts pour les nouveaux parcs éoliens géantes mais il faut fermer les usines qui fabriquent des équipements pour les centrales thermiques.
Tous les pays accepteront-ils cette mutation ?
Les contraintes sont bien différentes suivant l’histoire et la structure économique des différents pays. En Europe, il y a une ligne de fracture entre le bloc des pays d’Europe de l’est et ceux de l’ouest.
Le système européen de tarification des émissions de CO2 est-il efficace ?
Le système d’échange de quotas de CO2 est un dispositif essentiel couvrant depuis 2005 l’Union européenne. Malheureusement, on l’a laissé totalement à la dérive entre 2010 et 2017, avec un prix de la tonne de CO2 ne permettant même pas de privilégier l’usage d’une centrale à gaz par rapport à une centrale à charbon. Une totale aberration !
Le système a été réformé, avec des mécanismes d’une complexité extravagante. Il a mieux résisté à la chute du prix du pétrole provoqué par la crise du Covid-19. Mais il serait bien plus efficace d’améliorer la prévisibilité du prix des quotas en fixant un prix plancher. Il est aussi nécessaire d’élargir la couverture de la tarification carbone à l’ensemble des émissions de CO2 résultant de l’usage des énergies fossiles.
Est-il possible de mettre en place en France une taxe carbone qui soit jugée efficace et juste ?
Oui ! il faut pour cela redistribuer une partie de la taxe en la fléchant vers les bas revenus.
Dans le Comité pour la fiscalité écologique que j’ai eu l’honneur de présider en 2014 et 2015, les parties prenantes ont beaucoup débattu de la redistribution.
Sans redistribution, une taxe carbone ampute en proportion nettement plus le pouvoir d’achat des ménages à bas revenus que celui des ménages les plus riches. Il faut donc mettre en place des mesures de redistribution et réformer la fiscalité. Faire une taxe carbone redistributive.
En 2013, en ma qualité de président pour le comité pour la fiscalité écologique, j’avais proposé de consacrer qu’un tiers de la taxe carbone soit versé aux revenus les plus bas. Cette proposition n’a pas été mise en pratique par les différents gouvernements. On a vu le résultat avec le mouvement des gilets jaunes lorsque le prix de l’énergie a recommencé à augmenter.
Allez-vous modifier vos méthodes de travail ?
Comme beaucoup d’autres, les chercheurs de la Chaire Economie du Climat ont basculé vers le tout numérique pendant le confinement. Bien sûr, personne ne souhaite prolonger indéfiniment ce type d’organisation. Les échanges humains sont indispensables, ne serait-ce que pour notre équilibre psychologique.
Mais, nous allons à l’avenir sans doute réfléchir à la limitation de nos déplacements pour des congrès ou colloques internationaux. Pour rester aux standards de qualité internationaux, il est crucial de maintenir un flux permanent d’échanges avec les meilleurs centres de recherche dans le monde. On peut certainement le faire avec moins de déplacements à l’étranger, surtout ceux en avion qui brûlent beaucoup de CO2.
Propos recueillis par Yann Le Galès
[1] Laure Cailloce, « Numérique : le grand gâchis énergétique », Journal du CNRS, 16 mai 2018.
[2] La grande évasion. Santé, Richesse et Origine des Inégalités. Angus Deaton. Editions PUF. Page 370.
À propos de :
Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, Christian de Perthuis a dirigé la « Mission Climat » de la Caisse des Dépôts puis a fondé la chaire Économie du Climat à l’université Paris-Dauphine.
Christian de Perthuis a présidé le Comité pour la Fiscalité Écologique à l’origine de l’introduction d’une taxe carbone en France. Ses travaux sur la tarification carbone font autorité.
Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Son dernier livre Covid-19 et réchauffement climatique : plaidoyer pour une économie de la résilience est paru en septembre 2019 aux éditions DeBoeck.