Bernard Sananès, président du cabinet d’études et de conseil ELABE, estime que « même sous l’effet de la crise, le pacte de la raison d’être ne peut être rompu ». C’est aujourd’hui, face aux difficultés, que les entreprises et leurs dirigeants vont devoir affronter un vrai rendez-vous avec leurs parties prenantes en prouvant que les engagements pris envers elles sont durables.
Fortement impliquées dans la crise sanitaire, les entreprises sont sorties renforcées de la première période de pandémie pendant laquelle elles ont fait la preuve de leur utilité et de leur efficacité.
72% des personnes interrogées en août 2020 estimaient qu’elles avaient été à la hauteur depuis le début de la Covid-19, soit un niveau semblable aux collectivités locales (73%), leur permettant de devancer sur cette question l’école (67%), les associations/ONG (66%) et les citoyens eux-mêmes (53%). Parce qu’elles se sont mobilisées en matière de santé publique, parce qu’elles ont continué d’assurer leurs missions essentielles, parce qu’elles ont garanti l’emploi et le salaire de leurs collaborateurs, le mouvement de confiance que les études enregistraient depuis 2017 s’est consolidé.
Près de 8 Français sur 10 ont une bonne image des entreprises, soit une hausse de 7 points par rapport à novembre 2017. Cette bonne image des entreprises est majoritaire au sein de toutes les catégories de populations – notamment parmi les salariés dans une proportion équivalente (78%) – et d’électorats. La « confiance » envers les entreprises, citée par 40% des personnes interrogées (+6 points) devance désormais la « méfiance » (42%, -6 points). Près de 2 Français sur 3 estiment que les entreprises ont le pouvoir d’améliorer le monde dans lequel on vit. Les moins de 35 ans sont même 70% à le penser.
Dans ce contexte, la tentation serait grande pour les entreprises de penser que cette confiance retrouvée vaudrait blanc-seing, ou qu’elle lui serait définitivement acquise. Et donc d’imaginer que la proclamation de la raison d’être suffit pour déclencher une adhésion a priori et sans contrôle. La réalité est assez différente. Peu connue par les Français (25%), la raison d’être recueille un crédit modéré. Cette méconnaissance nourrit un double scepticisme : en matière d’impact d’abord, seuls 50% estiment que les entreprises qui ont choisi d’avoir une « raison d’être » auront plus d’impact dans les progrès de la société que les entreprises qui ont choisi de ne pas en avoir. Et la ligne de partage est forte ensuite entre ceux qui associent raison d’être à opportunisme (51%) et ceux qui veulent croire en sa sincérité (47%). Autant dire, que si elle s’est installée comme un passage obligé pour de nombreux groupes notamment du CAC 40, si elle a nourri des débats passionnants dans un « microcosme » convaincu, la raison d’être reste une notion peu cernée et bien loin du coeur des préoccupations des Français.
Que se passera-t-il alors au moment de la sortie de crise sanitaire ? L’entreprise serat- elle prise en flagrant délit de contradiction avec la raison d’être et ses principes vertueux ? Que se passera t-il quand les difficultés économiques et sociales battront leur plein, quand les entreprises de nombreux secteurs seront contraintes de se transformer donc de se restructurer, quand les plans sociaux et les suppressions de postes lancinantes feront exploser la courbe du chômage, quand l’embouteillage de l’arrivée des « générations Covid-19 » sur le marché du travail creusera encore le désarroi des jeunes ? La contrainte économique, la pression des marchés financiers ne viendra-t-elle pas remettre en cause des mois de travail pour construire et démontrer de nouveaux engagements de l’entreprise ? À ce moment-là quel regard l’opinion portera sur l’entreprise ? Aura-t-elle été exemplaire ou décevante ?
La démarche en responsabilité de l’entreprise suppose qu’elle se préoccupe de toutes ses parties prenantes.
Sera-t-elle perçue comme protectrice ou injuste ? Malgré les points marqués dans la première étape de la crise, personne ne peut le dire aujourd’hui. Mais on ne peut exclure l’hypothèse selon laquelle l’entreprise, après avoir été au rendez-vous des attentes des Français, se retrouve alors exposée et interpellée, remettant ainsi en cause la confiance gagnée années après années grâce à l’émergence progressive d’un capitalisme responsable dont la raison d’être et la loi PACTE constituent l’aboutissement et la traduction.
En forçant un peu le trait, on pourrait dire sans crainte d’être contredit, que se doter d’une raison d’être était plus facile et plus porteur par beau temps, quand la croissance continue rythmait la vie des entreprises. C’est aujourd’hui dans les difficultés, que l’entreprise va devoir affronter un vrai rendez-vous avec ses parties prenantes et qu’elle devra prouver que les engagements qu’elle a pris envers elles sont durables. Cela pose évidemment plusieurs questions et met la pression sur plusieurs arbitrages.
Le premier concerne le match court-terme / long terme. La tension toujours palpable entre les deux temporalités va évidemment devenir plus aigüe sous l’effet d’une crise économique qui met à mal des pans entiers de l’activité. L’enjeu sera donc de réussir à convaincre que même quand l’entreprise prend des décisions sous contrainte d’échéances rapprochées, elle ne perd pas le cap du temps long, qu’elle ne sacrifie pas les résultats trimestriels, en bref que la raison d’être permet toujours comme le disait Jean-Dominique Senard dans son rapport au gouvernement « de joindre le passé au présent » ou comme le déclarait Bruno Le Maire qu’elle sera « un contrepoint utile au critère financier de court-terme, qui ne peut servir de boussole ».
Le second porte sur la priorisation entre les parties prenantes. La démarche en responsabilité de l’entreprise suppose, même s’il n’y pas sur ce point de formalisation ni de hiérarchisation, qu’elle se préoccupe de toutes ses parties prenantes. Les conséquences de la crise peuvent amener à des choix qui pendant une période plus ou moins longue, « sacrifieraient » certaines parties prenantes au profit d’autres. Clients, salariés, territoires, actionnaires peuvent avoir le sentiment, alternativement ou successivement, que leurs intérêts ne sont plus ou sont moins pris en compte par l’entreprise qui égrenait pourtant avec fierté quelques mois avant la liste des parties prenantes qu’elle entendait servir. Une hausse des tarifs, un plan social, une fermeture de site, une baisse de dividende sont-ils solubles dans la raison d’être ?
Pour survivre à la crise, le « purpose » doit être un élément fédérateur, et pas une décision venue d’en haut, il doit incarner un cap mobilisateur.
Le troisième arbitrage, ralentir ou pas, vient peser sur le rythme et sur la culture de la preuve, indispensable corollaire à l’engagement qui même pris publiquement et solennellement, même décliné en interne comme en externe, ne suffit pas à infléchir le scepticisme de l’opinion. C’est la preuve qui permet de passer de l’affirmation à la démonstration, qui permet non seulement de rendre visible mais de rendre tangible.
Beaucoup d’entreprises ont mis en oeuvre les preuves, et l’évaluation de celles-ci. Les indicateurs, solides, validés, se sont multipliés. C’est d’autant plus indispensable que cette exigence de résultats est très forte : en matière d’environnement par exemple, 84% des Français attendent qu’elles se fixent des objectifs chiffrés et exigeants (émissions de CO2, eau, déchets, …). Souvent, et c’est bien normal, ces engagements ont été conçus dans une logique de progrès, échelonnés sur plusieurs années. On ne peut pas exclure que dans la crise, la tentation de ralentir, de repousser, voire de dire avant que de faire, viennent ralentir ces précieux efforts. S’ils ne sont pas certains, ces risques existent et seront évidemment plus présents selon l’intensité et la durée de la crise. Comment les conjurer pour éviter la déception et le sentiment de promesse trahie ?
D’abord en gardant le cap. C’est là ou la raison d‘être « ADN de l’entreprise » doit être utile. Là où elle doit faire la preuve qu’elle n’était pas un slogan, une belle affiche placardée dans les couloirs ou les ascenseurs, mais bien une boussole par tous les temps. Encore faut-il qu’elle ait été pour cela suffisamment appropriée par l’interne, pour que les managers et les collaborateurs puissent y prendre appui dans leurs décisions quotidiennes. Pour survivre à la crise, le « purpose » doit être un élément fédérateur, et pas une décision venue d’en haut, il doit incarner un cap mobilisateur.
Ensuite en expliquant plus que jamais les choix et leurs contraintes, les processus de décision et leurs impacts. Face à des tournants difficiles, à des décisions douloureuses, les interpellations seront nombreuses. Venues de différentes parties prenantes, dans un pays marqué par l’inquiétude, la défiance et les fractures, elles peuvent susciter des débats houleux, des incompréhensions marquées, des réactions virulentes. Cela nécessite encore plus de pédagogie, d’écoute, de vrai dialogue. Poser les alternatives du débat, expliquer les retards, accompagner les décisions, est une des réponses qui peut permettre de surmonter les apparentes contradictions entre la raison d’être et le « business as usual ».
Enfin, plus que jamais, l’incarnation par les dirigeants est indispensable. Ce sont eux qui ont la responsabilité de porter l’engagement de la raison d’être face aux parties prenantes de l’entreprise, eux qui le plus souvent se sont emparés du sujet pour en faire une vraie clé d’entrée stratégique. C’est évidemment à eux qu’il reviendra de maintenir le cap, d’assurer l’équilibre de traitement entre les parties prenantes, d’assumer et d’expliquer les choix. C’est à ce moment précis, que leur parole sera perçue comme sincère ou pas, vis-à-vis des collaborateurs, des salariés, des actionnaires, des élus.
Ne nous y trompons pas, si l’opinion publique dont le regard sur l’entreprise a changé, peut entendre et comprendre tel ou tel décalage, tel ou tel retard, tel ou tel choix difficile, elle n’accepterait pas ce qui pourrait apparaître à ses yeux comme de la dissimulation ou de l’opportunisme. Elle ne comprendrait pas que quelques mois après avoir proclamé fièrement sa raison d’être, le retard accepté devienne renoncement, que les impératifs de court terme reprennent leur oppressant diktat, que l’intention de mieux faire n’ait été que prétexte de communication. Si c’était le cas, la confiance conquise par l’entreprise pourrait rapidement être remise en cause. Même sous l’effet de la crise, le pacte de la raison d’être ne peut être rompu.
Près de 8 Français sur 10 ont une bonne image des entreprises
des personnes interrogées en Août 2020 estimaient que les entreprises avaient été à la hauteur depuis le début de la Covid-19
des Français de moins de 35 ans estiment que les entreprises ont le pouvoir d’améliorer le monde dans lequel on vit.
Seuls 50% des Français estiment que les entreprises qui ont choisi d’avoir une « raison d’être » auront plus d’impact dans les progrès de la société que les entreprises qui ont choisi de ne pas en avoir.
Sources
Les chiffres cités sont issus de deux études : Celle réalisée par ELABE pour l’Institut de l’Entreprise du 31 juillet au 4 août 2020, et du 25 au 26 août 2020 et l’étude « Reboot Reset » réalisée par ELABE du 5 au 22 juin 2020. Auprès d’un échantillon de 10 011 personnes, représentatif de la population résidente de France métropolitaine âgée de 18 ans et plus.
Biographie de Bernard Sananès
Spécialiste des enjeux d’opinion, de l’accompagnement des dirigeants et de la communication d’influence.
D’abord journaliste, il a poursuivi sa carrière dans un groupe parlementaire puis en cabinet ministériel.
Il est ensuite directeur général d’Euro RSCG C&O (Havas), puis directeur de la Communication et des Affaires Publiques d’EDF, et président de l’Institut CSA (Groupe Bolloré).
En juin 2015, il crée ELABE, cabinet d’Etudes et de Conseil qui accompagne des grandes entreprises et des acteurs professionnels dans l’analyse des opinions et dans leurs stratégies de communication.