Aller au contenu principal
Sociétal - Augustin de Romanet
Confiance & dette globale

Augustin de Romanet : Dépenses publiques : reprendre le contrôle en France et redéfinir les trajectoires, en Europe

5min
#Confiance & dette globale Entreprises

Le président du groupe ADP et ex-membre de la commission Arthuis sur l’avenir des finances publiques explique comment la réforme de la LOLF s’est inspirée des recommandations de celle-ci sans aller jusqu’à la création d’un nouveau Haut Conseil des finances publiques réellement autonome. Augustin de Romanet décrit les critères du retour à une soutenabilité des dépenses publiques en France et se demande si un possible deuxième moment de réunion des dettes des États européens n’est pas la condition de la survie de l’UE.

Propos recueillis par Aude de Castet et Philippe Reiller

Sociétal.- Quelle est votre définition de la dette globale ? Que recouvre pour vous ce concept ? 

Augustin de Romanet.- Le concept de dette globale recouvre la dette financière des agents privés et des agents publics et, à l’intérieur de celle-ci, figure une dette comptabilisée dans les bilans des institutions en question et une autre partie, les engagements hors bilan de l'État dont la dette des retraites publiques. Dans une acception plus large, on peut également intégrer à la dette le coût de la reconstitution et de la biodiversité et de l’atmosphère abîmée par les émissions de CO2. Si l’on veut être tout-à-fait exhaustif, la dette globale, c’est l’addition de ce qui reste à payer par tous les acteurs privés et publics et qui est inscrit dans la comptabilité nationale, de ce qui reste à payer par les institutions de retraite et de la dette pour reconstituer un monde qui ne détruirait plus la biodiversité et qui ne détruirait plus la planète avec les émissions de CO2. On dispose d’estimations concernant la dette financière et celle des retraites. En revanche, la dette "écologique" est très difficile à évaluer. 

 
Y-a-t-il selon vous une singularité française de notre niveau d’endettement par rapport à nos voisins européens notamment ?   

Sauf à vouloir remonter très loin dans l’histoire, il existe une singularité de la dette française depuis 2008. La France se situait, en 2008, à un niveau d’endettement qui la classait parmi les pays dits "du Nord", plutôt vertueux. En 2021, après la crise de la Covid-19, la France qui avait le même niveau de dette que l’Allemagne en 2006, soit environ 60 % du PIB, va se retrouver à 120% du PIB, avec une perspective de dégradation, alors que l’Allemagne sera à 70% avec une perspective de retour à 60%.  

La France appartient désormais au groupe des pays dits "du Sud" les moins vertueux et cette situation dégradée s’explique par la succession de déficits alors même que notre pays a déjà le niveau de dépenses publiques le plus élevé de l’Union Européenne (EU) depuis 2015, avec 55,6% de PIB contre 46,6% en moyenne au sein de l’UE en 2019 - ce chiffre ayant encore augmenté en 2020 et en 2021 à cause de la pandémie. L’écart entre la France et l’Allemagne du niveau de dépenses publiques s’est accru de 6 points de PIB entre 2000 et 2019, en passant de 4 points de PIB à 10 points de PIB. La particularité de la France, c’est ainsi d’avoir changé de catégorie au sein de l’Europe au regard du niveau d’endettement.  

Cette situation est-elle devenue vraiment problématique par rapport à la confiance de nos partenaires européens ? 

La situation deviendra problématique le jour où les acheteurs de notre dette n’auront plus confiance dans notre capacité à la rembourser à tout moment. On ne peut pas dire que cela n’arrive qu’aux autres. En 2010-2011-2012, la Grèce, le Portugal ont connu des chocs de taux d’intérêt tellement élevés qu’ils ont été suivis de mesures de restrictions de dépenses publiques extraordinaires : baisse des salaires en Grèce, réduction de 25% des pensions au Portugal, des mesures d’économies destinées à redonner la confiance des investisseurs dans la soutenabilité de la dette de ces pays.  

Or, contrairement au Japon, dont la dette est détenue principalement par des agents domestiques ou même à l’Italie qui est en train de "relocaliser" sa dette, la dette de la France demeure majoritairement détenue et achetée par des agents étrangers, qui pourraient le moment venu se détourner, dans le meilleur des cas, et spéculer, dans le pire des cas, sur la dette française. La meilleure protection pour la France, est d’avoir une trajectoire de dette publique qui soit précisément soutenable pour les détenteurs de titres de sa dette, et donc cela passe par une politique de dépenses publiques qui soit programmée de façon rigoureuse et pluriannuelle.   

Quelles réformes structurelles devraient-elles être engagées pour réduire la dépense publique ? 

D’abord, il n’est pas souhaitable de couper la dépense publique de façon indifférenciée et excessivement forte dans un moment où l’économie se relève à peine de la crise de la Covid-19. Cette contrainte de ne pas asphyxier l’économie est une donnée dans laquelle s’engouffrent tous ceux qui ne souhaitent pas faire de réformes structurelles et courageuses. Il demeure que si nous ne sommes pas capables sur le long terme de créer des disciplines et des mécanismes qui obligent à des arbitrages, nous nous créons les conditions d’une situation qui sera le moment venu intenable.  

Dans le cadre de la mission Arthuis, nous avons proposé une mise sous contrainte des dépenses publiques dont l'évolution devrait être fixée sous une norme définie en début de chaque quinquennat et déterminée par chaque nouvelle majorité, avec une trajectoire de finances publiques associée, intégrant des hypothèses de prélèvements obligatoires. La norme devrait concerner toutes les administrations publiques et contenir en particulier des contrats financiers pluriannuels notamment avec les collectivités locales.  

La commission Arthuis avait proposé une gouvernance profondément transformée autour de trois piliers. Le premier pilier concerne la fixation en début de quinquennat d’un objectif pluriannuel qui s’imposerait au gouvernement. Le gouvernement serait alors "protégé" des tentatives de relâchement des disciplines financières à la veille des élections.  

La deuxième recommandation portait sur la création d’une vigie budgétaire indépendante et aux compétences larges. J’ai toujours pensé que la France était handicapée par l’absence d’institutions indépendantes comme le Congressional Budget Office (CBO) aux États-Unis. La commission Arthuis a estimé que le mandat du Haut Conseil des finances publiques en France était trop réduit, que ses moyens étaient trop limités et que les projections de finances publiques, qui n’excédaient pas cinq ans, étaient établies sur une durée insuffisante. Nous avons proposé l’instauration d’une nouvelle institution budgétaire dont les membres travailleraient à plein temps et qui aurait comme attribution l’évaluation de la soutenabilité des critères à moyen terme, la production indépendante  de prévisions macro-économiques et de finances publiques, le suivi de l’exécution de la trajectoire de finances publiques avec un rôle d’alerte pour le respect des engagements nationaux et européens, et puis un examen de la cohérence des lois de programmation avec le cadre pluriannuel. Il était aussi proposé d’attribuer à ce nouveau Haut Conseil des finances publiques la contre-expertise des études d’impact pour les réformes à fort impact financier. 

Enfin, le troisième pilier, c’est l’accroissement des prérogatives du Parlement et la révision du calendrier budgétaire des débuts de mandature. Pour la commission Arthuis, cela suppose que la visibilité du Parlement sur la projection budgétaire de long terme soit améliorée au-delà de cinq ans et qu’un temps beaucoup plus long soit consacré au vote de la projection pluriannuelle de la mandature et lui soit réservé au début de celle-ci.    

J’ai toujours considéré que l’ordonnance organique de 1959 sur les lois de finances s’était retournée contre ses auteurs. En donnant beaucoup de pouvoir au Gouvernement, l'objectif de cette ordonnance était de pallier les inconvénients d’une Quatrième République dans laquelle le Parlement pouvait faire voter toutes les dépenses qu’il souhaitait. D’où, par exemple, ces modalités d'application très rigoureuses de l'article 40 de la Constitution relatif au droit d'amendement en loi de finances. 

Initialement cette ordonnance de 1959 a donné tout pouvoir au gouvernement pour réfréner les velléités dépensières du Parlement. Mais avec le temps elle s’est retournée contre la rigueur budgétaire. Faute de contrepouvoir du Parlement, dont l'influence avait été réduite à la portion congrue, le gouvernement a utilisé les lois de finances pour satisfaire à ses desiderata politiques, qui sont souvent passés par un accroissement de la dépense publique sans que le Parlement ne puisse ou ne veuille vraiment la contrôler. Comme ancien responsable du bureau de la politique budgétaire et comme ex-directeur de cabinet du ministre du Budget, j’ai observé que, devant un budget de plus en plus confectionné à la seule main du gouvernement et dont le vote était également totalement maîtrisé par le gouvernement, le Parlement n’exerçait pas le rôle de contre-pouvoir qui est attendu et nécessaire dans une démocratie.  

Le Parlement a voté en novembre la proposition de loi organique Éric Woerth-Laurent Saint-Martin qui modernise la loi organique relative aux lois de finance (LOLF) en renforçant le pilotage de la dépense publique via, notamment, un encadrement pluriannuel de celle-ci et l’organisation d’un débat annuel sur la dette en septembre à l’Assemblée nationale. Est-on dans l’esprit de ce que préconisait la commission Arthuis ? 

C’est une tentative d’amélioration par rapport à l’existant, mais la commission Arthuis proposait d’aller plus loin. La nouvelle loi organique reprend nombre de nos idées mais pas celle d’un Haut Conseil des finances publiques renforcé et autonome. Je trouve cela regrettable. Cette évolution me parait inéluctable et je pense qu’on y viendra. Cela bloque encore car la Cour des comptes a toujours été très hostile au Haut Conseil des finances publiques car elle considère qu’il exerce très bien ses activités dans son giron. Personnellement, sans méconnaître le rôle utile que peut jouer la Cour des comptes, je pense que cette dernière ne peut pas être aussi indépendante du gouvernement qu’un organisme qui serait ontologiquement autonome.  

La commission Arthuis n’a pas été favorable à l’idée d’un cantonnement de la dette Covid que le gouvernement semble pourtant avoir reprise en fin de compte.  Quels ont été selon vous les termes du débat ?  

Le cantonnement est une idée qui a fait long feu. Pendant un temps, peut-être, le gouvernement a pu penser que l’idée de cantonner la dette permettrait aux Français d’avoir le sentiment que la dette Covid n’était pas si grave. Très vite la commission Arthuis est tombée d’accord pour y trouver peu de vertu. Certains, à Bercy en particulier, y étaient favorables car cela aurait permis de préempter les recettes de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). Ils craignaient que l’on ne veuille utiliser cette marge de manœuvre des recettes de la CADES, rendues disponibles à terme, pour de nouvelles dépenses liées à la dépendance. Donc le cantonnement de la dette Covid, financé par ces recettes, permettait en fait de préempter ces marges pour éviter qu'elles ne soient utilisées pour des nouvelles dépenses publiques. 

Le ministre Bruno Le Maire avait exprimé une position favorable au cantonnement mais sans la motiver très précisément. Et de mon côté, j’y étais opposé car l’on risquait de créer une espèce d’enveloppe protégée que l’on pourrait remplir à satiété en affectant toute une série de dépenses "estampillées Covid". Quoi qu’il en soit la définition de ce qui serait du ressort de la dette Covid ou pas aurait été très complexe à établir techniquement. 
 
Après avoir entendu beaucoup d’économistes dont un certain nombre partageaient notre avis et qui estimaient que tout cela faisait « emplâtre sur une jambe de bois » et était  cosmétique, la commission Arthuis s’est contentée d’indiquer qu’il était possible de répondre aux attentes d’information des citoyens en évaluant le montant de la dette Covid mais qu’aller plus loin n’avait pas vraiment d’utilité. La commission Arthuis a eu un rôle d’apaisement en tuant ce qui aurait pu être une baudruche et en détournant le débat de ce qui est intéressant, c’est-à-dire le niveau global et de la dépense publique et de la dette. 

 
Pourtant le gouvernement semble avoir assumé cette idée de cantonnement de la dette Covid… 

Le gouvernement l’a fait avec une modération à laquelle je rends hommage….  

Concernant la stratégie de désendettement à suivre, comment parvenir à trianguler entre la confiance des Français dans notre économie et la confiance de nos partenaires européens et à l’international dans l’économie de la France ? 

Cette vaste question doit d’abord être l’occasion de préciser la situation de l’Europe dans le monde financier global. Celui-ci se caractérise par deux grands blocs dominants, les États-Unis et la Chine qui, tous les deux, n’ont de fait plus beaucoup de discipline monétaire.  

Aux États-Unis, depuis la non-convertibilité du dollar, la création monétaire est érigée en pratique quasiment sans limite puisque les plafonds de dette sont relevés en permanence et les esprits des hommes politiques me semblent irrigués beaucoup plus que ce qu’ils veulent reconnaître eux-mêmes par ce qu’on appelle la T.M.M. (théorie moderne de la monnaie). Le livre de Stéphanie  Kelton paru en 2021, Le mythe du déficit,  théorise l’idée qu’un État souverain de sa monnaie n’aurait aucune limite pour la création monétaire si ce n’est l’inflation. Donc tant qu’il n’y a pas d’inflation, le devoir de l’État est, suivant cette théorie, de faire de la dépense publique pour limiter les inconvénients du chômage et de la pauvreté. Et cette économiste américaine souligne que l’État fédéral américain ne peut pas faire faillite, mais qu’en revanche l’Illinois peut faire faillite et en Europe, poursuit-elle, la Grèce, c’est l’Illinois…  

Nous connaissons une situation du monde post-Covid dans laquelle les États-Unis ont un niveau de dépenses publiques par rapport au PIB plus faible qu’en Europe et ont une double marge de manœuvre pour augmenter les dépenses : d'abord leur licence de créer de la monnaie et ensuite leur capacité d’accroître les dépenses publiques en augmentant les impôts, possibilité devenue inexistante en Europe où les impôts ont atteint un niveau reconnu comme difficilement dépassable.  

L’Europe va donc se trouver limitée pour de nouvelles dépenses, avec une seule monnaie et 27 dettes, alors même qu’aux États-Unis et en Chine il y a une monnaie et une seule dette.  


Dans la période post-Covid, les Américains et les Chinois vont en effet être en mesure de réaliser beaucoup de dépenses de défense, d’innovation, de recherche. Et les Européens ? Vont-ils pouvoir soutenir ce rythme de croissance de leurs dépenses publiques, ce d’autant plus que des marges de manœuvre devront être trouvées  pour le financement de la transition énergétique, laquelle n’est pas amortissable sur une seule génération et appelle des financements et, à tout le moins, des garanties publiques ? 

Une des grandes questions pour l’Europe va être de savoir dans quelle mesure il pourra y avoir une seconde étape au moment « hamiltonien » de la mise en commun des dettes publiques pour 750 milliards d’euros. Au moment de la crise Covid, le président de la République française et le ministre français des Finances ont obtenu de l’Allemagne qu’un emprunt européen soit consenti pour financer la relance dans les États alors que cette mutualisation de la dette était inenvisageable quatre ans avant. Dans son dernier ouvrage, Un éternel soleil, Bruno Le Maire explique que, lors de son premier déplacement à Berlin en qualité de ministre des Finances, son homologue Wolfgang Schäuble lui avait dit : « Nous pouvons parler de ce que tu veux, mais pas de dette en commun ». Quatre ans plus tard, son successeur donnait son blanc-seing non seulement au nom, mais à la chose ! L’histoire évidemment se fait dans les crises.  

On a donc connu un premier « moment hamiltonien » du nom de Alexander Hamilton, alors premier secrétaire au Trésor, qui a contribué à l’unification des États fédérés des États-Unis ! Va-t-on connaitre un deuxième moment, où toutes les dettes seront mises en commun ? La question se pose et sera peut-être un passage obligé de l’Europe si elle veut éviter, d’une part, de nouvelles crises grecques pour des États dont l’endettement pourrait créer une défiance ou être l’objet d’une spéculation et, d’autre part, si l’Europe veut pouvoir accroitre son endettement pour financer la transition énergétique, l’innovation, la recherche, voire la défense. 

Il me semblait important dans un premier temps de replacer la question des dettes publiques de chacun des États européens dans un cadre beaucoup plus global dans lequel les règles du jeu monétaire sont en train de changer. 

Qu’en est-il plus précisément de la question de la confiance dans l’économie française ? 

Cette confiance se crée par le respect d'un certain nombre de critères : d’abord celui d’une trajectoire de retour à une soutenabilité des dépenses publiques sachant que l’on fait l’hypothèse que les prélèvements obligatoires ne peuvent plus être augmentés. Il est donc nécessaire que les dépenses publiques s’ajustent pour que la dette publique revienne sous contrôle. Il ne faudrait pas autant penser que l'on pourra revenir à 60% de ratio dette / PIB dès demain matin ! Lors des auditions de la commission Arthuis, Charles Wyplosz, économiste, a montré que pour retrouver une dette à 60% du PIB en 2051 en France, il faudrait un excédent primaire de 3,5% par an, objectif qui n’est pas atteignable à court et moyen terme.  

Un faisceau de critères est nécessaire, dont le premier est cette reprise de contrôle des dépenses publiques qui soit de nature à rassurer les investisseurs, un peu comme une entreprise privée rassure les agences de notation. Lorsque ADP s’est retrouvé sans recettes pendant la crise de la Covid-19 et a dû subitement emprunter 4 milliards d’euros sur les marchés financiers, nous avons été en mesure de lever cet argent en présentant simultanément à nos investisseurs un programme de réduction des dépenses leur donnant confiance dans le fait que nous pourrions rembourser cette dette. 

La deuxième condition est la création d’un contexte favorable à la création d’emplois, à la création d’entreprises - où la France est bien placée désormais - et à une attention portée au partage des richesses, puisque la propension moyenne à consommer des personnes à bas revenus est très supérieure à la propension moyenne à consommer des personnes aisées. Un accroissement abusif de l’écart des richesses peut être très nuisible à la croissance sans même parler de son incidence négative sur la cohésion sociale. 

Troisièmement, il faut préserver les conditions de l’ascenseur social qui est le carburant qui fait se mouvoir des jeunes générations qui veulent améliorer leur situation et porter attention à la formation tout au long de la vie. 

S’agissant de la soutenabilité d'un tel programme par l’opinion, on peut noter que de nombreux candidats à l’élection présidentielle plaident pour de nouvelles dépenses publiques notamment dans les secteurs régaliens et de la santé. Ceci pose le problème de la redéfinition du périmètre de l’État.  

Ce périmètre doit bien entendu être redéfini. Le nombre de fonctionnaires de l’État des collectivités locales et des hôpitaux s’est accru de près de 1 million depuis 20 ans, et le service public n’a globalement pas été amélioré. Par exemple, dans le domaine de l’éducation, une politique consistant à augmenter les rémunérations des enseignants quitte à accroitre leurs obligations de service mais à en diminuer le nombre serait infiniment préférable.  

L’Union européenne va bientôt redéfinir ses critères de discipline budgétaire, autrement appelés critères de Maastricht. Quelle est votre approche de ce sujet ? 

Cette question est à l’ordre du jour des discussions européennes de 2022. Cela sera un test de la cohésion européenne. Je crois qu'il faut renoncer aux chiffres mythiques des critères de Maastricht. Le montant de 3% de déficit n’a plus beaucoup de sens (je pense que ce montant est beaucoup trop élevé). L’important est pour moi la soutenabilité de la trajectoire de dette publique. Celle-ci ne peut être hors de contrôle, faute de quoi le financement de l’État qui détient cette dette est à terme menacé. Un tel État serait menacé d’une crise de soutenabilité comme l’ont été le Portugal et la Grèce.  

Donc beaucoup plus que s’en tenir au seul montant absolu de dette publique par rapport au PIB, il faut redéfinir des conditions de sa trajectoire. Un État avec 120% de dette publique mais qui aurait des dépenses publiques sous contrôle et un déficit public en réduction tendancielle serait en meilleure position qu’un pays avec 60% de dette par rapport au PIB et un déficit en hausse non contrôlée. Il faut recréer le lien entre la question du niveau de la dette publique et celle de sa soutenabilité, comme les entreprises privées le font vis-à-vis des agences de notation. 

Votre vision de la gestion budgétaire et de la dépense publique a-t-elle évolué à travers les différentes fonctions (Finances, ministère de la transition écologique et de la cohésion sociale, Caisse des dépôts, ADP) que vous avez occupées ?  

Je peux relever un certain nombre de constantes. La première d’entre elles renvoie à la phrase de Keynes disant que les économistes sont esclaves de la génération d’économistes qui les a précédés. Je pense que les économistes des années 70-80, tout comme les politiques, ont été esclaves d’un keynésianisme mal compris. Au début des années 70, on expliquait dans les manuels de finances publiques, à partir du « théorème d’Haavelmo » que pour avoir un PIB qui soit ex post de 1% à ce qu’il aurait été ex ante, il suffisait d’augmenter les dépenses de 1% et d’augmenter les recettes de 1%. En 1960, nous étions à 30% de dépenses et à 30% de recettes par rapport au PIB, les budgets publics étaient en équilibre. Et puis, chaque année, on a augmenté entre 0,3 point et 0,6 point les dépenses et les recettes publiques. Ceci a duré jusqu’à Valéry Giscard d’Estaing qui, arrivé aux alentours de 40% de prélèvements obligatoires, affirmait qu’au-delà de ce chiffre, on était un pays "socialiste". Un niveau qu’il a franchi lui-même après avoir présenté le dernier budget en équilibre de la Vème République, celui de 1974.  Avec François Mitterrand, on continue à augmenter chaque année la dépense publique mais on arrête d’augmenter la recette au même rythme. À ce moment-là, on rentre dans une spirale de déficit.  

Donc la première constante des finances publiques que j’ai pu observer pendant mon activité professionnelle, c’est un keynésianisme permanent et mal compris, les politiques ayant énormément de mal à intégrer l’idée que ce n’est pas la dépense publique qui réduit le chômage. Bien au contraire on observe une corrélation inverse.  

La deuxième constante est que les pouvoirs publics en général ont été assez coupables, à commencer par la direction du budget du ministère des Finances dans laquelle j’ai commencé mon activité : elle n’a jamais été proactive pour déployer une politique dans laquelle on acceptait de bien payer les agents publics en limitant le nombre. On a systématiquement eu une politique malthusienne pour les rémunérations, qui, additionnée à des défaites régulières sur le nombre d’agents publics, dont on continuait l'accroissement, a conduit à trop d’agents publics extrêmement mal payés. La responsabilité en incombe en partie au ministère du budget dans lequel j’ai pu observer ces comportements de près.  

Ma troisième notation concerne l’affaiblissement du Parlement qui est résulté de l’ordonnance organique de 1959, à l’époque rédigée pour la bonne cause, mais qui s’est retournée contre la rigueur financière, les gouvernements dépensiers ayant excessivement réduit le rôle du Parlement et n’ayant plus aucun contre-pouvoir.  

Enfin, je relèverai l’extraordinaire court-termisme de notre administration qui n’a pas permis à nos hommes politiques de développer leurs perspectives long-termistes. Je citerai une anecdote personnelle :  En 1996, en fonction au cabinet du ministre du budget, désireux de m'assurer de la possibilité d'assurer la qualification de la France pour l’euro, j’avais demandé aux services du budget de fournir au ministre des projections budgétaires triennales. La direction du budget m’avait répondu que ce n’était pas possible, et qu'elle ne "savait pas le faire". Je les ai donc réalisées moi-même ! Deux ans après, je faisais une mission sur les projections pluriannuelles dans les différents pays du monde et j’observais qu’aux États-Unis on systématisait les projections budgétaires à 30 ans. Notre pays a très longtemps été beaucoup trop court-termiste en matière de projections de finances publiques. On a toujours eu en France une certaine difficulté à avoir un rapport avec la vérité sur les projections de long terme, qu’il s’agisse des dépenses de l’État, de la sécurité sociale ou des retraites. 

Par rapport à ces particularités que vous venez de pointer, qu’est-ce qui a changé dans la période récente dans un sens favorable au rétablissement de la confiance ? 

Ce qui a vraiment changé, dans un certain consensus, c'est la conscience de l’impossibilité d’augmenter les impôts. C’est une nouveauté pour laquelle il faut rendre hommage à Emmanuel Macron et à Bruno Le Maire qui en ont fait une devise. À force de marteler cette contrainte, on crée les conditions du début de la vertu. S’obliger à ne pas augmenter les impôts dès lors que l’on ne peut pas ne pas savoir que cela obligera à faire des arbitrages sur la dépense, c’est une attitude assez récente dans l’histoire économique de la France. Je crois que la majorité du pays adhère à cette contrainte que se sont fixés nos dirigeants depuis quatre ans.  

L’opinion publique place la question de la dette en bas de classement de ses préoccupations dans la campagne présidentielle. Cela vous inquiète-t-il ? Le « quoi qu’il en coûte » a-t-il fait du mal à cet égard ?  

Cette situation est malheureusement traditionnelle. Le « quoi qu’il en coûte » ne change rien au fait que le taux d’actualisation des citoyens est incroyablement élevé. Ce qui les préoccupe c’est leur vie quotidienne. Le fait que le pays puisse être le cas échéant menacé d’une situation à la grecque ou à la portugaise dans plusieurs années n’est pas appréhendable par eux. Les citoyens n’ont pas les instruments pour comprendre que cette situation n’est pas totalement impossible.  

Ce n’est pas atypique dans l’histoire. Il y a deux sujets qui préoccupent traditionnellement peu les électeurs, c’est la place de la France dans le monde et le poids de la dette.   

La seule façon de traiter la question est de la traiter par une pédagogie du long terme qui mette en avant le fait que l’indispensable redressement se déroule de façon progressive et en portant une très forte attention à la cohésion sociale, à la préservation de l’ascenseur social, à la formation continue et à tout ce qui permet de ne pas accroitre les inégalités.  

Vous restez néanmoins optimiste ? 

C’est une émotion à laquelle je m’oblige.