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Armand Hatchuel - Les sociétés à mission, à l'épreuve du réel : Les enjeux sociaux et académiques
Gouvernance et Raison d'être

Armand Hatchuel - Les sociétés à mission, à l'épreuve du réel : Les enjeux sociaux et académiques

5min
#Gouvernance et Raison d'être Analyses

Le professeur de Mines ParisTech et membre de l’Académie des technologies revient sur les origines de la société à mission. Il rappelle notamment les travaux français menés sur le sujet, autour de l’objectif de réconciliation entre l’entreprise et le progrès collectif.

Propos recueillis le 30/12/20 par Antoine Goutaland, Jérémy Lévêque, doctorants au Centre de gestion scientifique CGS-i3, UMR CNRS 9217, Mines Paristech, PSL Université.

SOCIÉTAL.- Danone, première société à mission cotée et ambassadrice visible du modèle récent d’entreprise à mission, a annoncé fin novembre 2020 un plan de suppression d’emplois important. Cela ne montre-t-il pas qu’avant d’avoir une raison d’être, l’entreprise doit d’abord et avant tout être rentable ?

Armand Hatchuel.- L’adoption par Danone de la qualité de « société à mission » a véritablement constitué un événement qui a mis en lumière cette innovation juridique française, à laquelle les médias et les observateurs n’avaient pas prêté beaucoup d’attention jusque-là. La notoriété mondiale de Danone, sa longue tradition sociale ont beaucoup contribué au retentissement de cette décision. Et tout naturellement, lorsque Danone a annoncé quelques mois après, son plan de suppression d’emplois, les commentaires ont été encore plus nombreux pour souligne  l’inutilité voire le caractère illusoire de la qualité de société à mission. À vrai dire, il fallait peutêtre ce « scandale » - dont on va voir qu’il n’est qu’apparent - pour qu’experts et profanes se penchent plus attentivement sur ce qu’est une société à mission, ce que dit la loi, et plus particulièrement, sur les engagements que ce statut implique. Le cas Danone constitue donc une intéressante épreuve pour cette innovation, car elle impose de revenir au réel et à une compréhension exacte de la réforme de l’entreprise introduite par la loi PACTE. En tout cas la teneur générale du débat public sur cette affaire a clairement démontré que ni le texte de la loi ni ses fondements étaient suffisamment partagés.

Rappelons que la société à mission est une qualité introduite par la loi PACTE. Elle stipule que toute société anonyme peut se doter d’une mission en plus de l’objectif classique de partage des pertes et des bénéfices entre les associés.

La loi précise que cette mission librement choisie peut être de nature sociale ou environnementale. Une fois la mission inscrite dans les statuts, l’entreprise s’engage alors à mener à bien son exécution. Et, innovation de portée considérable, la loi stipule que l’entreprise à mission doit se doter d’un double contrôle de cette exécution : d’une part, un nouvel organe, le comité de mission qui comporte au moins un salarié, et éventuellement des membres extérieurs à l’entreprise ; d’autre part, un audit par un tiers indépendant accrédité. Et ces deux éléments devraient considérablement changer l’analyse et la perception du cas Danone.

 

La société à mission est une qualité introduite par la loi PACTE. Elle stipule que toute société anonyme peut se doter d’une mission en plus de l’objectif classique de partage des pertes et des bénéfices entre les associés.

 

Concrètement, comment ce contrôle de la mission peut-il s’effectuer dans le cas de Danone, et donc d’une suppression d’emplois ?

Remarquons d’abord qu’une société à mission, comme toute autre action collective humaine, coopérative ou associative, ne peut pas s’interdire toute suppression d’emploi. Le fait d’être société à mission ne permet d’échapper ni à l’infortune commerciale, ni aux erreurs de gestion, ni à un accident de parcours. De même, ces sociétés n’échappent pas non plus à l’exigence d’une certaine rentabilité, serait-elle à minima celle qui permet la réalisation des missions.

Pour toute entreprise aussi, la suppression d’emplois est soumise aux règles établies par le droit du travail. Mais la société à mission se soumet volontairement à une exigence supplémentaire : il lui faut démontrer que cette suppression est compatible avec sa mission et ne met pas en péril la réalisation de cette dernière. Supposons que cette suppression d’emplois soit conduite dans le seul but d’accroitre la rentabilité et de verser des dividendes supérieurs, et que ce choix conduise à n’affecter aucun moyen suffisant à la réalisation de la mission : alors, on aurait une contradiction claire avec les engagements statutaires de l’entreprise. On ne saurait trop souligner ce point : ce que la société à mission veut faire, c’est préserver l’affectation des bénéfices de l’entreprise nécessaires à ses objectifs sociaux et environnementaux. Au lieu de crier à la trahison, dans le cas de Danone, les questions que chacun aurait pu poser étaient prévues par la loi : quel est l’avis du comité de mission sur la compatibilité entre ces suppressions d’emplois et la mission de Danone ? Et, dans 18 mois, selon la loi, que dira l’OTI (l’Organisme Tiers Indépendant) de l’exécution par Danone de sa mission ? Dans l’histoire, c’est la première fois qu’une société anonyme est soumise à de telles redditions de compte.

 

Une société à mission, comme toute autre action collective humaine, coopérative ou associative, ne peut pas s’interdire toute suppression d’emploi.

 

Revenons maintenant à l’origine académique de ces transformations. Pourriez-vous nous expliquer les questionnements à l’origine du terme « entreprise à mission » ?

Les travaux français sur ce sujet ont débuté dès 2007 autour de l’objectif de réconcilier l’entreprise et le progrès collectif. On ne parlait pas à cette date de mission mais d’intérêt collectif. Cette idée reposait sur deux constats. Tout d’abord, que les entreprises avaient subi depuis les années 80 une « grande déformation » doctrinale et  opérationnelle. Le lien fondamental qui reliait le profit des entreprises à la prospérité collective s’était progressivement délité. L’adage « what’s good for General Motors is good for America » devenait de moins en moins vrai, partout dans le monde et dans beaucoup de secteurs.

Conjointement, on a assisté à une montée générale des périls, d’abord sociaux, montée du chômage de masse, de la précarité et panne généralisée de l’ascenseur social, et surtout de l’investissement des entreprises dans la recherche, qui comme le montre une histoire plus attentive du tournant du XXème siècle avaient ancré l’entreprise moderne dans la société. À ces premières menaces pour la cohésion sociale, sont venus s’ajouter les périls environnementaux au premier rang desquels les questions climatiques.

 

Il fallait réinventer l’entreprise, pour la réconcilier avec la société d’aujourd’hui, mais aussi et surtout pour qu’elle contribue de manière plus responsable à la société de demain.

 

Comme chercheurs en sciences de gestion, nous savions que « l’entreprise moderne », était une invention récente, portée au cours du XIXème siècle par de nouveaux acteurs sociaux : ingénieurs, innovateurs commerciaux, entrepreneurs-inventeurs, dont la contribution historique tenait surtout à sa puissance scientifique et créatrice, et qui avait pu rompre avec les mécanismes économiques ou sociaux du monde traditionnel.

Or, si cette puissance était obérée ou détournée par des mécanismes délétères, il fallait réinventer l’entreprise, pour la réconcilier avec la société d’aujourd’hui, mais aussi et surtout pour qu’elle contribue de manière plus responsable à la société de demain, et plus largement, à la civilisation mondiale qu’il va falloir reconstruire.

La crise de 2008 a été un accélérateur important de nos travaux et venait corroborer ces thèses. Car il ne s’agissait pas d’une crise financière : ce terme porte sur ses symptômes mais ne dit rien de ses causes. En réalité, il s’agissait d’une crise de l’entreprise bancaire, et plus particulièrement de la gouvernance actionnariale qui avait envahi le système bancaire, alors même que depuis les années 1880, la réglementation des établissements financiers avait cherché à responsabiliser cette gouvernance. Les banques avaient donc elles-mêmes subi la grande déformation en devenant des sociétés anonymes tournées vers la seule valeur actionnariale et en se dotant d’objectifs de performance aveugles qui ont favorisé les pratiques financières irresponsables que l’on sait.

 

Ce qui dirige le développement socio-économique se trouve toujours dans la gouvernance des forces créatrices, donc des entreprises.

 

C’était malheureusement une belle démonstration que ce qui dirige le développement socio-économique se trouve toujours dans la gouvernance des forces créatrices, donc des entreprises. Ni les lois de l’échange, ni les politiques publiques ne sont créatrices de richesses, elles peuvent peser sur cette création, elles ne peuvent s’y substituer.

Face au choc de 2008, nos travaux ont rencontré la réflexion de grands patrons comme Antoine Frérot. Ils ont aussi été retenus en 2009, à la suite d’un appel d’offres, pour nourrir un programme de recherche ambitieux au Collège des Bernardins.

Comment expliquer cette mutation dans la gouvernance des entreprises ?

Il faut revenir aux années 1970 quand la concurrence asiatique - d’abord venue du Japon, puis d’autres grands pays de ce continent - est venue bouleverser l’industrie américaine qui croyait sa puissance incontestable autant que ses savoirs managériaux. Parangon de la productivité industrielle dans les années 60, les entreprises américaines traditionnelles faisaient soudain pâle figure.

Pour expliquer ces déconvenues, et donc la baisse de la compétitivité occidentale, ce ne sont pas des études fines des capacités comparées de recherche et d’innovation qui ont été mises en avant à l’époque. Nous en savons beaucoup plus sur ce sujet aujourd’hui. On a accusé les entreprises américaines d’être devenues « paresseuses » car dominées par une collusion entre les managers et les salariés, au détriment des actionnaires, dont les profits seraient les meilleurs indicateurs et les meilleurs stimulants de l’efficacité générale d’une économie.

Qu’une telle thèse ait pu prévaloir, y compris dans les milieux savants, montre rétrospectivement la pauvreté des connaissances scientifiques sur ce qu’ont été les véritables mécanismes d’enrichissement de l’Occident. Aujourd’hui, les avancées de l’histoire et des sciences de gestion permettent de mieux mesurer l’étendue de cette incompréhension.

 

La critique du managérialisme vient surtout des conceptions libérales qui ont toujours eu beaucoup de mal à penser l’entreprise moderne, scientifique et créatrice, avec les cadres théoriques à leur disposition.

 

Paradoxalement, au moment où on critique le managérialisme des années 70 et 80, on voit naître une génération nouvelle d’entreprises américaines qui vont avoir un succès insolent, gérées par des leaders charismatiques, et qui ne respecte aucune des théories financières que l’on applique à la nouvelle gouvernance industrielle. Elles donneront par la suite les géants des technologies de l’information que nous connaissons aujourd’hui.

À vrai dire, la critique du managérialisme vient surtout des conceptions libérales qui ont toujours eu beaucoup de mal à penser l’entreprise moderne, scientifique et créatrice, avec les cadres théoriques à leur disposition. C’est une observation assez banale que des erreurs scientifiques peuvent peser lourdement sur les politiques publiques.

Le problème est que les théories financières qui veulent lutter contre le managérialisme n’ont pas de théorie du gouvernement d’entreprise et ne peuvent penser qu’une simple gestion de commission marchande. Elles traitent le dirigeant comme un courtier qui doit être payé au prorata des bénéfices des affaires qu’il réalise au profit de ses commanditaires. On va donc recommander l’alignement des dirigeants sur l’enrichissement des seuls actionnaires. Le simplisme du procédé va pour autant être légitimé par un échafaudage théorique sur la perfection des marchés financiers, comme si la circulation fluide des actions et l’optimisation de leur rentabilité pouvait à elle seule expliquer la naissance d’entreprises innovantes, l’engagement des salariés et la qualité des produits.

Cette philosophie va pourtant s’imposer comme une soft law qui va conduire à des codes de gouvernance (corporate governance) partagés et légitimés par les pouvoirs publics au cours des années 90-2000. Ces doctrines ont été prescrites dans les places boursières et dans les entreprises côtés. Mais elles ont diffusé beaucoup plus largement en pénétrant avec force dans les écoles de management qui y trouvaient une légitimité nouvelle, avant la crise.

 

Le mouvement de la responsabilité sociale des entreprises s’inscrit dans la tradition du mouvement social, porté par des ONG, et dont l’objectif est de bousculer et d’infléchir les habitudes et les activités des entreprises.

 

La corporate governance s’est-elle imposée sans encombre dans le paysage académique ?

La corporate governance a d’abord été critiquée dans la littérature anglo-saxonne : par des juristes et des spécialistes du management. La ligne de front contre la gouvernance actionnariale s’est partagée dans deux champs. Tout d’abord, elle est venue de l’École stratégique qui critique l’absence, dans cette théorie, des intérêts d’autres acteurs qui pourtant sont essentiels à l’activité et à la performance de l’entreprise. Négliger les points de vue, d’acteurs internes et externes de l’entreprise, autres que les actionnaires, peut mettre en danger l’entreprise, au niveau le plus opérationnel de l’activité. La théorie des parties prenantes – ou stakeholder theory - est le nom savant de cette doctrine qui part de la réalité des activités d’une entreprise pour comprendre les ressources techniques et sociales qui lui sont stratégiques.

La seconde critique, portée par des juristes, s’est efforcée de montrer que la corporate governance avec le primat qu’elle accorde aux seuls intérêts des actionnaires était fausse en droit. Soit parce qu’elle traite à tort les actionnaires comme des propriétaires de l’entreprise. Soit parce que le droit des sociétés considèrerait que le devoir du conseil d’administration est de garantir l’équité de traitement de tous les acteurs qui forment l’entreprise. Cette deuxième thèse est connue sous le nom de team production theory.

Mais la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne suffit-elle pas à infléchir ces tendances ?

Le mouvement de la responsabilité sociale des entreprises ne s’attaque pas fondamentalement, et théoriquement, à la corporate governance, c’est-à-dire aux codes de gouvernance de la société anonyme. Il s’inscrit dans la tradition du mouvement social, porté par des ONG, et dont l’objectif est de bousculer et d’infléchir les habitudes et les activités des entreprises. Dans l’ensemble, ce mouvement veut agir sur le risque réputationnel, la crédibilité, ou la perturbation apportée à des entreprises. Mais il n’est pas porteur d’une conception nouvelle de l’entreprise elle-même, ou trouve dans le mouvement coopératif et associatif des cadres qui lui conviennent.

Pourquoi alors ces critiques- n’opèrent-elles pas ?

Avec Blanche Segrestin, notre analyse nous a vite convaincus que les critiques juridiques de la corporate governance n’arrivaient pas à établir clairement que le droit des sociétés était fondamentalement en opposition avec la valeur actionnariale. Et en outre, il nous semblait que le droit donnait aux actionnaires des prérogatives qui permettaient de mettre en oeuvre leur primat.

C’est ainsi qu’il est certainement juridiquement fondé de dire que « les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprises » (Robé), mais depuis 1867 (date de libéralisation de la société anonyme en France) le droit a constamment confirmé les pouvoirs des actionnaires qui leur permettent d’agir comme « des propriétaires » : les conditions de révocations du dirigeant, les décisions de partage des bénéfices, etc. Seul le droit du travail a pu et de façon très indirecte, servir de limite à ces prérogatives.

 

La théorie de l’entreprise doit partir de son activité et surtout des spécificités de cette dernière dans le cadre sociétal et civilisationnel.

 

La théorie des parties prenantes, comme pensée stratégique, n’avait quant à elle pas d’assise juridique. Elle constituait une doctrine de management, une norme de bonne gestion, qui devait être appropriée par le dirigeant, mais à charge pour lui de la défendre auprès de ses actionnaires. En pratique, les dirigeants qui reconnaissent la pertinence de la théorie, soulignent aussi qu’elle ne pèse pas lourd face à la pression des analystes financiers et de facto, contestent eux-mêmes la latitude d’action que suppose la théorie des parties prenantes.

Ces grandes critiques académiques, stratégiques et juridiques, n’étaient donc pas opérantes et ne proposaient pas d’alternative théorique suffisamment crédible. La ligne de front s’est alors enlisée donnant le sentiment d’une bataille perdue d’avance ou que tout avait été dit sur le sujet.

La RSE quant à elle ne s’oppose pas directement aux codes de gouvernance car elle s’intéresse aux activités de l’entreprise et pas à son droit. Elle se développe comme une contre-culture politique et sociale. Il faut cependant lui reconnaître que son activisme s’est accompagné d’une capacité à stimuler le développement d’un outillage normatif (ex. triple compatibilité, bilans RSE etc.). Et si l’influence de cet outillage sur la stratégie reste limité, en revanche, ces instruments ne demandent qu’à servir, si le cadre de responsabilité leur donne une légitimité. Et la société à mission offre à l’évidence un cadre favorable à ces outils et nous le voyons déjà en pratique.

Où se place alors la voie française ?

Ce qu’il y a de nouveau et d’original dans les travaux français, c’est une prise de position sur la nature de l’entreprise qui ne peut être réduite ni à un phénomène économique ni à la société anonyme. La corporate governance ne décrit pas la gouvernance de l’entreprise : c’est un abus de langage ! Elle décrit la gouvernance de la société commerciale. Pour nous, la théorie de l’entreprise doit partir de son activité et surtout des spécificités de cette dernière dans le cadre sociétal et civilisationnel.

On n’a pas assez remarqué que les calculs économiques d’une entreprise ne sont en rien spécifiques de celle-ci ! Tout ménage investit et spécule sur ses investissements. De même la distinction capital-travail n’est en rien propre à l’entreprise. En revanche, seules les entreprises régénèrent l’espace des connaissances, des procédés, des biens, des usages, et plus généralement de tout ce qui produit la vie quotidienne.

 

Depuis la deuxième moitié du XIXème siècle , l’entreprise constitue une révolution dans la logique même de notre construction collective.

 

C’est cela qui est la singularité de l’entreprise, donc qui fonde sa nature. Or, cette entreprise-là, capable de processus d’innovation et de recherche, capable d’invention, capable de produire intentionnellement des mythes et des imaginaires, constitue une rupture anthropologique et civilisationnelle majeure qui ne peut même pas être confondue avec la modernité car elle transforme précisément les régimes de ce que nous appelons modernité comme le montre l’impact des GAFA sur l’histoire mondiale.

Depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, l’entreprise constitue donc une révolution dans la logique même de notre construction collective.

Le management et la gestion scientifique, comme phénomènes académiques et éducatifs, naissent d’ailleurs de cette entreprise moderne et non des bureaucraties d’État qui se développent dès le XVIIIème siècle, comme on le croit souvent. L’entreprise moderne marque donc l’invention d’un type d’action collective et des normes de gestion adaptés à son existence singulière.

 

L’objectif de l’entreprise n’est pas le seul partage des bénéfices et des pertes mais la mise en mouvement des potentiels de chacun dans un processus de transformation locale du monde dont l’une des retombées ou l’une des conditions d’existence, est la formation de bénéfices pour tous.

 

On pouvait donc à bon droit définir l’entreprise comme un collectif de création collective car c’est cela qui la différencie des autres formes d’action collective et non pas la seule recherche du profit qui est inhérente à toute activité confrontée à l’incertitude commerciale ou budgétaire. Cette définition reposait ainsi sur une forte assise historique et surtout rendait compte d’un rapport au futur qui est inséparable d’une vie d’entreprise.

Sur de telles bases, il devenait plus aisé d’opposer une critique scientifique et opératoire à la corporate governance. L’objectif de l’entreprise n’est pas le seul partage des bénéfices et des pertes mais la mise en mouvement des potentiels de chacun dans un processus de transformation locale du monde dont l’une des retombées ou l’une des conditions d’existence, est la formation de bénéfices pour tous. Et c’est bien pour cette raison que le travailleur le plus modeste peut s’interroger sur les décisions et les plans de l’entreprise qui veut l’embaucher car en y travaillant il prend des risques pour ses salaires futurs.

Cette thèse historique déroute au regard de l’analyse économique…

La thèse de l’entreprise comme création collective relève d’une épistémologie précise et non réductrice : celle qui prend acte des conditions anthropologiques et des normes de gestion – donc cognitives et relationnelles qui permettent que quelque chose comme une entreprise existe et puisse produire des inventions qui changent la vie collective, même modestement. Cette approche permet de restaurer une série de réalités dont l’analyse économique ne peut rendre compte, de même qu’une médecine simplement anatomique ne peut rendre compte des troubles hormonaux ou immunologiques d’un organisme.

La notion de création collective permet de ne pas réduire l’entreprise moderne au déploiement naturel des lois du commerce ou des métiers. Les modèles économiques aussi sophistiqués soient-ils - par exemple la croissance endogène - ne peuvent décrire les logiques de l’indécidabilité, de l’inconnu et de la désirabilité qui ont conduit aux grandes innovations comme l’électricité ou le chemin de fer, ni comme d’ailleurs le fait qu’un vaccin puisse aujourd’hui être conçu en un an alors qu’il en fallait dix auparavant. L’entreprise ne peut être comprise qu’à l’échelle de sa propre activité et par des cadres théoriques appropriés.

Certes, un contexte financier ou fiscal peut « tuer » des entreprises mais cela n’explique pas ce qu’est une entreprise, pas plus que constater que les poissons meurent quand on les sort de l’eau n’explique la physiologie des poissons.

Comment cette thèse a pu s’opposer à la corporate governance ?

Parce qu’elle conduit à la nécessité d’inscrire la théorie de l’entreprise dans un droit qui ne connaît que la société ! Il fallait que le droit se rapproche du modèle d’action collective qui décrit le mieux l’entreprise et fonde sa « bonne gestion » au regard de tous ceux envers qui l’entreprise s’engage. Il y avait cependant plusieurs voies possibles pour avancer dans cette direction.

Nous avons alors étudié toutes les initiatives même les plus récentes. Nous avons alors découvert les nouvelles formes d’entreprise américaines qui apparaissent vers 2006. Ces initiatives avaient pour objectif de résoudre les conflits entre le dirigeant et les actionnaires, lorsque le premier s’écartait de la recherche de la valeur actionnariale pour poursuivre des objectifs différents. Il y a eu d’abord la benefit corporation. Celle-ci s’appuie sur un référentiel d’évaluation auquel chaque entreprise doit souscrire. Ce référentiel est élaboré et suivi par un laboratoire d’évaluation RSE, le B-Lab. Ce modèle qui impose aux entreprises des objectifs définis en dehors d’elle, n’est pas repris dans une seconde initiative, celle en 2011 des flexible ou social purpose corporations, qui instaure une libre formulation de la mission, conditionnée par un rapport sur son exécution.

Que fallait-il retenir de ces expériences ? Il nous a semblé qu’elles représentaient une véritable rupture mais dont les implications théoriques n’avaient pas été suffisamment explorées. De plus, le dispositif en droit était encore à élaborer de façon plus cohérente et plus complète.

Cela nous conduit en 2012 à proposer un premier modèle : la « société à objet social étendu ». Mais si l’objectif de protection de la latitude du dirigeant est mieux atteint par cette formule, il restait à résoudre la question de la crédibilité des entreprises qui se dotent d’un tel objet social, problème que les profit-with-purpose companies américaines n’avaient pas voulu aborder car elles craignaient que ce purpose ne soit un engagement opposable à l’entreprise par des tiers autres que le dirigeant. Or en 2013, la catastrophe du Rana Plaza a provoqué une remise en cause violente de la crédibilité des engagements RSE. Beaucoup de grandes marques internationales impliquées dans ce drame étaient parmi les mieux classées dans ce domaine. Depuis cette date, il s’est opéré une dégradation significative de la crédibilité des dirigeants et des entreprises.

Ces questions sont reprises dans la thèse de Kevin Lillian, dirigée par Blanche Segrestin, qui aboutit à une synthèse plusieurs fois primée, sur les entreprises à mission.

 

La « mission » doit donc être vue comme une nouvelle norme de gestion qui donne le cadre de responsabilité de l’entreprise face au monde qu’elle transforme.

 

Cette thèse, reprend la notion d’objet social étendu, et celle de purpose, pour les unifier dans une dynamique de construction de la « mission ». Cette notion englobe deux aspects : d’une part des engagements d’équité et de justice dans la reconnaissance des contributions et des patrimoines de l’entreprise ; d’autre part, la formulation de futurs désirables qui mobilisent la création collective dans l’entreprise et dans son écosystème. Ces deux types d’engagements sont indissociables et se renforcent mutuellement.

La « mission » doit donc être vue comme une nouvelle norme de gestion qui donne le cadre de responsabilité de l’entreprise face au monde qu’elle transforme. Il devient alors impératif de lui associer des instruments de contrôle spécifiques : en interne, le comité de mission, un organe dédié à la mission et son suivi ; en externe, un auditeur spécialisé. Ainsi, on recompose le schéma historique qui a associé le conseil d’administration et les dispositifs comptables comme système de reddition des comptes dans la société anonyme. Mais cette fois, ceux à qui on rend des comptes vont bien au-delà des actionnaires, ce sont tous ceux à qui la mission de l’entreprise formule des promesses et envers qui elle reconnait des engagements. Le modèle ainsi complété exprime pour la première fois, dans le droit, le processus de création collective responsable qui est l’essence de l’entreprise.

Comment la proposition s’est-elle transformée en loi ? Comment s’est déroulé le processus législatif ?

Il faut ici rendre hommage au dispositif de recherche du collège des Bernardins qui a notamment organisé trois colloques importants sur l’entreprise responsable en 2009, 2013 et 2017 et dont les participants ont intensivement publié. La question de la société à mission a constitué un des axes majeurs de ces travaux.

Puis, en 2017, après une déclaration du nouveau Président Macron qui appelait à une « nouvelle définition de l’entreprise et de ses finalités », nous avons pu constater une réelle écoute et une détermination forte du cabinet du Ministère du Travail pour engager une réforme législative. Sous son égide, nous avons pu ainsi faire connaître nos travaux dans plusieurs cabinets ministériels et à l’Élysée.

La suite est publique. Nous avons été entendus par les missions Guérini-Touraine, courant 2017 puis Notat-Senard en 2018. Nous avons pu noter que notre travail théorique sur la nature de l’entreprise, sur son histoire, sur la distinction entre société et entreprise contribuait à ouvrir des perspectives nouvelles, sans lesquelles tout débat sur l’entreprise semblait enlisé à jamais dans la conflictualité capital-travail.

En outre, l’ensemble du diagnostic sur les dérives actionnariales, sur la perte de crédibilité des entreprises ne faisait plus débat. Il était admis que l’entreprise devait être considérée comme un sujet responsable capable de se doter d’un futur qui ne se confond pas avec les seuls intérêts de la société.

L’implication de quatre ministères a permis à la mission Notat-Senard d’aboutir rapidement à un rapport qui a eu un réel impact. Ce rapport intégrait remarquablement l’ensemble des apports théoriques. À l’exception regrettable de l’augmentation de la participation des salariés aux conseils d’administration, le gros des recommandations du rapport trouva rapidement sa place dans l’agenda législatif. Outre la société à mission, plusieurs dispositions nouvelles ont permis d’inscrire la création collective et la responsabilité des entreprises au coeur du cadre juridique. La modification de l’article L-1833 du Code civil donne une grande universalité à l’ensemble de la réforme. Nous devons aussi à ce rapport la notion de « raison d’être » qui permet d’adapter une part du dispositif de gouvernance de la société à mission dans les entreprises cotées ou qui ne peuvent recourir à un évolution de leurs statuts.

Quelle était votre position en tant que chercheurs pendant ce processus ?

Nous avons privilégié toutes les occasions d’expliquer nos travaux et l’état des débats dans la recherche mondiale. Nous restons convaincus que sur ces questions toute réforme exige un effort théorique et scientifique important, car les doctrines du XIXème siècle continuent à marquer les esprits et les idéologies politiques ce qui fige les débats et paralyse l’action prospective et inventive. Et ceci ne vaut pas que pour la France,

Nous avons aussi beaucoup travaillé avec des entreprises intéressées par nos propositions. La société à mission a existé dans les faits bien avant la loi et un mouvement des entreprises à mission a fait ses premiers pas avant celleci. Nous savons que toute législation doit subir l’épreuve de la pratique. Il convient aussi d’apprendre des difficultés et des litiges juridiques pour préparer d’éventuelles étapes futures de la loi. La pratique pose toujours des problèmes d’outillage gestionnaire, de normes, d’évaluation. Pour les résoudre, il faut que des chercheurs et des praticiens explorent de nouvelles pistes. C’est cet effort collectif, traversé par des débats et des conflictualités, qui produit une réelle fécondité historique.

 

La société à mission a existé dans les faits bien avant la loi et un mouvement des entreprises à mission a fait ses premiers pas avant celle-ci. c’est une donnée que l’on observe partout.

 

L’initiatique législative française fait-elle des émules à l’étranger ? Quel est le panorama mondial ?

La philosophie de la loi française a trouvé de nombreux échos internationaux. On peut dire qu’elle a accéléré une évolution internationale qui était latente, mais qui manquait d’un modèle cohérent, novateur et universaliste qui prenait en compte simultanément de nombreux problèmes.

L’initiative américaine était trop locale, tournée vers la réduction des risques juridiques du dirigeant et ne proposait pas de doctrine de l’entreprise : elle était promue par des patrons et des avocats, mais peu de travaux de recherche en avaient étudié les fondements. En revanche, elle a montré la possibilité de brèches dans le droit, et notre effort a consisté à chercher la brèche la plus large, la plus cohérente, et pour laquelle le corpus historien et celui des sciences de gestion pouvaient apporter le plus solide des étayages.

Aujourd’hui, en Europe, la France semble avoir été pionnière d’un renouveau de la réforme des entreprises pour le développement durable.

Le Parlement européen a voté, le 17 décembre 2020, une résolution demandant à la Commission de se saisir de la question et de proposer une nouvelle législation européenne. Les Pays-Bas et l’Allemagne avancent sur leur propre législation nationale. Il est vraisemblable qu’il n’y aura pas de réplication de la loi française, mais que ses principes généraux seront inspirants.

In fine, nous devrions travailler à un nouveau code général des entreprises, en Europe et dans le monde, qui stipule un ensemble de principes et de responsabilités comme cela a pu être fait pour les règles du commerce, le travail ou les droits fondamentaux.

 

Les sociétés à mission font avancer l’histoire humaine vers un régime poly-régulé, à partir d’actions collectives multiples.

 

Les engagements d’entreprises et les missions sont-ils compatibles avec les enjeux de régulation contemporains ?

La société à mission n’est pas antagonique de la régulation des entreprises par les États. La régulation est classiquement pensée à partir de la distinction moderne entre intérêt privé et intérêt général incarné par la voix du souverain. Cette distinction ne disparaît pas. Mais la société à mission introduit des objets nouveaux au sein de cette polarité archétypale et dichotomique. La société à mission se dote d’objectifs qui recombinent et hybrident intérêts privés et collectifs. La loi reste une régulation centrale, mais elle ne saurait être la seule. Les sociétés à mission font avancer l’histoire humaine vers un régime poly-régulé, à partir d’actions collectives multiples.


(1) Hatchuel A., Segrestin B. (2007), « La société contre l’entreprise. Vers une norme d’entreprise à progrès collectif. », Droit et société, 65(1), 27-40.

(2) Favereau O. (2014), Entreprises : la grande déformation, Parole et silence.

(3) Freeman E. (1994), « The Politics of Stakeholder Theory: Some Future Directions », Business Ethics Quarterly, 4(4), 409-421.

(4) Blair MM., Sout LA. (1999), « A Team Production Theory of Corporate Law », Virginia Law Review, 85(2), 247-328.

(5) Hatchuel A. (2014), « L’entreprise comme création collective, une mission à réinventer », in Segrestin B., Roger B., Vernac S. (2014), L’entreprise, Editions Sciences

Humaines, Paris, pp. 178-199.

(6) Segrestin B., Hatchuel A. (2009), « L’entreprise, une invention moderne en attente de droit ? », Entreprises et Histoire, 57(4), 218-233.

(7) Levillain K. (2015), Les entreprises à mission : Formes, modèles, et implications d’un engagement collectif, Thèse de gestion, Ecole nationale supérieur des Mines de

Paris.

(8) Favereau O. (2014), Entreprises : la grande déformation, Parole et silence.

(9) Levillain K., Segrestin B., Hatchuel A. (2018) (dir.), La mission de l’entreprise responsable, Presse des Mines, Paris.

(10) Notat N. et Senard J.-D. (2018), L’entreprise, objet d’intérêt collectif, Rapport aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des

Finances, du Travail.


 

Biographie de Armand Hatchuel

Armand Hatchuel est Professeur en Sciences de Gestion à Mines ParisTech / PSL Université.

Pionnier dans l’étude des dynamiques de l’action collective, il est l’auteur avec Benoit Weil d’une théorie du raisonnement créatif (Théorie C-K) internationalement reconnue.

Ses travaux avec Blanche Segrestin et le collège des Bernardins, ont inspiré la réforme de l’entreprise et la création des « sociétés à mission » (loi PACTE). Fellow de la Design Society, il a reçu plusieurs distinctions scientifiques. Il est membre de l’Académie des Technologies et du Conseil d’administration de Cerisy.

Il a été fait chevalier de la Légion d’honneur en 2017.

Biographie Antoine Goutaland

Antoine Goutaland est doctorant en Sciences de Gestion à Mines ParisTech / PSL Université. Il travaille avec le réseau de transport d’électricité (RTE).

Il étudie la possibilité d’équiper la conception future du réseau électrique d’engagements de solidarité dans un contexte d’innovation intensive.

Biographie Jérémy Lévêque

Jérémy Lévêque est doctorant en Sciences de Gestion à Mines ParisTech / PSL Université. Ses travaux s’organisent autour des entreprises à missions.

En particulier, il s’interroge sur les conditions de formulation et de contrôle des missions qui permettent de protéger l’innovation responsable.