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Sociétal - André Masson
Confiance & dette globale

André Masson : Comment épargner à la fois pour ses enfants et pour l’économie ?

4min
#Confiance & dette globale Analyses

L’économiste André Masson, directeur des études au CNRS et à L’EHESS analyse comment réorienté l’épargne vers des investissements productifs. Pour ce spécialiste des enjeux du vieillissement de la population, les plus de 60 ans qui possèdent 60% du patrimoine financier et non financier sont une des clés d’une réforme en faveur « de l’égalité des chances, du bon équilibre des rapports entre générations et du financement de l’économie ».

Comme ses voisins européens, la France a un besoin urgent et massif d’investissements d’avenir, capables de répondre aux défis numériques ou écologiques et d’assurer l’éducation et la formation des jeunes mais aussi tout au long de la vie, afin de produire une croissance à la fois inclusive et soutenable à terme. Il n’y a guère aujourd’hui de candidats à même de financer de tels investissements, particulièrement lourds, hors l’épargne (financière) des ménages, que cette dernière soit investie dans des fonds dédiés ou servent au remboursement d’un emprunt public levé pour couvrir ces investissements. En fait, la cible devrait être plus précisément l’épargne financière abondante des seniors (60 ans ou plus), qui est en l’état trop liquide et trop peu risquée pour financer des investissements de long terme.  

La solution proposée repose sur une politique d’incitation plus que redistribution. Toute incitation qui se respecte comporte deux composantes : un bâton et une carotte. Le bâton consisterait en une forte surtaxe successorale limitée aux héritages post-mortem en ligne directe. La carotte résiderait dans l’offre financière nouvelle de placements longs, dédiés au financement des investissements d’avenir. Ces produits devraient être gardés sur une durée d’au moins 25 ans pour bénéficier de larges exonérations successorales ; au vu de l’âge des détenteurs, ils auraient vocation à être transgénérationnels, détenus successivement par les parents puis les enfants. 

Ce dispositif permettrait aux parents d’épargner pour leurs enfants sans trop craindre le couperet des droits de succession, à la condition d’œuvrer en même temps pour le bien commun à terme de nos sociétés. 

Besoins d’investissements d’avenir 

 Il y a aujourd’hui un consensus relatif sur les besoins d’investissements massifs que requièrent nos sociétés développées et dont la rentabilité s’inscrit dans le temps long. Ceux-ci peuvent être productifs, concernant les infrastructures et l’appareil productif (à réparer et à adapter), les innovations de structure et la R&D, les start-ups « à inonder de capital », la digitalisation de l’économie, la transition énergétique avec le développement des énergies bas carbone, l’urbanisation, ou les fonds propres des TPE-PME. Ils sont aussi sociaux, concernant l’éducation (supérieure), la formation ou la santé, mais aussi le logement social, en particulier pour les jeunes. Ce consensus s’étend au constat négatif d’une baisse structurelle de l’investissement (public et privé) dans nos économies, tout particulièrement dans la zone euro depuis la crise de 2008, la reprise de cet investissement constituant la « condition pour relancer une croissance robuste, durable et créatrice d’emplois » (Rigot et Demaria, 2016) et pour retrouver la compétitivité. 

Si l’on se fie tout du moins à la « vulgate financière »1, la plupart des candidats potentiels aux financements requis doivent être d’emblée rejetés. Les petites entreprises ont une structure financière trop fragile, et leur taux d’autofinancement a diminué. Les grandes entreprises seraient davantage préoccupées par les investissements d’exploitation que par ceux en infrastructure ‒ du fait de la surveillance accrue des marchés financiers ‒ et investissent principalement à l’étranger (et peu par actions, plutôt par réinvestissement des profits). Les capitaux étrangers seraient moins attirés que naguère par nos sociétés occidentales (du fait d’une fiscalité ou de salaires trop élevés ?), et se tourneraient davantage vers l’Asie ou l’Amérique latine2. L’Europe n'est pas (encore ?) à la hauteur, en dépit de tentatives saluées comme le plan Juncker (quelque 500 milliards d’euros, à comparer à des besoins qui se chiffreraient à des trillions d’euros à 5 ans). L’État et les collectivités publiques sont écartés au motif que les gouvernements sont déjà sous la pression du financement lourd de la protection sociale et des dépenses publiques. Même le recours à l’endettement se révèlerait illusoire : il serait adapté à une économie de rattrapage (pays émergent, France des années 1950 et 1960), mais pas à une économie développée « proche de la frontière technologique » comme les sociétés occidentales actuelles. 

Ce dernier point fait cependant débat. Si l’investissement public, dont le montant net (de la dépréciation du capital) est particulièrement faible en France, se voit le plus souvent, en tant que facteur potentiel de croissance, écarté d’emblée par la vulgate financière, l’étude de l’OFCE (2016) atteste l’existence d’un relatif accord du FMI à l’OCDE en faveur de son relèvement. Face à une croissance atone et à une politique monétaire qui aurait atteint ses limites dans les pays riches, seul l’accroissement de la dépense publique productive de long terme pourrait, en complément des activités privées, relancer une croissance durable et inclusive3. Et cet accroissement pourrait être financé par un emprunt public dans des conditions actuelles particulièrement favorables. 

Cibler et réorienter une épargne des seniors abondante mais « inerte » 

Que l’on croie ou non à l’investissement public et aux vertus de l’emprunt à long terme, le problème du financement des investissements d’avenir demeure. Il ne reste guère qu’un candidat potentiellement à la hauteur des sommes requises : l’épargne abondante des ménages. Mais cette dernière serait pour une trop grande part immobilière et sa composante financière serait majoritairement de court terme et trop peu risquée - i.e. une épargne de taux plutôt qu’une épargne en fonds propres - pour être orientée aujourd’hui vers le financement long des entreprises et de la croissance économique ou celui des besoins sociaux. 

Allouer ou transformer cette épargne financière des ménages, réserve de valeur peu risquée, en investissements productifs longs et plus risqués devrait être normalement le rôle d’une intermédiation financière efficace, mais tel n’est pas le cas aujourd’hui à quelques exceptions près (tel le livret A qui permet à la Caisse des dépôts de financer des projets locaux de long terme). Pour Aussiloux et Espagne (2017) « seule une part faible de l’épargne des ménages se dirige vers les investissements les plus porteurs de croissance, comme le financement des entreprises jeunes et innovantes », la majeure partie finançant les grands groupes, l’État et l’immobilier. Les auteurs en concluent que les incitations fiscales sur l’épargne française (dont le coût annuel s’élevait à 11,3 milliards d’euros en 2017) aident peu à un financement adéquat de l’économie, notamment dans les secteurs les plus demandeurs comme l’investissement à long terme, la transition énergétique ou la transition écologique.  

Plus largement, Rigot et Demaria (2016) reconnaissent d’entrée l’écart entre une épargne abondante et un investissement à long terme déficient, mais attribuent cet écart à des « orientations court-termistes des marchés et des principaux intermédiaires financiers [liées d’abord] aux exigences comptables et prudentielles », en précisant « qu’il existe sur ce point, depuis quelques temps, un certain consensus de la littérature académique mais aussi une prise de conscience de la part des professionnels ». Le problème ne serait pas d’abord dû au caractère peu risqué ou trop court de l’épargne des ménages, mais à sa mauvaise allocation que la promotion d’investisseurs responsables, sous une forme ou une autre, devrait permettre de corriger. Mais selon nous, il s’agit encore d’un vœu pieux. Et si la Loi Pacte va dans ce sens en encourageant les investissements socialement responsables à travers différents canaux (assurances-vie, épargne salariale, etc.), elle le fait à une échelle beaucoup trop réduite. 

Face à ce constat négatif, la question en suspens est de savoir comment réorienter l’épargne (financière) abondante des ménages vers des placements ou des investissements productifs plus longs et risqués. 

Il nous faut ici regarder de plus près la situation patrimoniale actuelle dans les pays développés. Cette dernière résulte notamment d’un processus de patrimonialisation amorcé dans les années 80 et qui s’est d’abord traduit par une augmentation, au plan macroéconomique, du poids du patrimoine par rapport au revenu et par une reprise de la concentration des fortunes, suite à une longue baisse des inégalités depuis la première guerre mondiale (Piketty, 2013 et 2021). En prenant pour exemple le cas de la France (le plus représentatif de la zone euro, voir Arrondel et Masson, 2019), cette situation patrimoniale se caractérise par : 

- Une concentration accrue du patrimoine des ménages entre les mains des seniors. En France, sa répartition actuelle entre les âges obéit, lorsque l’on réévalue les données d’enquêtes pour les ajuster sur les sources de la Comptabilité nationale, à la règle des trois 60 : les seniors (60 ans et plus), soit le quart de la population, possèdent quelque 60 % du patrimoine non financier (immobilier, surtout, et professionnel), mais aussi 60 % du patrimoine financier. 

- Mais cette épargne financière abondante des seniors est investie en priorité dans des actifs peu risqués, quasi-liquidités (livrets) et assurance-vie (en euros), avec un taux de détention de valeurs mobilières (17 %) à peine supérieur à la moyenne (16 %). Elle sert peu, en l’état, aux investissements productifs. Pour caractériser ces comportements financiers, nous parlerons de la crispation patrimoniale des seniors. 

- On assiste parallèlement à un retour de l’héritage.  Comme le patrimoine vieillit, l’héritage a vu son poids par rapport au revenu augmenter plus vite encore que celui du patrimoine : le ratio du flux annuel des transmissions (héritages et donations) au revenu disponible des ménages est passé en France de 8,5 % en 1980 à 20 % aujourd’hui ‒ et devrait croître encore dans les années à venir avec l’arrivée au grand âge des générations nombreuses des premiers baby-boomers, bien dotées en patrimoine. Mais cet héritage est reçu chez nous en pleine propriété (nue-propriété et usufruit) de plus en plus tard, à près de 60 ans en moyenne, le plus souvent lors du décès du second parent (eu égard aux droits accordés au conjoint survivant). Dans la France des années 50 ou 60, l’héritage n’avait qu’une importance limitée et son âge moyen de réception ne dépassait guère 40 ans. Mais aujourd’hui, on ne devient riche souvent qu’en devenant vieux dans notre pays. 

- En conséquence, les jeunes ménages, déjà pénalisés par les difficultés accrues de leur insertion professionnelle, sont de plus en plus contraints dans leurs projets patrimoniaux : logement, entreprise, retraite, voire transmission. Face à un avenir incertain, le désir d’accession à la propriété, processus long et onéreux, reste largement privilégié. Hors les jeunes aisés et/ou donataires précoces, ces générations ne disposeront donc qu’aux âges mûrs des ressources nécessaires pour épargner pour leur retraite ou dans des placements financiers plus risqués : tant qu’elle est accaparée par la constitution de l’apport personnel puis les remboursements d’emprunt, leur épargne peut difficilement être réorientée vers des placements longs et risqués. 

Il s’ensuit que la cible d’intervention doit paradoxalement concerner en priorité les seniors (aisés). La situation patrimoniale actuelle est particulièrement dommageable au plan de l’égalité des chances, du bon équilibre des rapports entre générations et du financement de l’économie. On peut montrer qu’elle est en outre durable du fait de la crispation des seniors (d’aujourd’hui et de demain) et d’un héritage massif mais tardif4. Deux voies de réponse s’offrent à nous : soit redistribuer, i.e. prendre aux (vieux) riches, comme le propose Piketty (2021) grâce à un impôt annuel sur la fortune massif et fortement progressif ; soit, comme nous le proposons ici, inciter les seniors à modifier leur comportement d’épargne. 

La question est alors de savoir comment orienter l’épargne des seniors vers le financement des investissements d’avenir tout en réduisant les inégalités de patrimoine intra- et intergénérationnelles, i.e. en évitant l’émergence d’une société de vieux héritiers passifs. 

Comment inciter les seniors (aisés) à investir sur le long terme ? 

Cette question pose un défi de taille. À la veille de la Covid-19, les Français possédaient globalement quelque 3 300 milliards d’euros en épargne « sécurisée » (comptes courants, livrets d’épargne, et assurance-vie en euros), soit une hausse de 530 milliards depuis 2015. La Covid-19 n’a fait qu’ajouter près de 200 milliards. Pourtant, le taux de rendement du livret A est au plancher, à 0,5 %. Les injonctions répétées de Bruno le Maire invitant les ménages à investir à long terme restent un vœu pieux. C’est d’autant plus le cas lorsque l’on s’adresse à des seniors plus averses au risque que leurs cadets. Il faut un levier puissant pour espérer remédier à la crispation patrimoniale de ces derniers. 

La réponse proposée consiste à coupler une augmentation sélective des droits de succession5 avec l’offre de produits transgénérationnels largement exonérés. 

La surtaxe successorale (forte) ne concernerait que les seuls héritages familiaux en ligne directe, à l’exclusion des donations (pleines et entières) et des dons ou legs caritatifs. À seuil d’exemption inchangé, elle toucherait les 10 à 15 % de familles les plus aisées (mais possédant près des deux tiers du patrimoine total)6. La mesure comporterait forcément des aménagements transitoires pour les parents les plus âgés7 mais devrait s’inscrire de manière crédible sur le long terme pour inciter dès aujourd’hui les ménages plus jeunes (du baby-boom) à préparer activement leur succession pour éviter la surtaxe successorale introduite. 

La menace de la surtaxe inviterait les seniors à moins thésauriser. Elle pousserait à la consommation du patrimoine (pour soi ou ses enfants) et produirait surtout une puissante incitation aux transferts inter vivos et à la liquéfaction du patrimoine immobilier - permise, tout en restant chez soi, par les différents produits viagers (voir Masson et Touzé, 2019). 

La surtaxe successorale devrait être combinée à une offre innovante de placements financiers de long terme, éventuellement transgénérationnels. Ces produits seraient largement exonérés de droits de succession pourvu qu’ils soient détenus sur une durée minimale de 25 ans par exemple, au besoin entre les parents et les enfants. Ils s’avéreraient d’autant plus attractifs que la surtaxe sur les héritages serait importante et que les avantages fiscaux de l’assurance-vie en matière de transmission seraient réduits. 

Ces nouveaux produits pourraient servir dès demain de substituts aux fonds de pension ou d’investissement peu développés dans notre pays. Ils pourraient alimenter des fonds (souverains) dédiés aux investissements d’avenir et gérés par des investisseurs de long terme, qui devraient remplir les critères appropriés : ISR (investisseurs socialement responsables), ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). Cette politique volontariste et ambitieuse impliquerait une complémentarité entre l’investissement public, actuellement en berne, et l’investissement privé, trop timoré.8 

Pour certains, le financement lourd des investissements d’avenir devrait passer par un emprunt public, justifié par les taux d’intérêt actuels, particulièrement bas. Mais si l’on préfère, dans le contexte actuel, que les souscripteurs soient d’abord français, le dispositif proposé garde toute sa pertinence. L’offre financière pourrait alors prendre la forme d’une assurance-vie allongée à 25 ans, à laquelle seraient au moins transférés les avantages fiscaux en matière de transmission de l’assurance-vie actuelle à 8 ans.9 

Couplés à ces innovations financières, les nouveaux droits de succession seraient par rapport aux droits actuels : 

- moins « distorsifs » et source d’exil fiscal, grâce aux moyens offerts pour échapper à la surtaxe introduite : donner, liquéfier son patrimoine immobilier, investir à long terme ; 

- plus justes - et donc moins impopulaires -, dans la mesure où la surtaxe sur les héritages ne toucherait que les ménages aisés « qui le méritent », du fait de leur égoïsme ou de leur myopie, soit qu’ils ne soient pas assez altruistes au plan familial et/ou au plan social, soit qu’ils ne préparent pas leur succession suffisamment à l’avance ; 

- gagnants-gagnants, soit que les seniors réagissent aux incitations en remédiant de différentes façons à une situation patrimoniale dommageable, soit que la réforme génère des recettes supplémentaires bienvenues que l’on pourrait pré-affecter à des programmes en faveur des jeunes « déshérités ». 

Conclusions 

Le dispositif proposé attribuerait à l’impôt successoral une nouvelle vocation : non plus seulement redistribuer les cartes à chaque génération en diminuant l’inégalité des chances, mais offrir encore un mécanisme puissant d’incitation fiscale en vue de réorienter les choix patrimoniaux des seniors vers l’investissement productif ou social à long terme. En acquérant des placements transgénérationnels, les parents pourraient assurément épargner pour leurs enfants tout en réduisant les droits de succession (charge aux enfants de conserver le produit suffisamment longtemps), mais investiraient tout à la fois pour le bien commun et les générations futures. 

Les perspectives d’avenir s’annoncent sombres pour des droits de succession fortement impopulaires, notamment parce qu’ils sont jugés être une taxe sur la vertu, à savoir l’épargne accumulée pour les enfants. L’ironie de l’histoire serait que cet impôt puisse être sauvé grâce à des innovations financières… 


Références 

Aglietta M. (2019), « Caractériser le capitalisme », in Capitalisme. Le temps des ruptures, M. Aglietta (ed.), Editions Odile Jacob, Paris, p. 17-106 ; et « Pour une croissance inclusive et soutenable », ibidem, p. 463-562. 
Arrondel L. et A. Masson (2019), « Épargne des ménages et financement de l’économie », in Capitalisme. Le temps des ruptures, M. Aglietta (ed.), Editions Odile Jacob, p. 345-408. 
Aussilloux V. et E. Espagne (2017), « Mettre la fiscalité de l’épargne au service d’une croissance durable », La note l’analyse, n° 54, France Stratégie. 
OFCE (2016), Investissement public, capital public et croissance, sous la direction de X. Ragot et F. Saraceno, OFCE, Paris, 130 p. 
Masson A. (2020), Nos sociétés du vieillissement entre guerre et paix. Plaidoyer pour une solidarité de combat, Éditions l’autreface, Paris, 208 p. 
Masson A. et V. Touzé (2019), « Vieillissement et épargne des ménages. Comment favoriser une meilleure accumulation du capital ? », Revue de l’OFCE, 161, p. 225-286. 
Piketty P. (2013), Le capital au 21e siècle, Seuil, Paris. 
Piketty P. (2021), Une brève histoire de l’égalité, Seuil, Paris. 
Rigot S. et S. Demaria (2016), Normes comptables et prudentielles des intermédiaires financiers au regard de l’investissement à long terme, CDC, Rapport final, 281 p. ; Synthèse du rapport, 24 p.