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Sociétal - Alain Schnapper

Le fondateur du cabinet « Gouvernance Responsable » à et praticien associé à la chaire à Théorie de l’entreprise [1], Mines ParisTech, explique en quoi les entreprises occupent désormais une place centrale dans nos sociétés, et comment leur rôle évolue, notamment sous l’impulsion de la loi PACTE.

Les entreprises sont « puissantes » parce qu’elles sont les principaux acteurs de la transformation de nos sociétés, matériellement et socialement. Leur compétence technique et organisationnelle, leur efficacité ont permis, depuis des siècles, de créer les richesses qui nous permettent de vivre dans des conditions d’opulence relative et de liberté sans précédent dans l’histoire. C’est par les échanges entre le monde de l’entreprise et celui de la recherche académique que les grandes innovations ont permis la transformation inouïe de notre mode de vie, qu’il s’agisse de la consommation, de la communication, des transports et, plus généralement, de la richesse générale. C’est à l’activité des entreprises que l’on doit la sortie récente de la pauvreté de la plus grande partie de la population humaine.

Cette puissance a pris aujourd’hui une forme exacerbée grâce à l’économie des réseaux qui concentre entre les mains d’un tout petit nombre d’entre elles - les GAFA - une puissance d’agir considérable qui s’exerce sur les pratiques des consommateurs, mais aussi sur l’information politique et les comportements électoraux des citoyens. Ces entreprises maitrisent de plus en plus systématiquement l’accès à toutes les informations. L’explosion des fake news et la conscience que les hackeurs et les ennemis politiques peuvent manipuler l’information ou le résultat des élections ont suscité l’émotion des démocrates et provoqué l’action des autorités. Les débats suscités par la fermeture des comptes Twitter et Facebook du Président Trump illustrent toute leur ambivalence, entre supports de la liberté d’expression et outils de manipulation de l’opinion publique.  L’utilisation de la puissance de ces entreprises par la dictature chinoise renforce les inquiétudes des citoyens de nos démocraties.

Et pourtant, fragiles

Les transformations récentes n’en justifient pas moins qu’on puisse les qualifier de « fragiles », y compris les plus grandes. D’une manière générale, elles n’ont comme légitimité que leur propre efficacité et cette efficacité est soumise à l’impératif de rentabilité. Une entreprise ne peut se perpétuer si elle n’est pas profitable. Or, les transformations globales ont modifié les caractéristiques de cette contrainte. Les entreprises subissent les excès d’une financiarisation qui s’impose de plus en plus à leur management. Cette financiarisation risque de transformer l’objet propre de l’entreprise – un collectif d’action et d’innovation - pour en faire seulement une source de profits pour ses investisseurs, indépendamment de sa raison d’être. Cette évolution est d’autant plus redoutable que la finance est globalisée et que les acteurs d’une finance mondialisée ignorent les considérations locales ou politiques.

De plus, les entreprises sont désormais soumises à des exigences élargies, exprimées par les citoyens, les activistes de causes variées, et les pouvoirs publics qui attendent des entreprises que non seulement elles assument les responsabilités envers la société qu’entraîne leur puissance, mais surtout qu’elles contribuent à relever les enjeux sociaux et environnementaux auxquels nous sommes collectivement confrontés. C’est ainsi que, par exemple, le 17 décembre 2020, une résolution du parlement européen prenait acte du rôle indispensable joué par les entreprises pour permettre aux États européens d’atteindre leurs objectifs fixés par l’accord de Paris contre le réchauffement. Elle réclamait que la commission propose des aménagements légaux pour protéger la capacité des entreprises à être gouvernées de manière « durable », c’est-à-dire en défendant leur intérêt collectif de long terme et en tenant compte des enjeux sociaux et environnementaux que l’Union européenne s’est engagée à traiter.

L’entreprise en démocratie

Dans les démocraties, il existe aussi le risque que l’aspiration démocratique des individus remette en question le fonctionnement de l’entreprise et notamment sa dimension collective, qui est pourtant une condition nécessaire à l’innovation. L’individualisme, s’il devient excessif, constitue un défi. On ne saurait en effet séparer la réflexion sur l’entreprise de l’analyse de la société dans laquelle elle est immergée. Les entreprises dans les pays démocratiques sont formées d’individus qui ont intériorisé les valeurs et les aspirations de la démocratie, ils n’acceptent plus certaines formes d’autorité, ils entendent donner un sens à leur travail. Ce besoin de sens s’explique également par le fondement même de ce qu’on peut appeler l’ordre démocratique et sa singularité. Il ne prescrit aux individus leurs comportements ni selon leurs origines religieuses ou ethniques ni selon leur condition sociale, en sorte qu’il ne leur confère pas une identité déjà construite : il laisse à chacun d’entre eux la responsabilité d’élaborer sa propre identité sociale. Cette identité se forme à travers les relations et les échanges que tout être humain entretient avec les autres, elle se forge au cours du temps et se réalise progressivement dans les différents domaines de la vie sociale, dans la famille, dans le cercle amical, dans les pratiques liées à la citoyenneté et dans le milieu professionnel. Les identités sociales ne sont pas fixées, elles sont acquises, construites tout au long de la vie à travers une multiplicité de rôles, de ruptures, de retours et d’expériences au premier rang desquels figure l’activité professionnelle.

Le modèle de l’entreprise à mission

En France, depuis 2019, la loi PACTE offre aux entreprises la possibilité d’inscrire dans leurs statuts une raison d’être ou d’acquérir la qualité de société à mission en complétant la raison d’être par des objectifs et un dispositif de gouvernance spécifique : cela doit être vu aujourd’hui comme un atout pour défendre l’entreprise dans la démocratie et donc pour défendre l’entreprise et la démocratie. C’est ce qu’ont déjà compris la centaine d’entreprises, selon le décompte de l’observatoire des sociétés à mission, qui ont adopté la qualité de société à mission en 2020 (sans compter celles qui ont inscrit seulement une raison d’être dans leurs statuts, souvent accompagnée d’engagements publics). En conjuguant liberté d’entreprendre (grâce à la liberté de définir sa raison d’être et ses engagements) et obligation de rendre compte (comité à mission et organisme tiers indépendant), la qualité de société à mission permet aux entreprises de formaliser un projet collectif d’action et d’innovation, favorisant la mobilisation des actionnaires et des salariés, et plus généralement de leur écosystème, au service de la résolution des enjeux qu’elles ont choisi de traiter.

À l’heure où la moindre défaillance peut déclencher des réactions massives et incontrôlables sur les réseaux sociaux, la légitimité des entreprises dans nos sociétés démocratiques doit être en permanence refondée. C’est ce à quoi contribue le dispositif de la société à mission grâce à l’engagement des actionnaires (par la modification des statuts en assemblée générale), la nature juridiquement opposable des engagements et un dispositif de vérification public et garanti par des tiers de confiance. Les entreprises qui ont adopté la qualité de société à mission, dont les dirigeants de la moitié d’entre elles échangent au sein de la Communauté des Entreprises à Mission, témoignent que les travaux de préparation de ces évolutions ont été une occasion de mobiliser non seulement actionnaires et salariés, mais aussi d’autres acteurs de l’écosystème de l’entreprise. Interroger des clients ou des partenaires externes dans un cadre détaché du quotidien de la relation d’affaires permet souvent de faire émerger des perspectives inattendues, de comparer des points de vue différents et peut être une source d’innovation. De plus, elles doivent ensuite mener en leur sein une véritable transformation pour intégrer dans leurs dispositifs de gouvernance, de pilotage et opérationnels la mise en œuvre des objectifs qu’elles se sont données. C’est ainsi que ce qui pourrait sembler initialement des intentions abstraites et désincarnées prend progressivement de la consistance au sein du corps social qu’est l’entreprise.

Parce que les collaborateurs de l’entreprise, comme tous les démocrates, veulent trouver un sens à leur travail qui ne soit pas seulement celui d’assurer leur survie matérielle, donner aux entreprises les moyens de formuler un projet collectif, c’est aussi les mettre en capacité de répondre aux aspirations de leurs salariés, en se donnant une mission qui ne se réduise pas à la seule recherche du profit, mais qui soit également une contribution à un intérêt collectif. Il faut lutter pour que le rendement financier ne soit pas la seule considération à prendre en compte dans le management, mais que la raison d’être de l’entreprise – produire des biens et des services pour répondre aux enjeux de la société– soit comprise et partagée par tous. Cette conception du rôle de l’entreprise se répand parmi les dirigeants d’entreprise. La Communauté des Entreprises à Mission rassemble d’ores et déjà la moitié de ceux qui ont franchi l’étape de la qualité de société à mission. Aux côtés de chercheurs, de consultants et de salariés engagés, ils mettent en commun leurs expériences pour enrichir et développer le modèle de l’entreprise à mission.

Un « capitalisme démocratique »

La France, avec la loi PACTE, fut pionnière mais on voit s’amplifier un mouvement en ce sens dans toute l’Europe. C’est un modèle de société européen qu’il s’agit de construire et défendre face aux modèles américains ou chinois, ou en d’autres termes, c’est un « capitalisme démocratique » face au « capitalisme actionnarial » et au « capitalisme d’État ». Et cela passe par la défense de l’entreprise parce qu’elle est la condition de notre richesse et la condition de notre démocratie. Son efficacité est en effet nécessaire pour donner aux États les moyens d’assurer la justice sociale, défendre l’intérêt collectif et mobiliser toutes les ressources nécessaires pour relever les défis environnementaux du siècle actuel. Ce n’est pas contre les entreprises, mais avec elles que les États pourront prendre les décisions qui s’imposent devant les changements climatiques et l’épuisement à venir des ressources énergétiques fossiles.

En même temps, il faut la réformer pour qu’elle puisse compenser ses fragilités et continuer à jouer son rôle de production de richesses grâce à l’innovation. Il faut la réformer pour la protéger des excès de la financiarisation et de la concurrence mondialisée, il faut la réformer pour qu’elle garde sa capacité d’innovation et de transformation de la société. Le combat pour l’entreprise en démocratie – donc pour sa réforme - est un combat pour la démocratie.


[1] Co-auteur avec Dominique Schnapper de Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2020

Biographie de Alain Schnapper

Ingénieur de l’Ecole des Mines de Paris, a travaillé pendant 30 ans dans le conseil, et comme dirigeant dans l’industrie et la distribution. Depuis 2018, il mêle des activités de conseil (fondateur du cabinet Gouvernance Responsable) et de chercheur comme praticien associé à la chaire « Théorie de l’entreprise - Modèles de gouvernance & Création collective » de MINES ParisTech PSL. Il est membre du bureau de la Communauté des Entreprises à Mission.