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Parce qu’elle considère que l’industrie est la « colonne vertébrale de notre économie », Agnès Pannier-Runacher réitère la volonté du Gouvernement d’accélérer la « reconquête industrielle », au plus près des territoires comme au niveau européen. Pour la ministre déléguée auprès du ministre de l'Économie, des Finances et de la Relance, chargée de l’Industrie, le plan de relance européen, en réponse à la crise de la Covid-19, doit permettre à l’Union européenne de devenir un territoire résilient, ambitieux en matière d’innovation et moteur des transformations numérique et écologique.
SOCIÉTAL.- Alors que nous sortons tout juste d’une crise sans précédent au XXIème siècle, qu’a-t-elle révélé pour le monde de l’Industrie ?
Agnès Pannier-Runacher.- Au cours des quarante dernières années, nous avons assisté à une dégradation constante de la part de l’industrie dans l’économie française. Or, l’industrie est la colonne vertébrale de notre économie. Elle crée des emplois dans les territoires périphériques et ruraux et génère de nombreux emplois induits, tant dans les services publics et que dans les entreprises de services. Elle porte par ailleurs l’essentiel de nos exportations et de notre innovation.
Dès 2017, sous l’impulsion du président de la République, nous avons mis en œuvre une politique de reconquête industrielle. Cette politique volontariste commençait à porter ses fruits avant le déclenchement de la crise sanitaire, puisque pour la première fois depuis 2000 nous avons recréé de l’emploi industriel net trois ans consécutifs. Avec le plan France Relance présenté par le Premier ministre en septembre 2020, nous accélérons cette politique en consacrant 35 milliards sur 100 milliards à l’industrie, autour de quatre objectifs : moderniser l’appareil productif, soutenir l’innovation, décarboner et (re)localiser des productions en France. Ce plan de relance est un grand succès dans l’industrie. Les mesures ciblées de soutien à l’investissement ont ainsi permis au ministère de l’Industrie d’accélérer 2 000 projets industriels représentant plus de 8 milliards d’investissements productifs et plusieurs dizaines de milliers d’emplois créés ou confortés. Nos industriels ont des projets, ils sont prêts à prendre des risques : nous les accompagnons dans ce mouvement.
En quoi le gouvernement a-t-il priorisé l’innovation dans France Relance ? Plusieurs mesures de ce plan entendent provoquer un « choc de robotisation » dans les ateliers français. Pourquoi ?
Le plan France Relance consacre 11 milliards d’euros aux investissements d’avenir en 2021 et 2022. C’est près de 10 % de l’effort total engagé par le Gouvernement. Le 4ème plan d’investissements d’avenir, qui couvre la période 2021-2025 répond également aux enjeux de la transition écologique, de la compétitivité et de la résilience de notre économie. Les crédits de ce plan sont un véritable outil au service des filières industrielles et de la relance car ils permettent de faire émerger de nombreux projets de qualité et de susciter une dynamique de terrain.
La numérisation de l’industrie et les outils liés au numérique (dont les robots) peuvent apporter jusqu’à 30% ou 40% de gains de productivité et améliorer significativement la qualité de service et les temps de développement de nouveaux produits. Pour aider les entreprises à s’équiper, nous avons mis en place un guichet dit « industrie du futur ». Cela a été un succès éclatant. Ces trois derniers mois de l’année 2020, nous avons reçu plus de 7 800 dossiers, émanant à 95 % de PME et portant sur un montant d’investissement de plus de 2,7 milliards d’euros. Ce sont d’excellents résultats qui montrent la vivacité de l’industrie française.
Cette crise a-t-elle révélé un manque de souveraineté sanitaire de la France ? Comment retenir nos chercheurs en France ? Le retard français dans la production de vaccin est-il un symptôme de plus d’une carence d’innovation en France ? Comment l’expliquer ?
La pandémie a révélé nos fragilités, mais elle a aussi validé nos intuitions. Nous sommes trop dépendants des approvisionnements étrangers pour certains produits courants, questionnant ouvertement notre indépendance sanitaire. Nous payons 30 ans de désindustrialisation. Entre 2005 et 2015, faute d’investissements suffisants, la France est passée de la 1ère à la 4ème place en Europe pour la production de produits de santé. Nous n’avons pas attendu cette crise pour réinvestir dans nos industries de santé mais il faut accélérer pour renforcer nos capacités de production. Le défi consistera à développer et industrialiser les thérapies innovantes, sans négliger les produits matures.
Dans cette optique, plusieurs dispositifs d’aide aux entreprises ont été déployés, à l’image de l’appel à manifestation d’intérêt « capacity building ». Lancé en juin 2020, il a été reconduit en février dernier pour soutenir les projets destinés à augmenter la production de médicaments et de dispositifs médicaux contre la Covid-19.
Au-delà, nous nous donnons les moyens de rebâtir une nation innovante en santé, en investissant dans chaque compartiment du jeu : recherche publique, essais cliniques, incubation, industrialisation, etc. C’est tout l’enjeu des mesures décidées dans le cadre du Conseil stratégique des Industries de Santé (CSIS) qui marquent une rupture majeure avec les 30 dernières années.
Faut-il créer une BARDA à la française ?
La BARDA aux États-Unis, c’est la mise en commun des moyens au niveau fédéral pour avoir un effet de levier plus important et démultiplier les résultats en matière d’innovation. Il s’agit aussi d’anticiper les crises. Nous poussons donc l’idée d’un réseau d’agences, avec une agence nationale qui travaillerait en lien avec une agence de coordination européenne appelée HERA (health emergency response authority). Cette dernière a été annoncée cet automne par la Commission européenne. En parallèle nous portons la mise en place d’un Projet Important d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) en santé dont l’objectif est de mettre en place une véritable politique industrielle européenne de la santé. Ce projet pourrait préfigurer le volet industriel de HERA en soutenant des projets industriels européens en santé, dans des domaines innovants et avec comme objectif l’autonomie stratégique de l’Europe.
Comment remédier à ces « 30 ans de désindustrialisation » que vous avez cités ?
Avec le plan France Relance, ce Gouvernement soutient massivement les investissements industriels. En matière de décarbonation, notre ambition est de faire de l’industrie le moteur de la transition environnementale. Pour cela, il faut également (re)localiser des productions en France. C’est bon pour l’emploi et c’est bon pour la planète car nos exigences environnementales sont plus élevées que dans beaucoup de pays d’importation éloignés, sans compter les émissions liées au transport. Avec le quatrième plan d’investissements d’avenir, le Gouvernement soutient aussi les marchés à fort contenu technologique et fort potentiel de croissance, de valeur ajoutée et d’emplois. Nos premiers résultats après dix mois de mise en œuvre montrent que France Relance répond à une demande forte des industriels.
Quels sont les bons leviers pour remailler industriellement la France ? Le système bancaire et financier est-il prêt à accompagner ce mouvement ?
Il s’agit avant tout de prendre des mesures au plus près des territoires, de faire du « cousu main ». C’est ce que nous faisons avec le programme « Territoires d’industrie » depuis fin 2018.
Ce programme soutient les projets industriels au niveau territorial avec le Fonds d’accélération des investissements industriels dans les territoires. Depuis septembre 2020, près de 900 projets ont été soutenus pour 3,5 milliards d’euros d’investissements industriels ; ils permettront la création de près de 20 000 emplois industriels directs. Près de 200 de ces projets sont des projets de relocalisation d’activité industrielle, pour l’essentiel portés par des PME et ETI. Par ailleurs, nous apportons un soutien en ingénierie pour les collectivités locales ou pour des filières nouvelles afin de faciliter le montage des projets. Dans les territoires confrontés à des « chocs industriels », comme à Béthune avec la fermeture du site de Bridgestone par exemple, nous déployons des outils spécifiques d’accompagnement pour soutenir le rebond industriel. À Béthune, nous avons ainsi accompagné une vingtaine d’entreprises pour la création de 150 emplois, auxquels s’ajoutent les projets d’installation de nouvelles activités.
Nous entretenons également la dynamique de relocalisation avec l’appel à projets dit « résilience » dans le cadre de France Relance. Il vise à soutenir des projets de relocalisation dans les secteurs clés pour notre indépendance stratégique, comme l’électronique, la santé, les intrants industriels critiques, etc. Dans ce cadre, près de 300 projets industriels ont déjà été soutenus, ils ont permis de créer ou de conforter près de 40 000 emplois. C’est massif !
Il faut enfin relever le défi de la formation, pour accompagner la transition de notre industrie notamment vers l’industrie du futur. Cela implique de renforcer le lien entre le milieu scolaire et les entreprises. C’est ce que nous faisons par exemple en soutenant les écoles de production.
Les PME, TPE et grandes entreprises peuvent-ils être tous acteurs de la reconquête industrielle à la même hauteur ?
Nous avons besoin de toutes les entreprises pour réussir, en particulier des PME et des ETI. Elles représentent d’ailleurs l’essentiel des entreprises industrielles soutenues dans le cadre du plan de relance, dont l’un des trois grands objectifs et d’améliorer la compétitivité de notre pays.
Le soutien aux ETI n’est d’ailleurs pas l’exclusive du plan de relance. Dès janvier 2020, le Président de la République avait présenté la stratégie « Nation ETI » pour adapter nos politiques à ces entreprises qui ne disposent pas des moyens des grands groupes et sont souvent écartées des mesures publiques car plus importantes que des PME.
Ce soutien passe par un choc de compétitivité. Le Gouvernement a pris des mesures massives en ce sens. Je pense à la baisse de l’impôt sur les sociétés, de 33 % en 2017 à 25 % en 2022, mais également à la baisse massive des impôts de production de 10 milliards d’euros dès 2021. Cette baisse est notamment orientée sur les entreprises industrielles qui investissent !
La France est-elle une bonne échelle de réindustrialisation, ou est-ce plutôt l’Europe ?
Face aux puissances chinoises et américaines, l’Europe est notre atout. L’Union européenne est bien consciente de cette responsabilité : c’est en ce sens que la mise à jour de la stratégie industrielle de l’Europe a été publiée le 5 mai dernier. Je remercie Thierry Breton pour tous ses efforts pour arriver à ce résultat. L’Europe restera ouverte, bien sûr, mais nous ne pouvons plus nous permettre d’être naïfs. En cohérence avec les mesures que nous avons prise en France pour améliorer la résilience des chaines de valeur au niveau mondial, l’Union européenne poursuit à présent un objectif ambitieux d’autonomie stratégique.
Nous devons réduire ensemble nos dépendances aux puissances étrangères. La relance massive et coordonnée des économies européennes doit nous permettre de faire de l’Europe un territoire résilient, ambitieux en matière d’innovation et de transformation numérique et moteur dans la transition écologique. Le plan de relance européen NextGenerationEU de 750 milliards d’euros en est la traduction. De même, nous devons donner une dimension réellement européenne à nos projets industriels pour rester dans la compétition internationale. C’est le sens des Projets Importants d'Intérêt Européen Commun (PIIEC), que nous développons avec nos partenaires, dans les domaines stratégiques de l’électronique, l’hydrogène, le cloud, ou la santé.
C’est enfin aux bornes de l’Europe que nous pourrons mettre en place des dispositifs comme le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'Union européenne qui doit permettre de réduire les fuites de carbone.
Comment se doter des bons outils en ce sens ? L’innovation sera-t-elle alors déterminante ? Comment garantir aux industries un cadre favorable à l’effort d’innovation nécessaire ?
Je le disais, les PIIEC sont un outil puissant pour financer la recherche et l’industrialisation. Ces outils sont au service de la croissance et de l’emploi. Mais le cadre réglementaire et l’accès aux financements sont également essentiels. L’enjeu est d’assurer une concurrence loyale et de la réciprocité.
Vous êtes allée jusqu’à dire que les défis écologiques sont une chance pour la réindustrialisation. Est-ce que la réindustrialisation et la relance verte sont compatibles ?
J’ai coutume de dire qu’en matière écologique, l’industrie c’est 20 % des problèmes – car elle représente près de 20% de nos émissions de CO2 – mais c’est 100 % des solutions. En effet, les solutions de la décarbonation de notre économie viendront de l’industrie. La stratégie du Gouvernement pour le développement des industries bas carbone s’articule ainsi en deux volets : la décarbonation de notre industrie d’une part, et le développement de solutions industrielles pour la transition écologique de notre économie d’autre part, avec un objectif commun : faire de la France la première économie bas carbone du monde.
Sur le premier volet, nous mobilisons 1,2 milliard d’euros pour la décarbonation de l’industrie en nous concentrant sur les sites les plus émetteurs de gaz à effet de serre. Sur le second volet, nous investissons massivement pour le développement des technologies bas carbone, notamment dans l’aéronautique et l’automobile. Nous avons également lancé un plan de 7 milliards d’euros d’ici à 2030. Enfin, nous consacrons 500 millions d’euros à l’économie circulaire. En effet, celle-ci contribue à la décarbonation de notre économie et à la préservation de nos ressources naturelles et de la biodiversité. Elle permet également de compenser des vulnérabilités en matière d’accès aux matières premières et à ce titre contribue à notre souveraineté économique.
Sommes-nous de taille pour peser dans la mondialisation face aux États-continents ? Sommes-nous voués à être à la remorque de la Chine et des États-Unis ?
La réponse est oui si nous sortons de la naïveté et si nous sommes capables de renforcer les coopérations européennes. L’Union européenne est le premier continent en matière industrielle. Revendiquons-le ! Mais si nous voulons le rester, il faut adapter notre stratégie. C’est l’objet, à horizon 2030, de la stratégie européenne ambitieuse que nous portons en appui du commissaire Thierry Breton : investissements massifs sur des secteurs stratégiques tels que l’hydrogène, le cloud, le quantique ou la santé, mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et ajustement des règles de concurrence et de commerce international pour assurer une concurrence loyale, ou encore accélération des transformations numérique et digitale. Nous sommes à la croisée des chemins !
Cette crise marquera-t-elle durablement le début de la naissance d’un nouveau capitalisme ?
Le capitalisme anglo-saxon qui évalue la performance sur le seul retour à court terme pour l’actionnaire n’existe que depuis une quarantaine d’années. La question de la responsabilité sociale des entreprises est bien plus ancienne même si elle retrouve un nouveau lustre aujourd’hui et une nouvelle actualité avec la lutte contre le changement climatique. Pour ma part, je suis convaincue que la RSE doit être regardée comme un levier de la performance des entreprises. Elle conditionne en effet la force de la marque employeur, la fidélisation des clients et permet de mieux appréhender les risques réputationnels, opérationnels et financiers susceptibles de mettre en grande difficulté l’entreprise s’ils se réalisent.
Je plaide pour un capitalisme patient qui réinvestit dans les hommes et les machines, qui est soucieux de l’employabilité des salariés, de la lutte contre les inégalités, de la bonne insertion des jeunes, de la diversité de ses recrutements. Ce sont autant de facteurs de compétitivité. Je plaide pour un capitalisme soutenable qui anticipe les risques qui pèsent sur l’accès aux matières premières et biens essentiels comme l’eau, et anticipe l’impact du changement climatique.
Je ne doute pas que c’est ce capitalisme-là qui portera les plus belles histoires entrepreneuriales de notre continent.
Propos recueillis par Aude de Castet, directrice de la publication, le 15 juin 2021.